• Anarchisme de droite

    haddoc10.jpgL'anarchisme de droite dans la littérature contemporaine

    À l'origine d'un esprit de révolte qu'il analyse ici remarquablement, François Richard évoque les baroques et les libertins du XVIe et du XVIIe siècles, diversement suspects aux pouvoirs en place et déjà “non conformes”. Il signale à juste titre la Satire Ménippée, mais, très vite, en vient à son vrai sujet, qui tient à l'esprit et au rôle de ceux qu'il range parmi les anarchistes de droite de la fin du siècle dernier à nos jours.

    « En fait, écrit-il, l'anarcho-droitisme se révolte contre la montée et la tentative d'incarnation des idéaux démocratiques, mais cette opposition n'englobe pas sa pensée dans son entier. Elle n'en est qu'un des aspects : sur cette humeur rétive, ce refus viscéral, croît et se développe une attitude philosophique globale qui, dans sa lucidité, sa violence et son appétit de liberté, a engendré l'un des flamboiements littéraires les plus contestés et les plus impressionnants de ce temps ».

    Soutenu par un excellent choix de citations, le livre s'articule en 6 chapîtres de lecture aisée et captivante, qui vont du « refus de la démocratie » à la « chasse à l'absolu ». Il est évident que la révolution de 89, dont les masses se voient sommées, à leurs propres frais de contribuables, de célébrer le bicentenaire, est ici une charnière, un point de rupture fondamental. Parmi beaucoup d'autres, on peut retenir cette appréciation de Léautaud :

    « Au total, une bande de coquins et d'imbéciles sans en excepter un seul… Voilà pourtant ce qu'on glorifie, voilà les créateurs de la France, de la France d'aujourd'hui, les précurseurs des bavards et des sots qui nous gouvernent… ».

    Drumont avait déjà parfaitement constaté que « la Société fonctionnant en mode subversif, tout ce qui semblerait devoir protéger les honnêtes gens concourait en réalité à assurer aux gros voleurs le succès d'abord, l'impunité ensuite ». La caractéristique de tous ces hommes que leur forte individualité sépare et rend parfois hostiles les uns aux autres, c'est le refus des mots creux, des abstractions grotesques imposées comme valeurs suprêmes du Progrès à majuscule et d'une république considérée par Léon Bloy comme « le droit divin de la médiocrité absolue ». C'est aussi, dans un siècle où l'idéal se réduit de plus en plus à « la même chose pour tout le monde », l'appel spontané à la contradiction et la volonté farouche de rejeter les crédos de plus en plus suspects, les vulgates les plus agressivement niaises d'une intelligentsia aussi sotte que perverse en ses pesants rabâchages. On conçoit dans ces conditions le cri de Nimier et de quelques autres, qui eurent 20 ans en 45 : « Plus l'Apocalypse s'est rapprochée de l'Allemagne et plus elle est devenue ma patrie ».

    On conçoit aussi que, dans l'asphyxie du conformisme ambiant, étayé d'un appareil judiciaire et policier parfaitement au point, appuyé à tous les créneaux possibles par des aboyeurs médiatiques, des enseignants abrutis et l'armée socialisante d'une pléthorique fonction publique où nul ne semble avoir jamais vu l'ombre d'un prolétaire, le moindre propos d'un Drumont, d'un Céline, d'un Rebatet, et, plus près de nous, d'un Nabe ou d'un Micberth, soit aussitôt perçu comme une menace intolérable. À l'Est, il y a pour ces criminels les fameux “asiles psychiatriques”. Dans nos démocraties de progrès, de tolérance et de droits de l'homme, c'est tout simplement l'assassinat par étouffement, piqûres d'épingle, inquisition fiscale, persécutions administratives, incarcération sur motifs fabriqués, le tout dans « ce grand silence de l'Abjection » si bien évoqué jadis par Châteaubriand.

    De Gobineau à Micberth en passant par Drumont, Bloy, Darien, Léautaud, Daudet, Céline, Rebatet, Marcel Aymé, Bernanos et bien d'autres, François Richard éclaire à merveille le talent, la vigueur polémique et la fécondité d'un courant qui, en dépit de toutes les censures, de tous les éteignoirs, et de l'immense peur des bien-pensants de tous bords, apparaît « comme l'une des tendances politiques, morales et intellectuelles les plus stimulantes de notre modernité ».

    lanarc10.jpgOù l'auteur de cette excellente étude s'égare un peu, me semble-t-il, c'est lorsqu'il cite Louis Pauwels en bonne place parmi ces irréductibles briseurs de tabous dont il souligne pourtant bien, par ailleurs, le caractère irrécupérable. Certes Pauwels est honni et abreuvé d'injures par les tout puissants foutriquets de ce qu'il nomme si justement la « gauche caviar », qui ne sauraient lui pardonner ses ricanements à propos du « sida mental » dont il les voit atteints. Mais Pauwels est une institution qui se recommande, tout comme ses adversaires et détracteurs, de la démocratie, de la République, et de l'épilepsie moralisante de nos cardinaux judéo-chrétiens. Je distingue mal le rapport avec Barbey d'Aurevilly, Léon Bloy, Darien, Rebatet, Micberth, etc. Je regrette, en revanche, que François Richard ait omis de citer Brigneau, Gripari, Marc-Edouard Nabe, Willy de Spens, d'autres peut-être, qui appartiennent, sans conteste, par l'éclat, le talent et le caractère, à cette flamboyante aristocratie de réprouvés qu'il s'est attaché à dépeindre. Mais ne boudons pas notre satisfaction dès lors qu'il s'agit là du premier ouvrage sérieux sur un sujet pratiquement tabou jusqu'à ce jour. 

    ♦ François RICHARD, L'anarchisme de droite dans la littérature contemporaine, PUF, coll. “Littératures modernes”, 1988, 244 p.

    ► Jacques d'Arribehaude, Vouloir n°48/49, 1988.

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    pièces-jointes :

     

    J. d'Arribehaude : « Une appellation [pour ce qui] échappe à toute classification sommaire »

    jda110.jpg• Q.: Vous n'êtes tout de même pas de droite ? Je vous demande cela car j'ai lu quelques phrases ambiguës sur les empires centraux et la monarchie. À nouveau, rassurez-nous !

    On classe volontiers parmi les “anarchistes de droite” tous ceux qui n’adhèrent pas au conformisme de la pensée unique et de l'idéologie dominante qui s'affiche aussi bien à gauche que dans la droite honteuse depuis le triomphe des “Lumières”. C'est ainsi que je figure dans l'essai de François Richard, paru il y a quelques années dans la collection “Que sais-je ?”. Je ne récuse nullement cette appellation, mais qui se soucie aujourd'hui de savoir si Dante, Shakespeare ou Cervantès, ont pu être de droite ou de gauche ? Sans la moindre prétention, je me contente de croire que celui qui tente de témoigner pour son temps dans l'isolement d'une création artistique échappe à toute classification sommaire.

    Je constate en tout cas que nombre d'écrivains des années 30 parmi les meilleurs, Chardonne, Montherlant, Drieu, Morand, Jouhandeau et quelques autres, sans parler bien entendu de Céline, arbitrairement classés à droite, et qui ont payé pour cela, n'en faisaient pas moins les délices de Mitterrand, qui avait le bon goût de ne pas cacher sa paradoxale prédilection. Mitterrand, icône de la gauche officielle, était au fond tranquillement fidèle à sa jeunesse monarchiste, et mérite considération et sympathie pour tout ce que nos médias lui ont haineusement reproché à la fin de sa vie (ferme refus de “repentance”, émouvante et brillante improvisation, au Parlement de Berlin, sur le “courage des vaincus”, etc.).

    Les premiers mots dont je me souviens ont été ceux d'une berceuse basque toujours populaire en faveur de don Carlos, “el Rey neto”, soutenu par la tradition navarraise contre la farce constitutionnelle de l'oligarchie prétendument progressiste attachée au règne factice d'Isabel. Curieusement, Marx a exprimé son estime et sa préférence pour l'insurrection carliste, dont les fueros populaires, nobles et paysans étroitement mêlés et solidaires, offraient l'image d'une démocratie autrement juste et authentique que le simulacre bourgeois hérité de nos mystifications révolutionnaires. C'est à cette image, bien évidemment de droite pour nos éminents penseurs professionnels, que je me suis toujours voulu fidèle.

    ► Extrait d'un entretien avec Jacques d'Arribehaude, 2000.

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    Les anarchistes de droite contre l'esprit bourgeois

    qsaisj10.jpgEntretien avec François Richard, docteur ès lettres modernes, a publié Les Anarchistes de Droite (PUF/Que sais-je), L'Anarchisme de droite dans la littérature contemporaine (PUF).

    ♦ Vos travaux sont consacrés à l’anarchisme de droite. Sous cette appellation, vous classez des auteurs aussi différents que Gobineau, Drumont, Darien, Bloy, Bernanos, Laurent, Nimier, Pauwels et bien d’autres. Quels critères permettent de les rassembler sous cette étiquette ?

    Il est vrai que les personnalités en question sont fort différentes à la fois par leur caractère et la nature de leur talent. D’autre part, les hommes que vous citez (ainsi que Barbey d’Aurevilly, Daudet, Léautaud, Rebatet, Anouilh, Aymé, Vandromme, Perret), ont tous été saisis, à un moment ou à un autre de leur vie, par l’esprit polémique. Esprits libres, il serait parfaitement illusoire de les considérer comme les défenseurs interchangeables d’une même cause. Ils exprimaient une révolte individuelle au nom de principes aristocratiques allant jusqu’au refus de toute autorité instituée. Cette attitude n’est pas seulement constituée d’éléments liés à l’histoire et au contexte politique — refus de la démocratie et de toutes les utopies béquillardes qui l’accompagnent : progressisme, égalitarisme, collectivisme… — mais plonge ses racines dans un passé culturel lointain, dans le mouvement baroque et dans la philosophie libertine et tend constamment vers une synthèse entre les aspirations libertaires de l’homme (anarchisme) et son esprit de rigueur (celui d’une droite aristocratique). L’anarchisme de droite nous apparaît aujourd’hui comme la perspective d’une harmonie possible entre le culte de l’exigence et celui de la liberté.

    ♦ L’aversion de la bourgeoisie peut-elle englober toutes les attitudes des anarchistes de droite ?

    Je pense qu’effectivement l’aversion de la bourgeoisie peut être considérée comme un englobant critique, négatif, des attitudes anarcho-droitistes. Cependant, cette analyse, malgré sa pertinence et en raison de l’accent qu’elle met sur l’aspect réactif de l’anarchisme de droite, me paraît aussi réductrice. En effet, cette hostilité à l’égard de la bourgeoisie, qui est ici plus intellectuelle et morale que passionnelle, est constamment présente dans le refus de la démocratie et l’esprit de révolte, mais ne figure que partiellement - et indirectement - dans la haine des intellectuels et elle n’existe, à mon sens, qu’en ombre portée, dans l’aristocratisme et la chasse à l’absolu qui caractérisent eux aussi l’esprit de l’anarchisme de droite.

    Ce n’est pas pour le simple plaisir du morceau de bravoure qu’un Bloy, un Darien, un Drumont, exécutent (littéralement) le bourgeois. Celui-ci « singe l’aristocratie tant décriée » (Micberth) et occupe de plus en plus le terrain. Il a engendré une société réifiée dont les maîtres et les sous-maîtres traquent avec gourmandise et férocité l’intelligence, l’imagination créatrice et la singularité, en bref tous ceux qu’ils ne parviennent pas à réellement contrôler et qui se refusent à apporter leur eau au moulin de l’efficacité.

    ♦ Peut-on dire des anarchistes de droite qu’ils s’attaquent plus à l’esprit bourgeois qu’à la classe bourgeoise, à l’aliénation spirituelle plus qu’à la domination formelle ?

    Les anarchistes de droite n’ont pas de mots trop durs pour l’esprit bourgeois mais ils n’ont garde d’oublier les responsabilités historiques de la classe bourgeoise dans les orientations politiques et socio-économiques de la France : son rôle cynique et brutal en 89, lorsqu’elle régla ses comptes avec la noblesse sur le dos du peuple : la rudesse, l’avidité et le goût exacerbé du pouvoir des chefs des grandes dynasties du commerce, de l’industrie et de la finance ; la manière dont ils se sont accommodés des grands charniers du siècle en les alimentant matériellement ; la planétarisation de leurs ambitions, servis par une volonté d’aboutir toujours aussi implacable, l’habillage idéologique chatoyant pour masquer ces réalités éprouvantes (démocratie, droits de l’homme, etc.) et l’utilisation de différentes stratégies pour intensifier le matérialisme toujours grandissant du monde…

    Cet aventurisme économique semble bien loin de ce que l’on nomme communément l’esprit bourgeois, ce mélange de conservatisme frileux, de morale pudibonde, d’hypocrisie dans le jeu social, de conformisme dans les pensées et dans les actes qui a longtemps caractérisé “la bonne société” et qui glisse depuis 2 décennies vers un appétit de jouissances, de confort et de loisirs de plus en plus prononcé, nuancé d’un certain formalisme pour que la décence ne perde pas tout à fait ses droits.

