• Amerika

    Amérique réelle, Amérique hyperréelle

    Un phénomène important est survenu dans les relations entre les élites américaines détentrices du pouvoir et les élites médiatiques. Au début du XXIe siècle, l’Amérique, contrairement aux autres pays européens, se vante ouvertement qu’elle garantit une liberté d’expression totale. Pourtant, les médias américains osent rarement soulever des thématiques considérées comme contraires à l’esprit postmoderne de l’américanisme. De fait, la « médiacratie » américaine postmoderne opère de plus en plus en liaison avec le pouvoir exécutif de la classe dominante. Cette cohabitation se déroule sur un mode mutuellement correcteur, où les uns posent des critères éthiques pour les autres et vice-versa. Les principales chaînes de télévision et les principaux journaux d’Amérique, comme CNN, The New York Times ou The Washington Post suggèrent aux hommes politiques la ligne à suivre et vice-versa ou, pour un autre sujet, les deux fixent de concert les critères du comportement politique général qu’il faudra adopter. Parmi les citoyens américains, l’idée est largement répandue que les médias représentent un contre-pouvoir face au système et que, de par leur vocation, ils doivent être par définition hostiles aux décisions prises par les élites au pouvoir. Mais en réalité, les médias américains ont toujours été les porte-paroles et les inspirateurs du pouvoir exécutif, bien que d’une manière anonyme, sans jamais citer les noms de ceux qui, au départ de la sphère gouvernementale, leur filaient des tuyaux. Depuis la première guerre mondiale, les médias américains ont eu une influence décisive, dans la mesure où ils ont créé l’ambiance psychologique qui a précédé et soutenu la politique étrangère américaine, en particulier en poussant les politiques américains à bombarder au phosphore les villes européennes pendant la seconde guerre mondiale. La même stratégie, mais avec une ampleur réduite, a été suivie, partiellement, par les médias américains lors de l’engagement US en Irak en 2003.

    Médias et classe dominante : opérations conjointes

    Dans le choix des mots, la classe dominante américaine et ses courroies de transmission dans les médias et l’industrie de l’opinion ne fonctionnent plus d’une manière disjointe et exclusive l’une de l’autre ; elles opèrent conjointement dans le même effort pédagogique de « répandre la démocratie et la tolérance » dans le monde entier. « Qu’il y ait ou non un soutien administratif au bénéfice des médias », écrit Régis Debray, « ce sont les médias qui sont les maîtres de l’État ; l’État doit négocier sa survie avec les faiseurs d’opinion » (1). Debray, figure de proue parmi les théoriciens de la postmodernité, ne révèle au fond rien de neuf, sauf que dans la “vidéo-politique” postmoderne, comme il l’appelle, et qui est distillée par les médias électroniques modernes, les mensonges des politiciens semblent plus digérables qu’auparavant. En d’autres mots, le palais présidentiel n’a plus d’importance politique décisive ; c’est la tour de la télévision qui est désormais en charge de la “haute politique”. L’ensemble des discours et récits politiques majeurs ne relève plus de la “graphosphère” ; il entre dans le domaine de la “vidéosphère” émergente. En pratique, cela signifie que toutes les absurdités que pense ou raconte le politicien n’ont plus aucune importance de fond : quel que soit leur degré de sottise, il faut qu’elles soient bien présentées, qu’elles suscitent l’adhésion, comme sa propre personne, sur les écrans de la télévision. Il peut certes exister des différences mineures entre la manière dont les médias, d’une part, et la classe dominante américaine, d’autre part, formulent leur message, ou entre la façon dont leur efforts correcteurs réciproques se soutiennent mutuellement, il n’en demeure pas moins vrai que la substance de leurs messages doit toujours avoir le même ton.

    La télévision et les médias visuels ont-ils changé l’image que nous avons du monde objectif ? Ou la réalité du monde objectif peut-elle être saisie, si elle a été explicitée autrement qu’elle ne l’est par les médias ? Les remarques que les universitaires ou d’autres hommes politiques formulent et qui sont contraires aux canons et aux vérités forgées par les médias se heurtent immédiatement à un mur de silence. Les sources et informations rebelles, qui critiquent les dogmes de la démocratie et des droits de l’homme, sont généralement écartées des feux de la rampe. C’est vrai surtout pour les écrivains ou journalistes qui remettent en question l’essence de la démocratie américaine et qui défient la légitimité du libre marché.

    Significations à facettes multiples

    Les hommes politiques américains contemporains ont de plus en plus souvent recours à des références voilées derrière un méta-langage hermétique, censé donner à ses locuteurs une aura de respectabilité. Les hommes politiques postmodernes, y compris les professeurs d’université, ont recours, de plus en plus, à une terminologie pompeuse d’origine exotique, et leur jargon se profile souvent derrière une phraséologie qu’ils comprennent rarement eux-mêmes. Avec la propagation rapide du méta-discours postmoderne au début du XXIe siècle, la règle, non écrite, est devenue la suivante : le lecteur ou le spectateur, et non plus l’auteur, devraient devenir les seuls interprètes de la vérité politique. À partir de maintenant, le lexique politique est autorisé à avoir des significations à facettes multiples. Mais, bien sûr, cela ne s’applique pas au dogme du libre marché ou à l’historiographie moderne, qui doit rester à tout jamais en un état statique. Le discours postmoderne permet à un homme politique ou à un faiseur d’opinion de feindre l’innocence politique. De cette manière, il est libre de plaider l’ignorance si ses décisions politiques débouchent sur l’échec. Ce plaidoyer d’ignorance, toutefois, ne s’applique pas s’il osait tenter ou s’il désirait déconstruire le