    Mais en réalité, de même que l'esprit bourgeois, méfiant, pudibond et sourcilleux — du moins en apparence — a maintenu une certaine cohésion sociale pendant 3/4 de siècle, après l’avènement de la IIIe République, de même que les idéaux démocratiques de “progrès” culturel, notre politique et économique ont permis la colonisation — par ex. — c’est-à-dire l’enrichissement en matières premières et l’ouverture de nouveaux marchés, puis de néo-colonialisme, c’est-à-dire le même type de profits juteux, mais dans le contexte (bien diffèrent, naturellement) de rapports d’État à État, de même le nouvel esprit bourgeois qui a gagné toutes les couches de la population et qui incite exclusivement au « bien-vivre et au bien jouir » (Micberth) est le contrepoint socio-culturel d’une stratégie économico-financière d’une ampleur jamais connue à ce jour.

    • Trouve-t-on aujourd’hui, à l’heure de l’embourgeoisement de masse, des résistances inspirées d’anarchistes de droite ?

    micber10.jpgIl faut distinguer ce qui est du ressort des approximations verbales ou gestuelles, ce qui appartient à la provocation littéraire ou médiatique et la réalité des faits. Il semble qu’il y ait aujourd’hui des frémissements anarcho-droitistes dans l’air : tel saltimbanque [Philippe Léotard], frère d’un ancien ministre, se proclame “anarchiste de droite” ; tel chroniqueur acide d’une chaîne de télévision reçoit la même dénomination ; les auteurs de cette farce animalière intitulée Le Bébête Show sont présentés par Jacques Lanzmann comme des anarchistes de droite ; un intellectuel commet un ouvrage sur L’Anarchisme de droite dans la littérature et le cinéma, “de Céline à Clint Eastwood” (tout un programme), etc. Tout cela, à mon sens, relève de l’anecdote, du parisianisme.

    Un anarchiste de droite digne de ce nom ne se contente pas d’émettre des borborygmes satiriques à la radio ou la télévision, d’écrire un article ou un livre incendiaire : il vit ses principes. Il n’est pas le bouffon du pouvoir, le provocateur maison, le sémillant putasson : il subit les tracasseries des pouvoirs publics, il est traîné en justice, jeté en prison, traqué dans sa vie privée, diffamé, occulté, paupérisé. Le seul homme de cette trempe, à ma connaissance, qui défende depuis près de 30 ans les mêmes principes, c’est Michel-Georges Micberth.

    éléments n°72, 1991. 

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    Les sensibilités politiques : l'anarchisme de droite

    « C'est la gauche qui me rend de droite » (Michel Audiard)

    250px-10.jpg[Le dialoguiste Michel Audiard, dans le film Un singe en hiver (1962) de Henri Verneuil adapté du roman éponyme d'Antoine Blondin, fait subtilement allusion à toute une génération qui se sent perdue après 45 : « En Chine, quand les grands froids arrivent, dans toutes les rues des villes, on trouve des tas de petits singes égarés sans père ni mère. On sait pas s'il sont venus là par curiosité ou bien par peur de l'hiver, mais comme tous les gens là-bas croient que même les singes ont une âme, ils donnent tout ce qu'ils ont pour qu'on les ramène dans leur forêt, pour qu'ils trouvent leurs habitudes, leurs amis. C'est pour ça qu'on trouve des trains pleins de petits singes qui remontent vers la jungle. »]

    ory10.jpgL'anarchisme de droite n'est pas une école de pensée. C'est une famille politique introuvable voire impossible qui n'inspire pas de thèses de doctorat. Les personnalités qualifiées d'“anars de droite” n'en ont jamais revendiqué l'étiquette ou alors de guerre lasse, à l'instar d'un Vincent Delerm qui, à force d'être assimilé à un prototype de bobo, a fini par en assumer l'image. Ceux que je dois évoquer ne pourront d'ailleurs pas s'en défendre car ils sont pour la plupart terriblement morts quoique heureusement terriblement cultes. Le seul livre qui effleure l'essence de la geste anarchiste de droite est celui de l'historien Pascal Ory, paru en 1985 chez Grasset : L'anarchisme de droite ou du mépris considéré comme une morale.

    Il a le mérite d'annoncer la couleur en le dédiant aux… anarchistes de gauche. La quatrième de couverture résume bien l'attaque que cet intellectuel de gauche constipé (cette magnifique expression est de lui) va livrer contre des auteurs et des films qui, malheureusement pour sa démonstration, sont depuis entrés dans le top ten des préférés des Français : Louis-Ferdinand Céline, Michel Audiard et Les Tontons flingueurs :

    « Ceci est un livre déplaisant. D'abord, il est rempli de gros mots, tels que fric, cons, gonzesses et, pour finir, social-démocratie. Ensuite, il prend au sérieux les Pieds nickelés, Céline, Michel Audiard et Samuel Fuller. Enfin, et c'est le plus grave, il conclut à la ringardise de l'anarchisme de droite, cette rêverie d'une féodalité perdue en plein âge démocratique, cette idéologie de garde-chasse ».

    Je vais m'appuyer sur les questions qu'il se pose au fil des chapitres mais en inversant sa (talentueuse) démonstration pour rendre attrayant (ou pas) ce qu'il perçoit en négatif. Les citations sans référence sont extraites du livre. J'y ajoute mes propres réflexions, en ayant-droit, mais en toute modestie puisque si j'étais génial, je ne serais pas un blogueur mais un auteur…

    L'anarchiste de droite, c'est quelqu'un à qui on ne la fait pas. La façade ne l'impressionne pas car il connaît les coulisses. Anarchiste, il se défie du pouvoir en tant que tel. Comme l'écrit Jacques Laurent « le pouvoir est méprisable, non parce qu'il est bas en lui-même mais parce qu'il est bas de le vénérer » ; de droite, il sait la gauche toujours plus dangereuse car elle croit en ses croyances, notamment en sa supériorité morale (complexe de Tartuffe), et refuse que l'enfer soit pavé de bonnes intentions.

    Anarchiste ?

    Le seul qui selon moi puisse se prévaloir d'avoir vécu en anarchiste pur est Georges Brassens. Léo Ferré est trop militant (= chiant). Ou alors, il faudrait distinguer le concept d'anarchiste de celui d'anarque, ce qui devient trop spéculatif sur le plan intellectuel pour un anar de droite, lui qui est avant tout quelqu'un qui pense que ce qui se conçoit bien s'énonce clairement. Deux chansons au moins ont empêché la gauche de récupérer Brassens comme elle l'aurait voulu : Les Deux Oncles (1964) qui renvoie dos à dos résistants et collaborateurs dans une sorte d'éloge de l'attentisme :

    C'était l'oncle Martin, c'était l'oncle Gaston
    L'un aimait les Tommies, l'autre aimait les Teutons
    Chacun, pour ses amis, tous les deux ils sont morts
    Moi, qui n'aimais personne, eh bien ! je vis encore

    et Mourir pour des idées (1972, en plein contexte post-soixante-huitard) :

    Mourir pour des idées, l'idée est excellente
    Moi j'ai failli mourir de ne l'avoir pas eue
    Car tous ceux qui l'avaient, multitude accablante,
    En hurlant à la mort me sont tombés dessus

    ou encore cet inédit chanté par Maxime le Forestier :

    J'ai conspué Franco la fleur à la guitare
    Durant pas mal d'années ; (2x)
    Faut dire qu'entre nous deux, simple petit détail
    Y avait les Pyrénées ! (2x)

    S'engager par le mot, trois couplets un refrain,
    Par le biais du micro, (2x)
    Ça s'fait sur une jambe et ça n'engage à rien,
    Et peut rapporter gros. (2)

    De droite ?

    L'anar de droite déteste tout ce qui finit en “isme”, à part peut-être l'individualisme. Sur le plan idéologique, « tout le travail historique de l'anarchisme de droite a […] quelque chose d'une contre-offensive verbale, destinée à montrer que l'histoire démocratique française n'est plus qu'un enchaînement de crimes et de crapuleries. Le régime moderne ouvert par la révolution de 1789 est le triomphe du cuistre, de l'hypocrite et du nouveau riche, tendanciellement réunis en une seule personne ». Le film Les Visiteurs de Jean-Marie Poiré est l'actualisation de cette analyse d'aristocrate tombé de cheval que résume Jean Anouilh dans Pauvre Bitos (1958) :

    « On n'a jamais fait tant fortune que du jour où on s'est mis à s'occuper du peuple » (Jacouille devenu Jacquard reste avant tout un veule). Parmi les grotesques et les malfaisants, « les deux figures typiques des obsessions anarchistes de droite sont le snob de gauche [on dirait aujourd'hui gauche caviar ou bobo] et le robespierre […] Le snob de gauche cumulait sur ses épaules la haine vouée au gros et la répulsion à l'égard du démocrate ; le robespierre, lui, est plutôt un pauvre vertueux (pauvre con) doublé d'un intellectuel (sale con) ».

    Le plus saisissant dans ce dégoût des valeurs officielles est sans doute dans le rejet du résistancialisme et de la libération assortie d'une épuration. Alors en prison, Arletty répondait à quelqu'un qui lui demandait comment elle se sentait : « pas très résistante ». Marcel Aymé, « ce grand méchant doux », dresse dans Uranus (1948) un tableau sans concession de l'hypocrisie morale de cette période.

    Dans un article paru le 21 juillet 1984 dans Le Figaro magazine, intitulé « J'ai la mémoire en horreur… », Michel Audiard raconte le temps des femmes tondues :

    « Mais revenons z'au jour de gloire ! Je conserve un souvenir assez particulier de la libération de mon quartier, souvenir lié à une image enténébrante : celle d'une fillette martyrisée le jour même de l'entrée de l'armée Patton dans Paris […] Édentée, disloquée, le corps bleu, éclaté par endroits, le regard vitrifié dans une expression de cheval fou, la fillette avait été abandonnée en travers d'un tas de cailloux au carrefour du boulevard Edgar-Quinet et de la rue de la Gaîté, tout près d'où j'habitais alors. Il n'y avait plus personne autour d'elle, comme sur les places de village quand le cirque est parti.

    Ce n'est que plus tard que nous avons appris, par les commerçants du coin, comment s'était passée la fiesta : un escadron de farouches résistants, frais du jour, à la coque, descendu des maquis de Barbès, avait surpris un feldwebel caché chez la jeune personne. Ils avaient — naturlich ! — flingué le Chleu. Rien à redire. Après quoi, ils avaient férocement tatané la gamine avant de la tirer par les cheveux jusqu'à la petite place où ils l'avaient attachée au tronc d'un acacia. C'est là qu'ils l'avait tuée. Oh ! pas méchant. Plutôt, voyez-vous à la rigolade, comme on dégringole des boîtes de conserve à la foire, à ceci près: au lieu des boules de son, ils balançaient des pavés », (Audiard par Audiard, éd. René Chateau, 1995).

    L'inversion systématique de la mythologie dominante serait donc la principale caractéristique de ce cynique qu'est l'anar de droite (« tous les animaux sont égaux mais certains le sont plus que d'autres »). Ceux que Bernard Franck a appelés, dans un éclair de génie, les Hussards, derrière l'apparente désinvolture qu'ils opposent à l'engagement sartrien et à la littérature de laboratoire façon Nouveau roman (Houellebecq dit qu'un Robbe-Grillet c'est « franchement de la merde »), seraient en réalité des compagnons de route de l'extrême-droite et de toutes les idées ayant fait faillite, de la monarchie à l'Algérie française en passant par Vichy. Nimier, dans Le Hussard bleu (1950), choisit comme héros un milicien, Blondin dans Ma vie entre des lignes (1982) ou Jacques Laurent dans Histoire égoïste (1976) évoquent leurs sympathies de jeunesse pour l'Action française et le souvenir de Robert Brasillach. Passés de Je suis partout à Rivarol, loin d'être apolitiques, ils seraient au contraire d'une droite bien dure. Dont acte.

    Dans un autre genre de littérature, le seul auteur de romans noirs franchement “de droite” (avec Albert Simonin ou Jean Laborde alias Ralf Vallet, auteur d’Adieu Poulet !), ADG, était d'ailleurs un chroniqueur de l'hebdomadaire Minute. À la différence de ses voisins de gauche comme Didier Daeninckx, Jean-Patrick Manchette ou Jean-Claude Izzo dont les salopards sont des salauds de droites, les pourritures de Pour Venger Pépère sont des beatniks.

    Tout seul ?

    « C'est un garçon sans importance collective, c'est tout juste un individu » écrit Céline dans L'Église et réitère 12 ans plus tard dans l’incipit de Mort à Crédit : « Nous voici encore seuls ». « Plus qu'une solitude subie, le comportement de l'anarchiste de droite impose l'idée d'une solitude choisie. C'est moins un homme seul qu'un solitaire ». Il n'est d'aucune tribu ni d'aucune communauté. Il n'attend rien des institutions. Jean Anouilh dans Les Poisson rouges explose :

    « Est-ce qu'on ne peut pas lui foutre la paix, à l'homme et le laisser se débrouiller tout seul ? Il en crève, d'assurances sociales, votre homme. Il n'ose même plus faire un pet s'il n'est pas certain qu'il sera remboursé ! Il s'étiole à force d'être assuré de tout et perd sa vraie force — qui était immense ! C'était un des animaux les plus redoutables de la création. »

    C'est dans le film policier à la française des années 70 que s'épanouit le plus cette figure du grand fauve trahi puis traqué par la société anonyme des imbéciles et des salauds. La scène d'entrée la plus familière serait une sortie de prison et le visage d'Alain Delon nous faisant comprendre que la vraie souricière est de ce côté-ci des murs. Les films de Jean-Pierre Melville (Le Samouraï, Le Cercle rouge), de José Giovanni (Dernier domicile connu) et bien sûr de Georges Lautner sur des dialogues de Michel Audiard en constituent l'archétype. Le message du film est clair : les pourris sont solidaires pour vous abattre et les autres sont des complices passifs. Pascal Ory accorde d'ailleurs une place de choix à un film qu'il considère comme l'idéal-type du nanar de droite, Mort d'un pourri (1977).

    Tous des cons ?

    tonton10.jpgC'est l'une des répliques les plus célèbres du cinéma français, extraite des Tontons flingueurs : « Les cons, ça ose tout, c'est même à ça qu'on les reconnaît ». Gabin disait quant à lui : « Moi, je divise l'humanité entre les cons et les pas cons. Tout le reste, c'est de la littérature ». « Les différentes qualités de cons se reconnaissent aux proportions variables des trois composantes caractéristiques : la médiocrité, la couardise et la malveillance ».

    Dans le genre métamorphose des cloportes, la scène la plus typique est sans doute dans La Traversée de Paris de Claude Autant-Lara. Gabin y insulte 2 bistrots quinquagénaires qui exploitent une jeune fille juive dans le Paris occupé :

    « Cinquante ans chacun. Cinquante ans de connerie […] Qu'est-ce que vous faites sur Terre tous les deux ? Vous n'avez pas honte d'exister ? [il jouit de leur silence estomaqué et conclut par un légendaire] Salauds de pauvres ! »

    Céline n'a pas plus de considération pour les prolétaires, « ce sont des bourgeois qui ont échoué ». Quant à Frédéric Dard, il laisse au moins San Antonio donner un coup de chapeau aux idéalistes dans Les clés du pouvoir sont dans la boîte à gants : « La grandeur de la gauche, c'est de vouloir sauver les médiocres ; sa faiblesse, c'est qu'il y en a trop ! » mais écrit aussi que « le pauvre con subit et admire le sale con. C'est lui le peuple ! »

    Tous pourris ?

    Dans Le Cercle rouge de Melville (1970), l'inspecteur général des services énonce cette pourriture intrinsèque : « Les hommes sont coupables. Ils viennent au monde innocents, mais ça ne dure pas […] Ne l'oubliez jamais : tous coupables ». Le film démontre ce postulat et conclut à l'adresse du commissaire joué par Bourvil, désormais convaincu, « Tous les hommes, monsieur Mattei ». La pire engeance de pourri reste le politicien. Son astuce (dont l'unique but est le fric) utilise comme tremplin la bêtise des foules. Le pire du pire est l'énarque, synthèse du premier de la classe (quand l'anar de droite a osé provoquer sa famille par une indécrottable nullité scolaire) et du politicien. Bref, l'abomination. « La corruption me dégoûte, mais la vertu me donne le frisson » explique Xav (Delon) dans Mort d'un pourri.

    Un homme, un vrai ?

    Dans les œuvres anarchistes de droite, les femmes n'existent que par rapport au mec. Un héros de José Giovanni, dans Les Aventuriers (1974), croise un couple ; la femme est plus petite que l'homme. Commentaire : « les proportions étaient bonnes ». Les femmes ne semblent y comprendre que la manière forte (« touche pas au grisbi salope ! »). Dans Les Valseuses de Bertrand Blier, la libération sexuelle est une sorte de reprise individuelle en matière de sexe. Dewaere et Depardieu ne respectent pas plus la femme que la famille, la police ou la SNCF. C'est un tout.

    Le culte de l'amitié virile avec son code de l'honneur et souvent l'alcool comme médiateur (Un Singe en hiver ou la scène la plus mythique des Tontons flingueurs) est une valeur et un art de vivre. Le rapport qui s'établit est souvent un type de rapport père-fils. Le couple vieux-jeune truand ou vieux-jeune flic est une figure récurrente (Gabin-Belmondo, Ventura-Belmondo, Montand-Depardieu, Ventura-Dewaere…).

    Comment reconnaître un anarchiste de droite ?

    Il a lu les Pieds Nickelés à 10 ans, Arsène Lupin à 13 et Céline à 17. Pascal Ory conclut qu'ils sont bien agréables à lire et fort insupportables à vivre et avoue qu'il aime aussi ricaner avec Jean Yanne et vomir avec Céline. Je dirais quant à moi que cette sensibilité politique (?) représente le non-conformisme dont la liberté critique a besoin et le talent dont les émotions se nourrissent pour mieux nous soulager. Avec eux, on ne perd pas son temps.

    ► Blog Slainte Mhath.

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    brass010.gifSur Brassens, grand poète populaire, il manquait un livre qui lui fit les honneurs d'une célébration littéraire. Pol Vandromme s'en est chargé. Avec enthousiasme. Vandromme compare volontiers l'œuvre de Brassens à celle des poètes médiévaux. Pour lui, c'est le Moyen Âge qui était la citoyenneté de Brassens. Le Moyen Âge de Rutebeuf et de Villon. La poésie de Brassens naît en dehors des cénacles et des salons. Vandromme salue en Brassens un moyenâgeux qui refusait de flatter la modernité bourgeoise, les hypocrisies de l'ordre moral. C'est une fort belle leçon que nous donne là Pol Vandromme : c'est dans l'âme populaire que naît les grandes forces culturelles, c'est là qu'attendent les germes avant de fleurir superbement. Mais pourquoi diable cet écrivain, ce critique souvent si lucide, s'ingénie-t-il à confectionner des billets à propos de la politique dans des journaux et des hebdomadaires minables, reflets d'une pseudo-culture de pâtissiers et de marchands de bestiaux enrichis ? 

    ♦ Pol VANDROMME, Brassens, le petit père, éd. Marc Laudelout, Bruxelles, 1983. [reprint La Table ronde, 1996]

    Vouloir n°2, 1984.

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    Où sont passés les anarchistes de droite ?

    taxi-t10.jpgIls se méfiaient des slogans et des drapeaux. Ils se moquaient de tout et surtout d'eux-mêmes. Qui, mieux qu'eux, aurait commenté la farce élyséenne ? Avis de recherche : on demande la relève d'Audiard et de Blondin. Il y a urgence : quand la droite est morose, la France s'ennuie.

    La droite a-t-elle perdu le sens de l'humour ? Si elle sait encore être déplaisante, si elle peut toujours être consternante, tout se passe comme si elle avait renoncé à être drôle. Le MRP et l'UDR de jadis ne ressemblaient certes pas à des laboratoires de farces et attrapes ; et ni Georges Bidault ni Michel Debré ne faisaient figure de gais lurons. Mais on trouvait encore, dans le métro, les bistrots, les journaux, des gens qui n'étaient pas de gauche et savaient rester de bonne humeur. Ce temps semble avoir pris fin, comme si la droite d'élégance et de fantaisie, la droite anar d'Antoine Blondin s'était éteinte, victime des profits en Bourse et des taxes sur les alcools.

    On serait surpris aujourd'hui par la liberté de Michel Audiard, son théoricien définitif :

    « Je suis toujours attiré par la déconnante, et la droite déconne. Les hurluberlus, les mabouls, on ne les trouve qu'à droite. La droite est branque, il ne faut jamais l'oublier. À gauche, c'est du sérieux. Ils pensent ce qu'ils disent et, c'est le moins qu'on puisse dire, ils ne sont pas très indulgents avec les idées des autres. Je n'ai jamais entendu Marcel Aymé porter des jugements sur le reste de l'humanité, ni demander des sanctions ou des châtiments ».

    Tracer leur portrait-robot ? Mission impossible

    Il n'y a plus un Albert Simonin, un Pascal Jardin, un Jacques Perret, pour réhabiliter la langue de La Bruyère dans les caboulots, parler du Bon Dieu aux libres penseurs, juger du funeste présent à la lumière du bon vieux temps. Geneviève Dormann, Jean Yanne et Claude Chabrol mènent certes, chacun à sa manière, une résistance héroïque et désespérée. Mais la relève se fait attendre. Les anarchistes de droite sont une espèce en voie de disparition. Ils étaient pourtant les héritiers d'une tradition qu'il ne faut pas hésiter à faire remonter jusqu'à Noé, parti seul avec sa famille et quelques couples d'animaux sur une arche mythique avec le projet de recommencer l'humanité lorsque viendraient des jours meilleurs. Noé, qui se réservait un contact direct avec l'Éternel, finit d'ailleurs ivre et nu dans sa vigne. Après lui, tous les anarchistes de droite cultivèrent ce rêve d'une tribu capable de faire bande à part sur les eaux du déluge, tous cherchèrent l'ivresse pour tutoyer les anges.

    L'anarchiste de droite est d'autant plus difficile à reconnaître qu'il ne se définit pas comme tel. Anarchiste ? Il se moque de tout, à commencer par lui-même. De droite ? Rien ne l'agace autant que les snobs, les bourgeois, les intellectuels de gauche. Non que leurs chimères soient odieuses, mais elles sont fatigantes. « La grandeur de la gauche, commente San Antonio, c'est de vouloir sauver les médiocres. Sa faiblesse, c'est qu'il y en a trop ! » Il arrive parfois qu'on confonde l'anarchiste de droite avec les anarchistes chrétiens — Bloy, Péguy, Bernanos — ou avec les misanthropes sublimes — Léautaud, Montherlant, Cioran. Son je-m'en-foutisme et son solide fond anarcho-communautaire dissipent aussitôt le malentendu.

    Ne l'appelez jamais anarchiste de droite, il se mettrait en colère. Méfiant envers l'engagement, les slogans, les drapeaux, il aurait l'impression de s'enrôler dans un parti. Malgré son goût avéré pour les bouchons, l'argomuche et les copains, on n'arrivera jamais à en établir un portrait-robot. De Barbey d'Aurevilly à Philippe Muray, d'Arletty à Bernadette Lafont en passant par Léon Daudet, Dominique de Roux et Pierre Desproges, l'anarchiste de droite est un songe, une légende, un mirage. Ce n'est pas un hasard si on en a souvent identifié parmi les personnages de fiction : l'illustre Gaudissart, le capitaine Fracasse, Arsène Lupin, les Pieds nickelés, Fantômas, Achille Talon, l'inspecteur Harry. Ceux-là n'ont pas à justifier leurs préférences auprès des agents de la circulation idéologique. Les autres sont obligés de lever les yeux au ciel à la manière de Lino Ventura dans Les Tontons flingueurs pour n'avoir pas à répondre de leur nostalgie des grand-messes à fanfare — « Sans le latin, sans le latin, la messe elle nous emmerde… » (Brassens) —, de leur passion de l'histoire de France et de leur prédilection pour les causes perdues. Car, on l'aura compris, ils chérissent Waterloo pour le mot de Cambronne, Camerone pour son héroïsme ensoleillé et Diên Bien Phu pour ses collines aux prénoms de demoiselles.

    Entre le couscous et McDo, leur choix est fait

    cavebi10.jpgDes méfiants ont cru reconnaître des anarchistes de droite dans les parades patriotiques organisées par les beaufs tricolores. Ils leur ont prêté de vilaines pensées, les ont accusés d'être les agents doubles de l'immonde. Pascal Ory s'employa même à le démontrer dans l'Anarchisme de droite ou du mépris considéré comme une morale, le tout assorti de réflexions plus générales (Grasset, 1985), un essai brillant et de mauvaise foi. N'en déplaise à cet éminent professeur, ni Marcel Aymé ni le capitaine Haddock n'auraient pris leur carte au Front national. L'anar de droite, qui, des versions latines, a surtout retenu les leçons sur l'art militaire de César, aime trop la stratégie pour risquer de se tromper d'ennemi. Il sait distinguer un couscous préparé par un Kabyle, avec lequel il aime redéfinir la géopolitique méditerranéenne sur un bout de nappe, des hamburgers servis par des étudiants exploités par une firme américaine. Entre le boulaouane et le Coca-Cola, son choix est fait. C'est quand même Marcel Aymé qui baptisa un de ses personnages Abd el-Martin !

    Ils réconcilient contre eux droite morale et gauche pragmatique

    Inutile de fouiller dans les recoins sombres de notre histoire. L'anar de droite n'a rien à cacher. Avec Uranus, un roman d'Aymé mettant au jour l'ambiguïté de la Libération, il instruisit son procès Papon dès 1948. À l'époque, ça embarrassait encore beaucoup de monde. Auparavant, Alphonse Boudard, José Giovanni, Jacques Perret, René Fallet et Auguste Le Breton ne s'étaient pas privés de profiter des « vacances de la vie » que leur offrait le maquis. Question de style : le vert-de-gris leur déplaisait. « C'est incroyable qu'ils aient pu gagner la guerre, chez nous, avec une couleur pareille, s'étonnait Jacques Perret. Peut-être que chez eux la nature en a pris l'habitude, mais, ici, partout ce vert postiche fait tache ». Un cœur chouan brodé sur sa vareuse, un tromblon à l'épaule, Perret entra donc en Résistance en sifflotant une chanson royaliste accompagné de « quelque ombre choisie comme Pharamond, Charette, Louis le Gros ou Gaston de Foix », comme il le raconte dans Bande à part. En exergue de son roman les Combattants du petit bonheur, Alphonse Boudard a reproduit un mot de Giono qui résume l'état d'esprit de ces drôles de maquisards : « Il y a six mois, je me serais fait tuer pour mes idées; aujourd'hui, si je me fais tuer, ce sera pour mon plaisir ».

    Cette philosophie ne peut que déplaire aux vertueux et aux réalistes de tous les temps. Pour son plus grand malheur, l'anarchiste de droite réconcilie contre lui la droite pragmatique et la gauche morale, les lecteurs du Nouvel Économiste et ceux de Charlie Hebdo. Il a ainsi fallu que Michel Audiard soit mort pour qu'on reconnaisse son talent. Encore est-ce prudemment : beaucoup de ses livres (le Terminus des prétentieux, Vive la France), dont la cote flambe chez les bouquinistes, ne sont toujours pas réédités.

    L'anarchiste de droite n'occupe pas une position facile. Les uns lui reprochent d'être plus de droite qu'anarchiste ; les autres d'être plus anarchiste que de droite. Dans le fond, lui-même ne sait pas trop où il se situe. Ses choix électoraux sont confus. « La dernière fois que j'ai voté, assurait Anouilh, c'était à l'élection d'Hugues Capet ». Habituellement, il aime sa patrie : « C'est tout de même une chose qui compte de se sentir en accord avec le sol où on est accroché », confie un personnage d'Uranus. Mais son patriotisme a des limites. Léon Daudet, à qui des jurés du Goncourt reprochaient de défendre l'antimilitariste Céline en 1932, l'établit clairement : « La patrie, je lui dis merde quand il s'agit de littérature ! » L'anar de droite se paie tous les luxes, y compris celui d'être de gauche, comme Roger Vailland, ou d'être misogyne, comme Geneviève Dormann. On le dit antigaulliste, ignorant son cousinage avec l'anarchiste légitimiste de Gaulle. Audiard, Perret et Blondin ne portèrent certes jamais le « Grand Rantanplan » dans leur cœur. En mai 1968, ils furent même ravis de voir la chienlit déferler sur le quartier général.

    Mais il est tout aussi vrai qu'on trouve parmi les héros de la France libre quelques belles gueules d'anars de droite, aristos décalés, aventuriers mélancoliques et flibustiers d'un nouveau genre. Ainsi, le capitaine de vaisseau Jacquelin de la Porte-des Vaux, ami de Georges Bernanos, qui hissa le drapeau noir sur le bâtiment qu'il commandait en mer du Nord lorsqu'il apprit l'armistice de juin 1940 et qui continua le combat pendant plusieurs semaines avant de rejoindre Londres. Ainsi, le capitaine Raymond Dronne, entré dans Paris, en tête de la 2e DB le 24 août 1944 avec, peint sur le pare-brise de sa jeep, le seul credo anarchiste de droite : « Mort aux cons ! » Ces deux-là seraient probablement surpris, s'ils revenaient aujourd'hui, de voir à quoi sont désormais employées les croix de Lorraine.

    C'est pourtant des individus de cette espèce qu'il faudrait pour redonner du piment à la vie. Des enfants d'Alexandre Dumas, de Pierre Mac Orlan, de Léo Malet feraient le plus grand bien au roman. Aux chevau-légers de la droite bourgeoise, aux Morand pour midinettes, ils apprendraient des gros mots, des cochonneries, des idées dangereuses. Aux enfants des Sex Pistols ils donneraient des leçons de grammaire et d'histoire de France. Aux partisans de la taille-douce ils enseigneraient la manière noire. À tous, ils feraient faire une cure de déconnante, de Rabelais et de méchanceté.

    Que devient le polar depuis qu'on y est devenu sérieux et moral ? Qu'est-ce qui reste de la Série noire sans Simonin, Bastiani, Le Breton et ADG ? Qu'on prenne une nouveauté au hasard, qu'on relise en parallèle Touchez pas au grisbi, ce chef-d'œuvre de poésie, de drôlerie et d'impertinence. La comparaison est cruelle.

    La vertu de la gouaille anarchiste de droite était de réconcilier le populo et l'aristo. Au cinéma, l'effet était garanti. La Traversée de Paris, c'est Molière à l'heure du marché noir ; Le Président, Machiavel en argot ; Un singe en hiver, Rimbaud au bistrot. Dans Les Tontons flingueurs, la jactance du café du Commerce fusionne avec la langue du XVIIe siècle. « On ne devrait jamais quitter Montauban », lâche Ventura, qui cause soudain comme La Rochefoucauld. Il n'est d'ailleurs pas anodin que le trio Lautner-Simonin-Audiard ait écrit le scénario au Trianon Palace à Versailles. Gavroche chez le Roi-Soleil ! Une ironie que le jeune cinéma français rasoir et minimaliste d'aujourd'hui est incapable d'assumer : les intellos de gauche n'aiment ni les bistrots ni les châteaux.

    Ne parlons pas de l'art du décalage, du comique de situation, de la comédie de caractères, autres spécialités anarchistes de droite. Elles sont désormais suspectes. Lorsque Jean Gabin s'écrie « Salauds de pauvres ! » dans la Traversée de Paris, lorsque Jean Yanne proclame cyniquement « Moi y'en a vouloir des sous », la férocité de leur humour possède une vertu sociale. Elle fait tomber le masque des cagots, des hypocrites, des nouveaux riches toujours habiles à grimer leur cupidité en munificence, leur libéralisme en libéralité.

    Où se cachent les descendants de Bibi Fricotin ?

    On rêve de voir un Marcel Aymé raconter la comédie qui se joue en ce moment entre Saint-Germain-des-Prés et Pristina, d'un Michel Audiard pour en écrire les dialogues. Il faudrait un second Jean Yanne pour adapter au cinéma la présente farce élyséenne, imaginer le Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil du RPR. Où sont les enfants de Melville, Autant-Lara et Vemeuil ? Où se cachent les descendants de Gaudissart, Bibi Fricotin et Arsène Lupin ? La France s'ennuie. Elle aurait tant besoin de nouveaux Galtier-Boissière pour présenter le Journal de 20 heures, de nouveaux Bruant pour égayer les talk-shows, de nouveaux Spaggiari pour percer les coffres-forts. On demande des anarchistes de droite !

    ► Sébastien Lapaque, Marianne, juillet 1999.

     

     

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    L'insolence des anarchistes de droite : ADG

    Les anarchistes de droite me semblent la contribution française la plus authentique et la plus talentueuse à une certaine rébellion insolente de l’esprit européen face à la « modernité », autrement dit l’hypocrisie bourgeoise de gauche et de droite. Leur saint patron pourrait être Barbey d’Aurévilly (Les Diaboliques), à moins que ce ne soit Molière (Tartuffe). Caractéristique dominante : en politique, ils n’appartiennent jamais à la droite modérée et honnissent les politiciens défenseurs du portefeuille et de la morale. C’est pourquoi l’on rencontre dans leur cohorte indocile des écrivains que l’on pourrait dire de gauche, comme Marcel Aymé, ou qu’il serait impossible d’étiqueter, comme Jean Anouilh. Ils ont en commun un talent railleur et un goût du panache dont témoignent Antoine Blondin (Monsieur Jadis), Roger Nimier (Le Hussard bleu), Jean Dutourd (Les Taxis de la Marne) ou Jean Cau (Croquis de mémoire). À la façon de Georges Bernanos, ils se sont souvent querellés avec leurs maîtres à penser. On les retrouve encore, hautins, farceurs et féroces, derrière la caméra de Georges Lautner (Les Tontons flingueurs ou Le Professionnel), avec les dialogues de Michel Audiard, qui est à lui seul un archétype.

    Deux parmi ces anarchistes de la plume ont dominé en leur temps le roman noir. Sous un régime d’épais conformisme, ils firent de leurs romans sombres ou rigolards les ultimes refuges de la liberté de penser. Ces deux-là ont été dans les années 1980 les pères du nouveau polar français. On les a dit enfants de Mai 68. L’un par la main gauche, l’autre par la  main droite. Passant au crible le monde hautement immoral dans lequel il leur fallait vivre, ils ont tiré à vue sur les pantins et parfois même sur leur copains.

    À quelques années de distances, tous les deux sont nés un 19 décembre. L’un s’appelait Jean-Patrick Manchette. Il avait commencé comme traducteur de polars américains. Pour l’état civil, l’autre était Alain Fournier, un nom un peu difficile à porter quand on veut faire carrière en littérature. Il choisit donc un pseudonyme qui avait le mérite de la nouveauté : ADG. Ces initiales ne voulaient strictement rien dire, mais elles étaient faciles à mémoriser.

    En 1971, sans se connaître, Manchette et son cadet ADG ont publié leur premier roman dans la Série Noire. Ce fut comme une petite révolution. D’emblée, ils venaient de donner un terrible coup de vieux à tout un pan du polar à la française. Fini les truands corses et les durs de Pigalle. Fini le code de l’honneur à la Gabin. Avec eux, le roman noir se projetait dans les tortueux méandres de la nouvelle République. L’un traitait son affaire sur le mode ténébreux, et l’autre dans un registre ironique. Impossible après eux d’écrire comme avant. On dit qu’ils avaient pris des leçons chez Chandler ou Hammett. Mais ils n’avaient surtout pas oublié de lire Céline, Michel Audiard et peut-être aussi Paul Morand. Écriture sèche, efficace comme une rafale bien expédiée. Plus riche en trouvailles et en calembours chez ADG, plus aride chez Manchette.

    Né en 1942, mort en 1996, Jean-Patrick Manchette publia en 1971 L’affaire N’Gustro directement inspirée de l’affaire Ben Barka (opposant marocain enlevé et liquidé en 1965 avec la complicité active du pouvoir et des basses polices). Sa connaissance des milieux gauchistes de sa folle jeunesse accoucha d’un tableau véridique et impitoyable. Féministes freudiennes et nymphos, intellos débiles et militants paumés. Une galerie complète des laissés pour compte de Mai 68, auxquels Manchette ajoutait quelques portraits hilarants de révolutionnaires tropicaux. Le personnage le moins antipathique était le tueur, ancien de l’OAS, qui se foutait complètement des fantasmes de ses complices occasionnels. C’était un cynique plutôt fréquentable, mais il n’était pas de taille face aux grands requins qui tiraient les ficelles. Il fut donc dévoré. Ce premier roman, comme tous ceux qu’écrivit Manchette, était d’un pessimisme intégral. Il y démontait la mécanique du monde réel. Derrière le décor, régnaient les trois divinités de l’époque : le fric, le sexe et le pouvoir.

    Au fil de ses propres polars, ADG montra qu’il était lui aussi un auteur au parfum, appréciant les allusions historiques musclées. Tout cela dans un style bien identifiable, charpenté de calembours, écrivant « ouisquie » comme Jacques Perret, l’auteur inoubliable et provisoirement oublié de Bande à part. Si l’on ne devait lire d’ADG qu’un seul roman, ce serait Pour venger Pépère (Gallimard), un petit chef d’œuvre. Sous une forme ramassée, la palette adégienne y est la plus gouailleuse. Perfection en tout, scénario rond comme un œuf, ironie décapante, brin de poésie légère, irrespect pour les « valeurs » avariées d’une époque corrompue. L’histoire est celle d’une magnifique vengeance qui a pour cadre la Touraine, patrie de l’auteur. On y voit Maître Pascal Delcroix, jeune avocat costaud et désargenté, se lancer dans une petite guerre téméraire contre les puissants barons de la politique locale. Hormis sa belle inconscience, il a pour soutien un copain nommé « Machin », journaliste droitier d’origine russe, passablement porté sur la bouteille, et « droit comme un tirebouchon ». On s’initie au passage à la dégustation de quelques crus de Touraine, le petit blanc clair et odorant de Montlouis, ou le Turquant coulant comme velours. Point de départ, l’assassinat fortuit du grand-père de l’avocat. Un grand-père comme on voudrait tous en avoir, ouvrier retraité et communiste à la mode de 1870, aimant le son du clairon et plus encore la pêche au gardon. Fier et pas dégonflé avec çà, ce qui lui vaut d’être tué par des malfrats dûment protégés. À partir de là on entre dans le vif du sujet, c’est à dire dans le ventre puant d’un système faisandé, face nocturne d’un pays jadis noble et galant, dont une certaine Sophie, blonde et gracieuse jeunes fille, semble comme le dernier jardin ensoleillé. Rien de lugubre pourtant, contrairement aux romans de Manchettes. Au contraire, grâce à une insolence joyeuse et un mépris libérateur.

    Au lendemain de sa mort (1er novembre 2004), ADG fit un retour inattendu avec J’ai déjà donné, roman salué par toute la critique. Héritier de quelques siècles de gouaille gauloise, insolente et frondeuse, ADG avait planté entre-temps dans la panse d’une république peu recommandable les banderilles les plus jubilatoires de l’anarchisme de droite.

    ► Dominique Venner, Le Spectacle du Monde n°584, déc. 2011.

    Note :

    Alain Fournier, dit ADG (1947-2004), un pseudonyme choisi à partir des initiales de son tout premier nom de plume, Alain Dreux-Gallou. Une œuvre jubilatoire plein d ‘irrespect contre les “valeurs” avariées d’une époque corrompue.

     

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    La jeunesse, les beats et les anarchistes de droite



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    logo10.jpgOn a beaucoup écrit, trop même, sur le problème de la nouvelle génération et des “jeunes”. Dans la plupart des cas, cette ques­tion ne mérite pas du tout l'intérêt qui lui a été accordé, et l'impor­tance que l'on reconnaît parfois, aujourd'hui, à la jeunesse en général, avec pour contrepartie une espèce de dépréciation de ceux qui ne sont pas “jeunes” est absurde. Il ne fait pas de doute que nous vivons dans une époque de dissolution, si bien que la condi­tion tendant toujours plus à prévaloir est la condition du “déra­ciné”, de celui pour qui la “société” n'a plus de sens, de même que n'en ont plus les rapports qui réglaient l'existence et qui, du reste, pour l'époque qui nous a immédiatement précédés et qui se continue encore en différentes zones, n'étaient que ceux de la morale et du monde bourgeois. Naturellement, la jeunesse a res­senti de façon particulière cette situation, et dans cette perspec­tive se poser certains problèmes peut être légitime. Mais il faut met­tre à part et considérer avant tout le cas où l'on vit simplement cette situation, où l'on ne s'y trouve pas en vertu d'une quelcon­que initiative active de l'individu, comme ce pouvait avoir été le cas pour les rares individualistes rebelles de type intellectuel de l'époque précédente.

    Une nouvelle génération, donc, subit simplement l'état de choses ; elle ne se pose aucun vrai problème, et de la “libération” dont elle jouit, elle fait un usage à tous points de vue stupide. Quand cette jeunesse prétend qu'elle n'est pas comprise, la seule réponse à lui donner c'est qu'il n'y a justement rien à comprendre en elle, et que, s'il existait un ordre normal, il s'agirait uniquement de la remettre à sa place sans tarder, comme on fait avec les enfants, lorsque sa stupidité devient fatigante, envahissante et impertinente.

    Le soi-disant anticonformisme de certaines attitudes, abstraction faite de leur banalité, suit du reste une espèce de mode, de nouvelle convention, de sorte qu'il s'agit précisément du contraire d'une manifestation de liberté. Pour différents phénomènes envisagés par nous dans les pages précédentes, tels que par ex. le goût de la vulgarité et certaines formes nouvelles des mœurs, on peut se référer, d'ans l'ensemble, à cette jeunesse-là ; en font partie les fana­tiques des 2 sexes pour les braillards, les “chanteurs” épilep­tiques, au moment où nous écrivons pour les séances collectives de marionnettes représentées par les ye-ye sessions, pour tel ou tel “disque à succès” et ainsi de suite, avec les comportements correspondants. L'absence, chez ceux-là, du sens du ridicule rend impossible d'exercer sur eux une influence quelconque, si bien qu'il faut les laisser à eux-mêmes et à leur stupidité et estimer que si par hasard apparaissent, chez ce type de jeunes, quelques aspects polémiques en ce qui concerne, par ex., l'émancipation sexuelle des mineurs et le sens de la famille, cela n'a aucun relief.

    Les années passant, la nécessité, pour la plupart d'entre eux, de faire face aux problèmes matériels et économiques de la vie fera sans doute que cette jeunesse-là, devenue adulte, s'adaptera aux routines professionnelles, productives et sociales d'un monde comme le monde actuel ; ce qui, d'ailleurs, la fera passer simple­ment d'une forme de nullité à une autre forme de nullité. Aucun problème digne de ce nom ne vient se poser.

    Ce type de “jeunesse” défini par le seul âge (parce qu'ici il ne s'agit pas du tout de parier de certaines possibilités caractéristi­ques d'une jeunesse au sens intérieur, spirituel) est fortement repré­senté surtout en Italie. L'Allemagne fédérale nous présente un phé­nomène très différent : les formes stupides et décomposées dont nous avons parlé y sont beaucoup moins répandues ; la nouvelle génération semble avoir accepté tranquillement le fait d'une exis­tence dans laquelle on ne doit pas se poser de problèmes, d'une vie à laquelle on ne doit réclamer ni sens ni but ; elle pense seule­ment à utiliser les aises et les facilités que le nouveau développe­ment de l'Allemagne a procurées. On peut ici parler du type du jeune “sans problèmes”, qui a éventuellement laissé derrière lui de nombreuses conventions et acquis de nouvelles libertés, sans se créer de conflits, sur le plan de cette “factualité” bidimension­nelle à laquelle tout intérêt supérieur, pour des mythes, une disci­pline, une idée-force, est étranger.

    Pour l'Allemagne, il ne s'agit probablement que d'une phase tran­sitoire, car si le regard se tourne vers des nations où l'on est allé plus loin dans la même direction, où le climat d'une “société du bien-être” est presque parfait, où l'existence est sûre, où tout est rationnellement ordonné — on peut se référer en particulier au Danemark, à la Suède et, en partie, à la Norvège — à la fin, de temps en temps, des réactions se sont produites, sous forme d'ex­plosions violentes et inattendues. Celles-ci ont été provoquées sur­tout par la jeunesse. Dans ce cas le phénomène est déjà intéres­sant et il peut valoir la peine d'y prêter attention.

    2

    Mais pour en saisir les formes les plus typiques il faut peut-être se référer à l'Amérique, en partie aussi à l'Angleterre. En Amérique des phénomènes de traumatisme spirituel et de révolte d'une nou­velle génération sont déjà apparus très clairement et sur une grande échelle. Nous faisons allusion à la génération qui s'est donnée le nom de beat generation et dont nous avons déjà parlé, du reste, dans les pages qui précèdent : les beats ou beatnicks, ou encore hipsters, selon le nom d'une de leurs variantes. Ils ont été les repré­sentants d'une sorte d'existentialisme anarchiste et antisocial, mais de caractère pratique plus qu'intellectuel (à part certaines mani­festations littéraires de faible niveau). Au moment où nous écri­vons, la période de vogue et d'épanouissement du mouvement est déjà passée, celui-ci a pratiquement quitté la scène ou s'est dis­sous. Toutefois, il conserve une signification propre car ce phéno­mène est intimement lié à la nature même de la civilisation actuelle ; tant que cette civilisation subsistera, il faudra donc s'attendre à ce que des manifestations analogues se représentent, fût-ce sous d'au­tres formes et sous des dénominations différentes. En particulier, la société américaine représentant plus qu'aucune autre la limite et la réduction à l'absurde de tout le système actuel, les formes beat du phénomène de révolte ont revêtu un caractère spécial, paradigmatique, et, naturellement, ne sont pas à mettre sur le même plan que cette jeunesse stupide dont nous avons parlé plus haut en pensant surtout à l'Italie (1).

    De notre point de vue, examiner brièvement certains problèmes dans ce contexte a une raison d'être parce que nous partageons ce qui a été affirmé par certains beats, à savoir qu'à l'opposé de ce que pensent psychiatres, psychanalystes et “assistants sociaux”, dans une société et une civilisation comme celles d'au­jourd'hui et, spécialement, comme celles d'Amérique — dans le rebelle, dans celui qui ne s'adapte pas, dans l'asocial il faut voir en général l'homme sain. Dans un monde anormal les valeurs se renversent : celui qui apparaît anormal par rapport au milieu exis­tant, il est probable que c'est justement lui le “normal”, qu'en lui subsiste encore un reste d'énergie vitale intègre ; et nous ne suivons en rien ceux qui voudraient “rééduquer” des éléments de ce genre, considérés comme des malades, et les “récupé­rer” pour la “société”. Un psychanalyste, Rober Linder, a eu le courage de reconnaître cela. De notre point de vue, la seule pro­blématique concerne la définition de celui que nous pourrions appe­ler “l'anarchiste de droite”. Nous verrons quelle distance sépare ce type de l'orientation problématique propre, presque toujours, au non-conformisme des beats et des hipsters (2).

    Le point de départ, c'est-à-dire la situation qui détermine la révolte du beat, est évident. Un système est mis en accusation qui, bien que ne présentant pas de formes politiques “totalitaires”, étouffe la vie, frappe la personnalité. Parfois on fait intervenir l'in­sécurité physique dans l'avenir, étant donné que l'existence même du genre humain serait remise en cause par les perspectives (d'ail­leurs exagérées dans un sens apocalyptique) d'une éventuelle guerre nucléraire ; mais surtout on ressent le danger de la mort spirituelle inhérente à l'adaptation au système en vigueur et à la force diversement conditionnante (“hétéroconditionnante”) de celui-ci. L'Amérique, “pays pourri, cancer qui prolifère en chacune de ses cellules” — “passivité (conformisme), anxiété et ennui : ses trois caractéristiques”, affirme-t-on. Dans ce climat est res­sentie très vivement la condition de l'être déraciné, unité perdue dans la “foule solitaire” : “la société, parole vide, privée de sens”. Les valeurs traditionnelles ont été perdues, les nouveaux mythes sont démasqués, et cette “démythisation” frappe tous les nouveaux espoirs : “liberté, révolution sociale, paix — seule­ment des mensonges hypocrites”. “L'aliénation du Moi comme état habituel”, telle est la menace.

    Ici, cependant, on peut déjà indiquer le trait distinctif le plus important par rapport au type de “l'anarchiste de droite” : le beat ne réagit pas et ne se révolte pas en partant du positif, c'est-à-dire en ayant une idée précise de ce que serait un ordre normal et sensé, en s'appuyant fermement sur certaines valeurs fondamentales. Il réagit d'instinct, selon un mode existentiel confus, contre la situa­tion dominante, à la manière de ce qui arrive dans certaines for­mes de réaction biologique. Par contre, l'anarchiste de droite sait ce qu'il veut, a une base pour dire “non”. Le beat, dans sa révolte chaotique, non seulement n'a pas cette base, mais il y a même fort à parier que si on la lui indiquait, il la repousserait probable­ment. C'est pourquoi la définition de “rebelle sans drapeau” ou “sans cause” peut valoir pour lui. Ceci entraîne une faiblesse fon­damentale dans la mesure où le beat et l'hipster, qui craignent tant d'être “hétéro-conditionnés” c'est-à-dire déterminés par l'ex­térieur, au fond, d'un autre côté, courent justement le danger de l'être, parce que leurs attitudes sont provoquées, sous la forme d'une simple réaction, par la situation existante. À tout prendre, l'impassibilité, le détachement froid seraient une attitude plus cohérente.

    Ainsi, lorsque le beat, en dehors de sa protestation et de sa révolte tournées vers l'extérieur, se pose le problème positif de sa vie intérieure personnelle pour chercher à le résoudre, il se retrouve nécessairement sur un terrain chancelant et insidieux. Manquant d'un solide centre intérieur, il se jette à l'aventure, obéissant à des impulsions qui le font rétrograder plutôt qu'avancer lorsqu'il cher­che à combler de quelque façon que ce soit le vide et le non-sens de la vie. C'est une solution illusoire que celle d'un des précurseurs des beats, Thoreau, lequel avait déterré le mythe rousseauiste de l'homme naturel, de la fuite dans la nature : formule trop simple et, au fond, insipide. Mais il y a ceux qui ont suivi la voie d'une bohème nouvelle et plus crue, du nomadisme et du vagabondage (comme les personnages de Kerouac), du désordre et du caractère imprévisible d'une existence qui a horreur de toute ligne de conduite préétablie et de toute discipline (on peut se référer aux premiers romans, non privés d'un certain fond autobiographique, d'Henry Miller), avec la tentative de saisir d'instant en instant une plénitude de vie et d'existence (« brûlante conscience du présent, sans un "bien" et sans un "mal" »).

    La situation s'aggrave dans le cas des solutions extrémistes, c'est­-à-dire lorsqu'on cherche à combler le vide intérieur et à se sentir “réel”, lorsqu'on veut se prouver à soi-même une liberté supé­rieure (“le Moi sans loi et sans nécessité”) au moyen d'actions violentes et même criminelles, auxquelles on donne donc le sens d'une confirmation de soi-même, et pas seulement le sens d'ac­tes de résistance extrême et de protestation contre l'ordre établi, contre tout ce qui est normal et rationnel. On a affirmé de la sorte un fond “moral” du crime gratuit, accompli sans motivations matérielles ou passionnelles, pour un “besoin désespéré de valeur”, parce qu'on veut “se prouver qu'on est un homme”, qu'on “n'a pas peur de soi”, “jeu de hasard avec la mort et l'au-­delà”. L'emploi de tout ce qui est frénétique, irrationnel et violent — le « désir frénétique de créer ou de détruire » — peuvent ren­trer dans le même cadre.

    Ici, le caractère illusoire et équivoque de solutions de ce genre apparaît assez clairement. Il est évident, au fond, que dans de pareils cas la recherche d'une sensation vitale exaspérée sert pres­que toujours de succédané illusoire à un vrai sens du Moi. En fait d'actes extrêmes et irrationnels, il y aurait lieu, du reste, de relever que peuvent revêtir ce caractère non seulement, par ex., le fait de sortir dans la rue et de tirer sur le premier venu (comme André Breton l'avait proposé, en son temps, au “surréaliste”) ou de violenter une jeune sueur, mais aussi, mettons, le fait de don­ner ou de détruire tout ce qu'on possède ou le fait de risquer sa vie pour sauver un imbécile inconnu. Il faut donc être capable de voir si ce qu'on pense être un acte extrême “gratuit” n'est pas par hasard dicté par des impulsions cachées dont on est esclave, plutôt que par quelque chose attestant et réalisant une liberté supé­rieure. En général, là est la lourde équivoque de l'individualiste anar­chiste : “Être soi-même sans liens”, alors qu'on est esclave de soi-même. L'observation d'Herbert Gold pour les cas où manque cet examen intérieur est sans doute juste : « L'hipster est victime de la pire forme d'esclavage, c'est l'esclave qui, inconscient et orgueilleux de sa condition servile, l'appelle liberté ».

    II y a plus. De nombreuses expériences intenses qui peuvent don­ner au beat une sensation fugitive de “réalité”, le rendent au fond encore moins “réel” parce qu'elles le conditionnent. Wilson met très clairement en lumière cette situation dans un personnage de son roman déjà cité. Celui qui accomplit, dans un climat plus ou moins beat, une série d'assassinats de type sadique sur des fem­mes pour se “réintégrer”, pour échapper à la frustration, “parce qu'on a été frustré du droit d'être un dieu”, finit par se révéler comme un être défait et irréel. « Comme un paralytique qui a besoin de stimulants toujours plus forts et pour qui rien n'a d'importance ». « Je croyais que le meurtre n'était qu'une expression de révolte contre le monde moderne et ses engrenages, car plus on parle d'or­dre et de société, plus augmente le taux de criminalité. Je croyais que ses crimes n'étaient qu'un geste de défi… Ce n'était pas ça du tout : il tue pour la même raison que celle qui pousse l'alcooli­que à boire, parce qu'il ne peut pas s'en passer. » Ceci vaut aussi, naturellement, pour d'autres expériences extrêmes.

    Au passage, pour établir de nouveau des distances précises, on peut rappeler que le monde de la Tradition a connu lui aussi la “Voie de la Main Gauche” — voie dont nous avons parlé ailleurs (3) [cf. tantrisme], qui envisage l'infraction de la loi, la destruction, l'expé­rience orgiaque elle-même sous différentes formes, mais en par­tant d'une orientation positive, sacrée et “sacrificielle”, “vers le haut”, vers la transcendance qui est incompatible avec toute limite. C'est le contraire de la recherche de sensations violentes seulement parce qu'on est intérieurement défait et inconsistant, seulement pour arriver à rester debout d'une manière ou d'une autre. C'est pourquoi le titre du livre de Wilson Ritual in the Dark est très approprié : c'est une façon de célébrer de manière ténébreuse, sans lumière, ce qui pourrait avoir, dans un autre contexte, le sens d'un rite de transfiguration.

    Dans la même direction, les beats ont souvent recouru à certai­nes drogues, cherchant ainsi à provoquer une rupture et une ouver­ture au-delà de la conscience ordinaire. Cela selon l'intention des meilleurs. Mais un des principaux représentants du mouvement, Norman Mailer, en est arrivé à reconnaître le « jeu de hasard » qu'implique l'usage de drogues. À côté de la « lucidité supérieure », de la « perception nouvelle, fraîche et originelle, de la réalité, désor­mais inconnue de l'homme commun », auxquelles certains visent en recourant aux drogues, il y a le danger des “paradis artificiels”, de l'abandon à des formes de volupté extatique, de sensation intense et même de visions, privées d'un quelconque contenu spi­rituel et révélateur, et suivies d'un état dépressif lorsqu'on revient à l'état normal, ce qui ne fait qu'aggraver la crise existentielle.

    Ce qui décide ici, c'est de nouveau l'attitude fondamentale de l'être :  elle est presque toujours déterminante pour l'action dans un sens ou dans l'autre de certaines drogues. L'attestent par ex. les effets de la mescaline décrits par Aldous Huxley (écrivain déjà orienté dans le sens de la métaphysique traditionnelle), lequel put penser établir une analogie avec certaines expériences de la haute mystique, par opposition aux effets tout à fait banals rapportés par Zaehner (l'auteur que nous avons cité en note à l'occasion de la critique de Cuttat), qui avait voulu répéter les expériences d'Hux­ley pour les “contrôler” mais en partant d'une équation person­nelle et d'une attitude complètement différentes. Or, quand le beat se présente à nous comme un être profondément traumatisé qui s'est jeté à l'aventure dans une recherche confuse, il ne faut pas s'attendre à grand-chose de positif de l'usage des drogues. Pres­que fatalement, l'autre alternative prévaudra, renversant l'exigence initiale (4). Du reste, le problème n'est même pas résolu par d'éven­tuelles ouvertures fugitives sur la “Réalité”, après lesquelles on se retrouve dans une vie privée de sens. Que les prémisses essen­tielles pour s'aventurer dans ce domaine soient inexistantes, cela ressort clairement du fait que dans le cas des beats et des hips­ters, il s'est agi en grande partie de jeunes privés de la maturité nécessaire et fuyant par principe toute autodiscipline.

    D'aucuns ont affirmé que ce que les beats, ou du moins une partie d'entre eux, ont obscurément cherché, c'est, au fond, une nouvelle religion. Mailer, qui a dit : « Je veux que Dieu me montre son visage », a carrément affirmé qu'ils sont les porteurs d'une nou­velle religion, que leurs excès et leurs révoltes sont des formes tran­sitoires, qui « demain pourront donner naissance à une nouvelle religion, comme le christianisme ». Tout cela fait assez discours en l'air et, aujourd'hui, alors qu'on peut faire un bilan, rien n'est encore apparu. Certes, on peut reconnaître que ce qui manque à ces forces, ce sont justement des points de référence supérieurs et transcendants, semblables à ceux des religions, capables de four­nir un soutien et une juste orientation. « Recherche d'une foi qui les sauve » — a dit quelqu'un. Mais « Dieu est en danger de mort » (Mailer), ce qui se rapporte au Dieu de la religion théiste occiden­tale. C'est pourquoi celui qu'on a appelé the mystic beat a cher­ché ailleurs, a été attiré par la métaphysique orientale et, comme nous l'avons signalé dans un autre chapitre, par le Zen surtout. Mais, sur ce dernier point, il y a lieu de s'interroger en ce qui con­cerne les motivations. Le Zen a exercé une attirance sur les élé­ments en question surtout sous ses aspects de doctrine qui envi­sage des ouvertures illuminantes, soudaines et gratuites, sur la Réa­lité (par le satori), que l'explosion et le rejet de toutes les supers­tructures rationnelles, l'irrationalité pure, la démolition impitoya­ble de toute idole, l'usage éventuel de moyens violents pourraient produire. On peut comprendre que tout cela attire beaucoup le jeune Occidental déraciné qui ne supporte aucune discipline, qui vit à l'aventure et se révolte. Mais le fait est que le Zen suppose tacite­ment une orientation précédente liée à une tradition séculaire, et des épreuves très dures (il suffit de lire la biographie de certains maîtres Zen — Suzuki, qui a été le premier à faire connaître ces doctrines en Occident, a pu parler littéralement d'un « baptême du feu » comme préparation au satori) ne sont pas exclues. Arthur Rimbaud a parlé de la méthode pour devenir voyant par un dérè­glement systématique de tous les sens, et nous n'excluons pas que dans une vie absolument, mortellement aventureuse, même sans guide, procédant seule, des “ouvertures” du genre de celles aux­quelles fait allusion le Zen puissent se produire. Mais il s'agira tou­jours d'exceptions ayant vraiment le caractère d'une sorte de mira­cle : comme si l'on était prédestiné ou protégé par un bon génie. On peut soupçonner que la raison de l'attirance que le Zen et des doctrines analogues peuvent exercer sur les beats consiste en ceci : les beats supposent que ces doctrines donnent une sorte de justi­fication spirituelle à leur disposition pour une anarchie négative, pour le pur dérèglement, éludant la tâche première, tâche qui, dans leur cas, reviendrait à se donner une forme intérieure.

    Ce besoin confus d'un point de référence supérieur, métaration­nel, et, comme quelqu'un l'a dit, de saisir « l'appel secret de l'être », est d'ailleurs complètement dévié quand cet “être” est confondu avec la “Vie”, sous la suggestion de théories comme celles de Jung et de Reich, et quand on voit dans l'orgasme sexuel et dans l'abandon à cette espèce de dionysisme dégradé et paroxystique parfois offert par le jazz nègre d'autres voies valables pour “se sen­tir réel”, pour prendre contact avec la Réalité (5).

    Au sujet du sexe, il faudrait répéter ce que nous avons déjà dit plus haut, au chapitre XII, en examinant les perspectives des apô­tres de la “révolution sexuelle”. Un des personnages du roman déjà cité de Wilson se demande si « le besoin d'une femme qu'on éprouve n'est pas seulement le besoin qu'on a de cette intensité », si une impulsion plus haute, vers une liberté supérieure, ne se mani­feste pas obscurément dans l'impulsion sexuelle. Cette demande peut être légitime. Nous avons déjà rappelé que la conception non biologique ou sensualiste, mais d'une certaine manière transcen­dante, de la sexualité a, en effet, des antécédents précis et non extravagants dans les enseignements traditionnels. Mais il faut se référer à la problématique étudiée par nous dans Métaphysique du sexe, où nous avons aussi mis en évidence l'ambivalence de l'expérience sexuelle, c'est-à-dire les possibilités soit positives, soit régressives, “déréalisantes” et conditionnantes, qui y sont ren­fermées. Or, quand le point de départ est une sorte d'angoisse exis­tentielle, au point que le beat apparaisse obsédé par l'idée de ne pas atteindre “l'orgasme parfait” sous l'influence des vues déjà signa­lées de Wilhelm Reich et, en partie, de DH Lawrence, lesquels y ont vu le moyen de s'intégrer à l'énergie primordiale de la vie confondue avec l'Être ou l'esprit, dans ce cas il y a lieu de suppo­ser que ce seront les contenus négatifs et dissolvants de l'expé­rience sexuelle qui prédomineront — une fois de plus parce que les conditions existentielles préliminaires afin que l'opposé se véri­fie, sont inexistantes : le sexe et la force débordante de l'orgasme posséderont le Moi, et non vice versa, comme il le faudrait pour que tout cela puisse servir de voie. De même que pour les dro­gues, ce n'est pas une jeune génération à la dérive qui peut affronter des expériences de ce genre, par ailleurs envisagées en principe aussi par la Voie de la Main Gauche. Quant à la pleine liberté sexuelle comme simple révolte et anticonformisme, elle est banale et n'a rien à voir avec le problème spirituel.

    La direction négative se précise lorsque les beats font du jazz une sorte de religion et y voient un autre des moyens positifs pour surmonter leur “aliénation”, pour saisir des moments d'intensité libératrice. Les origines nègres du jazz (lesquelles, en tant que base, ne disparaissent même pas dans les formes élaborées de ces rythmes, lorsque s'établit le climat du swing et des be bop ses­sion), au lieu de faire réfléchir, sont mises en valeur. Nous avons déjà indiqué, dans un autre chapitre, comme un aspect de la “négrification” spirituelle de l'Amérique, le fait que Mailer juste­ment, dans un essai fameux, ait pu assimiler la position du beat à celle du Noir, parler du premier comme d'un « nègre blanc », admirer certains aspects de la nature nègre irrationnelle, instinc­tive, violente. En plus, il y a eu parmi les beats une tendance affi­chée à la promiscuité, y compris sur le plan sexuel, avec des jeu­nes fille blanches qui ont défié les “préjugés” et les conventions en se donnant à des Noirs. En ce qui concerne le jazz on peut recon­naître, dans ces milieux, une compréhension plus sérieuse que celle propre à l'engouement de cette jeunesse stupide non américaine dont nous avons parlé au début de ce chapitre ; mais c'est précisément pour cela que la chose est beaucoup plus dangereuse : il y a lieu de croire que dans l'identification à des rythmes frénétiques et élé­mentaires se produisent des formes d'“autotranscendance des­cendante” (pour employer cette expression précédemment expli­quée), des formes de régression dans l'infra-personnel, dans ce qui est purement vital et primitif, des possessions partielles qui, après des moments d'une intensité et d'un déchaînement paroxystique avec des passages semi-extatiques, laissent plus vides et irréels qu'avant. Si l'on considère l'atmosphère des rites nègres et des cérémonies collectives auxquelles le jazz renvoie par ses origines et ses premières formes, cette direction semble assez évidente parce qu'il est clair qu'on se trouve, comme dans la macumba et dans le cadombé pratiqués par les Noirs d'Amérique, devant des for­mes de démonisme et de transe, devant d'obscures possessions auxquelles échappe toute ouverture sur un monde supérieur.

    Malheureusement, il n'y a pas beaucoup plus à recueillir d'une analyse de ce que beats et hipsters ont cherché, sur le plan indi­viduel et existentiel, comme contrepartie d'une révolte légitime con­tre le système existant, pour remplir un vide et résoudre le pro­blème spirituel. La situation de crise subsiste. En des cas excep­tionnels seulement, on se rapproche de ce qui pourrait avoir une valeur positive quand il s'agit d'un “anarchiste de droite”. En défi­nitive, le problème est celui du matériel humain. Pour tout ce qui est anticonformisme pratique, démythisation, froide désidentifica­tion par rapport à toutes les institutions de la société bourgeoise : pour cela uniquement il n'y a rien à objecter, quand cette ligne est sérieusement suivie par la nouvelle génération. Selon le souhait de certains représentants de la beat generation, nous n'avons pas considéré ici leur mouvement comme une mode passagère. Nous nous sommes arrêté sur ce mouvement à travers ses aspects typi­ques ; sa problématique est une expression naturelle de l'époque contemporaine. Sa signification demeure, bien que ces formes aient cessé d'être actuelles en Amérique et d'avoir un mordant particulier. 

    3

    Nous voulons maintenant envisager un cas particulier, en ce qui concerne la jeune génération. Il y a des jeunes qui se révoltent con­tre la situation politico-sociale existant en Italie, et qui s'intéres­sent simultanément aux horizons propres à ce que nous avons l'ha­bitude d'appeler, en général, le monde de la Tradition. Alors que, d'un côté, ils s'opposent sur le plan pratique aux forces et aux idéo­logies de gauche qui avancent dangereusement, de l'autre ils regar­dent vers des horizons spirituels, ils s'intéressent, au moins sur le plan théorique, aux enseignements et aux disciplines d'une anti­que sagesse en des termes plus positifs que ce qui s'est vérifié dans les approches confuses du mystic beat.

    Nous avons donc des forces qui, potentiellement, sont “à dis­position”. Le problème, c'est celui des directives capables de don­ner une orientation positive à leur activité.

    Notre livre Chevaucher le tigre, considéré par certains comme un “manuel de l'anarchiste de droite”, résout le problème jusqu'à un certain point dans la mesure où il s'adresse essentiellement — chose que, souvent, on n'a pas relevé suffisamment — à un type humain différencié bien précis, ayant en propre un haut degré de maturité. Par conséquent, les orientations proposées dans ce livre ne sont pas toujours adaptées et, en général, réalisables, pour la catégorie de jeunes à laquelle nous avons fait allusion.

    La première chose qu'il faut recommander à ces jeunes, c'est la méfiance pour des formes d'intérêt et d'enthousiasme qui pour­raient n'être que d'origine biologique, c'est-à-dire dues à leur âge. Il faudra voir si leur attitude restera inchangée avec l'approche de l'âge adulte, quand ils devront résoudre les problèmes concrets de l'existence. Malheureusement, notre expérience personnelle nous a montré que c'est rarement le cas. Au tournant, disons, des trente ans, bien peu restent sur les mêmes positions.

    Nous avons déjà parlé d'une jeunesse qui n'est pas seulement biologique, mais qui a aussi un aspect intérieur, spirituel, donc pro­pre à n'être pas conditionnée par l'âge. Mais cette jeunesse supé­rieure peut se manifester dans l'autre jeunesse. Nous ne dirons pas qu'elle est caractérisée par “l'idéalisme”, car le terme est galvaudé et suspect et car la capacité de “démythifier” les idéaux en s'ap­prochant même du point zéro des valeurs courantes devrait être une qualité que ces jeunes partageraient avec d'autres courants d'une orientation éventuellement très différente. Nous parlerons plutôt d'une certaine capacité d'enthousiasme et d'élan, de dévouement inconditionné, d'un détachement de l'existence bourgeoise et des intérêts purement matériels et égoïstes. Or, la première tâche con­sisterait à assimiler ces dispositions qui, chez les meilleurs, affleu­rent parallèlement à la jeunesse physique, pour en faire des quali­tés permanentes résistant à toutes les influences contraires aux­quelles on est fatalement exposé avec l'avancement de l'âge (6). Quant à l'anticonformisme, la première chose requise c'est un style de vie fermement antibourgeois. Durant sa première période Ernst Jünger n'eut pas peur d'écrire : « Mieux vaut être un délinquant qu'un bourgeois » ; nous ne disons pas qu'il faut prendre cette for­mule à la lettre, mais une orientation générale y est indiquée. Dans la vie quotidienne il faut aussi prendre garde aux pièges représen­tés par les affaires sentimentales concernant le mariage, la famille et tout ce qui appartient aux structures subsistantes d'une société dont on reconnaît l'absurdité. C'est là un point fondamental. Par contre, pour le type en question, certaines expériences, dont nous avons reconnu tout le caractère problématique dans le cas des beats et des hipsters, pourraient ne pas présenter les mêmes dangers.

    Comme contrepartie, chez lui devrait se manifester un goût pour l'autodiscipline sous des formes libres, détachées de toute exigence sociale ou “pédagogique”. Il s'agit, pour les jeunes, du problème de leur formation, au sens le plus objectif du terme. Ici une diffi­culté se présente, du fait que toute formation suppose, comme point de référence, certaines valeurs, alors que le jeune révolté repousse toutes les valeurs, toute la “morale” de la société exis­tante et de la société bourgeoise en particulier.

    Mais, à cet égard, il faut établir une distinction. Il y a des valeurs qui ont un caractère conformiste et une justification tout à fait exté­rieure, sociale, pour ne pas parler des valeurs devenues telles parce que leurs fondements originels ont été irrévocablement oubliés. Par contre, d'autres valeurs se proposent uniquement comme des appuis pour assurer à un être une véritable forme et une fermeté. Le courage, la loyauté, la franchise, la répugnance pour le men­songe, l'incapacité de trahir, la domination de tout égoïsme mes­quin et de tout intérêt inférieur peuvent être comptés au nombre des valeurs qui, d'une certaine façon, surplombent le “bien” comme le “mal” et se tiennent sur un plan non “moral”, mais ontologique : précisément parce qu'elles donnent un “être” ou le renforcent, contre la condition présentée par une nature insta­ble, fuyante, amorphe. Il n'y a ici aucun impératif. Seule doit déci­der la disposition naturelle de l'individu. Pour prendre une image, la nature nous présente aussi bien des substances parvenues à une complète cristallisation que des substances qui sont des cristaux imparfaits et inachevés, mêlés à une gangue friable. Certes, nous n'appellerons pas “bonnes” les premières, “mauvaises” les autres, dans un sens moral. Il s'agit de différents degrés de “réa­lité”. La même chose vaut pour l'être humain. Le problème de la formation du jeune et son amour pour l'autodiscipline doivent être considérés sur ce plan, au-delà de tout critère et de toute valeur de la morale sociale. F. Thiess a écrit justement :

    « II y a la vulga­rité, la méchanceté, la bassesse, l'animalité, la perfidie, tout comme il y a la pratique imbécile de la vertu, le bigotisme, le respect con­formiste de la loi. La première chose vaut aussi peu que l'autre ».

    En général, tout jeune est caractérisé par un trop-plein d'éner­gies. Le problème de leur emploi se pose, dans un monde comme le monde actuel. À cet égard, on pourrait envisager d'abord tout le développement ultérieur sur le plan physique du processus de “formation”. Nous nous garderons bien de conseiller la pratique des sports modernes dans leur quasi-totalité. Le sport est en ef­fet un des facteurs typiques de l'abrutissement des masses moder­nes, et un caractère de vulgarité lui est presque toujours associé. Mais certaines activités physiques particulières pourraient entrer en jeu. Un exemple est offert par l'alpinisme de haute altitude, à condition qu'il soit ramené à ses formes premières, sans la technicisation et les débouchés sur un acrobatisme qui l'ont déformé et matérialisé ces derniers temps. Le parachutisme peut offrir lui aussi des possibilités positives — dans ces 2 cas la présence du facteur risque est une aide utile pour le renfor­cement intérieur. On pourrait donner comme autre exemple les arts martiaux japonais, si l'on avait la chance de pouvoir les apprendre selon la tradition d'origine et non sous leurs formes désormais si répandues en Occident, formes privées de cette contrepartie spiri­tuelle grâce à laquelle la maîtrise de ces activités pouvait se rat­tacher étroitement à des formes subtiles de discipline intérieure et spirituelle. En des temps assez proches, certaines corporations estudiantines d'Europe centrale, les Korpsstudenten qui prati­quaient la Mensur — c'est-à-dire les “combats” sous la forme cruelle de duels non mortels suivant des normes précises (comme traces, des cicatrices sur le visage) — dans le but de développer le courage, la fermeté, l'intrépidité, la résistance à la douleur physi­que, tandis qu'on honorait certaines valeurs d'une éthique supé­rieure, de l'honneur et de la camaraderie, sans fuir éventuellement certains excès, ces corporations offraient différentes possibilités. Mais les cadres socio-culturels y correspondant ayant disparu, on ne peut pas penser aujourd'hui, en Italie spécialement, à quelque chose de semblable.

    Le trop-plein d'énergies peut aussi mener à diverses formes d'“activisme” dans le domaine politico-social. Dans ces cas-là serait essentiel, en premier lieu, un examen sérieux pour s'assurer que l'engagement éventuel en faveur d'idées opposées au climat général n'est pas seulement le moyen de déverser des énergies (d'autant plus qu'en d'autres circonstances même des idées très différentes pourraient également servir au même but) ; donc que le point de départ et la force motrice sont une véritable identifica­tion due à la reconnaissance méditée de leur valeur intrinsèque. Cela étant, pour un quelconque activisme la difficulté est que si le type de jeune auquel nous nous référons peut avoir clairement compris pour quelles idées il vaut la peine de combattre, il pourrait difficilement trouver, par contre, dans le climat actuel, un front, un parti, un groupe politique défendant vraiment, avec intransi­geance, des idées de ce genre. Une autre circonstance — à savoir qu'étant donné le stade où nous sommes la lutte contre les courants politiques et sociaux qui dominent désormais a peu de chan­ces d'aboutir à des résultats globaux appréciables — pèse peu en dernière analyse, car ici la norme devrait être de faire ce qui doit être fait en étant disposé à se battre, éventuellement, même sur des positions perdues. De toute manière, affirmer aujourd'hui une “présence” par l'action sera toujours utile.

    Quant à un activisme anarchiste de simple protestation, qui pour­rait aller de certaines manifestations violentes jugées “délictueu­ses” du genre de celles de la jeunesse de certaines nations (nous avons déjà parlé du cas de pays d'Europe du Nord où règne la “société du bien-être”) jusqu'à des actes terroristes comme ceux auxquels s'adonnèrent les anarchistes politiques nihilistes du siè­cle dernier, si l'on exclut — et on devrait les exclure — les motiva­tions de certains beats, c'est-à-dire le désir d'une action violente quelconque simplement parce qu'on a besoin de la sensation qu'elle procure —, même dans le cadre d'un simple exutoire d'énergies cet activisme apparaît peu sensé. Certes, si l'on pouvait organiser aujourd'hui une espèce de Sainte Vehme agissante, capable de tenir les principaux responsables de la subversion contemporaine dans un état d'insécurité physique constante, cela serait une excellente chose. Mais ce n'est pas une chose qu'une jeunesse peut organi­ser, et, d'autre part, le système de défense de la société actuelle est trop bien construit pour que de semblables initiatives ne soient pas brisées dès le départ et payées à un prix trop élevé.

    Un dernier point doit être envisagé. Dans la catégorie des jeu­nes dont nous sommes en train de parler et qui, par rapport au monde actuel, pourrait être définie comme celle des anarchistes de droite, on en trouve un certain nombre sur lesquels, en même temps, les perspectives de réalisation spirituelle qu'ont fait con­naître les études de sérieux représentants du courant traditiona­liste, avec des références à d'anciennes doctrines sapientielles et initiatiques, exercent une attraction. Il s'agit ici de quelque chose de plus sérieux que l'intérêt ambigu suscité par l'irrationalisme d'un Zen mal compris chez certains beats américains, ne serait-ce qu'en raison de la qualité différente des sources d'information. Cette attraction est compréhensible si l'on pense au vide spirituel qui s'est créé à la suite de la décadence des formes religieuses qui ont dominé en Occident et de la remise en cause de leur valeur. On peut donc concevoir que, détaché de ces dernières, on aspire à quelque chose d'effectivement supérieur, et non à de vains succé­danés. Toutefois, quand il s'agit de jeunes, il ne faut pas nourrir d'aspirations trop ambitieuses et éloignées de la réalité. Il n'est pas seulement nécessaire d'arriver à la maturité requise ; il faut aussi tenir compte du fait que la voie dont nous avons indiqué le sens ici, dans des chapitres précédents (XI et XV), exige et a toujours exigé une qualification particulière et quelque chose d'analogue à ce qu'on appelle la “vocation” au sens spécifique dans le domaine des Ordres religieux. On sait que dans ces Ordres un certain temps est laissé au novice afin qu'il vérifie la réalité de sa vocation. En rapport avec ceci, on doit répéter ici ce qui a été dit au sujet d'une vocation plus générale que l'on peut ressentir lorsqu'on est jeune : il faut voir si, à mesure que passent les années, elle se renforce au lieu de s'affaiblir.

    Les doctrines auxquelles nous avons fait allusion ne doivent pas faire naître les illusions favorisées par de nombreuses formes impures issues du néo-spiritualisme contemporain — théosophisme, anthroposo­phie, etc. —, à savoir s'imaginer que le but le plus élevé est à la portée de tous et réalisable avec tel ou tel expédient ; alors qu'il doit apparaître comme une lointaine ligne de crête vers laquelle seule peut conduire une voie longue, âpre et périlleuse. Malgré tout, on peut toujours indiquer à ceux qui nourrissent un intérêt sérieux certaines tâches préliminaires non négligeables. En premier lieu, on peut se consacrer à une série d'études concernant la vision géné­rale de la vie et du monde, vision qui est la contrepartie naturelle de ces doctrines, pour acquérir une formation mentale nouvelle qui corrobore, sur la base de quelque chose de positif, le “non” dit à tout ce qui existe aujourd'hui, et pour éliminer les multiples et profondes intoxications dues à la culture moderne. La seconde phase, la seconde tâche, serait de dépasser le plan purement intel­lectuel en rendant “organique” un certain ensemble d'idées, en faisant en sorte que cela détermine une orientation existentielle fon­damentale et suscite par là même le sentiment d'une sécurité ina­liénable, indestructible. Une jeunesse qui arriverait peu à peu à ce niveau serait déjà allée très loin. Elle pourrait laisser indéterminés le “si” et le “quand” de la troisième phase, dans laquelle, avec le maintien de la tension originelle, certaines actions “décondition­nalisantes” par rapport à la limite humaine peuvent être tentées. À cet égard, des facteurs impondérables entrent en jeu, et la seule chose sensée qu'on puisse atteindre, c'est une préparation adé­quate. S'attendre à quelque chose d'immédiat, chez un jeune, est absurde.

    Diverses expériences personnelles nous ont convaincu que ces dernières brèves considérations étaient nécessaires, bien qu'elles concernent évidemment un groupe très différencié de la jeunesse non conformiste : le groupe de ceux qui ont ressenti de manière juste le problème proprement spirituel.

    Par-là même nous sommes allé assez au-delà de ce qu'on appelle communément le problème des jeunes. On peut concevoir “l'anar­chiste de droite” comme un type suffisamment défini et plausi­ble, à opposer soit à la jeunesse stupide, soit aux “rebelles sans drapeau” et à ceux qui se jettent à l'aventure et se livrent à des expériences qui n'apportent aucune vraie solution, aucune contri­bution positive, si l'on n'a pas, déjà, une forme intérieure. En toute rigueur, on pourrait objecter que cette forme est une limitation, un lien, qu'elle contredit l'exigence initiale, la liberté absolue de l'anarchisme. Mais puisqu'il est bien difficile que celui qui formule cette objection le fasse en ayant comme point de référence la trans­cendance au sens propre et absolu — le sens que ce terme a, pour nous faire comprendre par un exemple, dans la haute ascèse —, il faut seulement répondre que l'autre alternative concerne une jeu­nesse “brûlée” à un point tel qu'on peut la considérer — aucun noyau solide n'ayant résisté à l'épreuve représentée par la dissolu­tion générale — comme un pur produit existentiel de cette même dissolution, de sorte que cette jeunesse se fait beaucoup d'illusions quand elle pense être vraiment libre. Une pareille jeunesse, révol­tée ou non, nous intéresse bien peu et il n'y arien à faire avec elle. Elle peut seulement être un sujet d'étude dans le cadre général de la pathologie d'une époque.

    ► Julius Evola, L'Arc et la massue, ch. XVI, 1968.

    • Notes :

    (1) En ce moment même cette jeunesse italienne niaise et carnavalesque s'est qua­lifiée de beat et applique ce terme à n'importe quoi. Pour problématique qu'ait été le mouvement beat américain, sur le plan de l'engagement il n'y a aucune compa­raison entre lui et les attitudes et les velléités risibles de “protestation” de ces épigones beat italiens.

    (2) Dans ce qui suit nous utiliserons en partie le matériel formé par les témoigna­ges et les essais recueillis dans le volume anthologique de S. Krim, The Beats – les essais les plus importants sont ceux de H. Gold, de Mac Reynold et de N. Podho­retz ; on peut ajouter le livre de Norman Mailer, Advertisements for myself. Mailer a aussi été un porte-parole des beats et des hipsters, et il semble qu'il ne se soit pas arrêté à la seule théorie, puisqu'il serait allé, par ex., jusqu'à poi­gnarder “gratuitement” sa femme. Pour le climat général on peut recourir aux romans de Jack Kerouac, On the road et The Dharma Boom, auxquels on peut ajouter le roman de Colin Wilson (anglais) Rituel in the Dark, qui aborde en par­tie la même problématique ; dans un livre qui suscita beaucoup d'intérêt, The Out­sider, Wilson avait étudié en général la figure de « celui qui est en dehors » – en dehors de la société et du monde “normaux” (Les romans de J. Kerouac sont disponibles en traduction française. Le livre de C. Wilson, The Outsider, a été publié en français, sous le titre L'homme en dehors, par les éditions Gallimard en 1958, NDT).

    (3) Métaphysique du sexe, Payot, 1976, § 28.

    (4) Un beat, Jack Green, a fait (dans l'anthologie signalée plus haut) certaines descriptions intéressantes de ses expériences avec une drogue spéciale, le peyotl. Il finit par reconnaître que cette substance peut donner « une euphorie mais non la grande libération » et que s'il avait eu « l'œil exercé il n'aurait pas eu besoin du peyotl ». Par ailleurs, pour ce qu'il peut avoir recueilli de positif, il y ale fait qu'il possède une certaine connaissance de la doctrine Zen du satori. À la fin il rap­porte que pendant une longue période il « n'a plus vécu d'expériences authenti­ques » et qu'il « les cherche rarement ». Il reconnaît en outre la diversité des effets possibles. Il écrit entre autres : « Il est possible que la préparation intense et, en partie aussi, la préparation inconsciente qui vient de la vie contemplative, provo­quent une fracture soudaine qui est sentie comme une unité inattendue ». Même après le déclin du mouvement beat, la jeunesse américaine, universitaire spéciale­ment, a été loin d'abandonner la voie des drogues. Au moment où nous écrivons, l'inquiétude suscitée par la diffusion toujours croissante, parmi cette jeunesse, du Lsd 25 (acide lysergique diéthylamidique), l'atteste.

    (5) Quelques affirmations faites avec beaucoup de désinvolture sont typiques, comme dans cette phrase de Mailer : « L'hipster a un respect incident (!) pour le Zen, il ne nie pas l'expérience du mystique parce qu'il l'a connue lui-même (?), mais préfère tirer l'expérience du corps d'une femme ».

    (6) Dans ce contexte une référence à l'ancienne civilisation arabo-persane pourra présenter un certain intérêt. Cette civilisation a connu le terme futâwa qui, dérivé , de fatà = jeune, désigne la qualité « être jeune » justement au sens spirituel indi­qué, non défini par l'âge mais par une disposition particulière de l'âme. C'est ainsi que les fityân ou fityûh (les jeunes) ont pu être conçus comme un Ordre, et un rite particulier (avec une libation rituelle) consacrait cette qualité “être jeune”, et comportait en même temps une sorte de vœu solennel de la maintenir. Une termi­nologie semblable fut employée dans le milieu des partisans d'Ar et dans les milieux soufis.


    « SénèqueDandy »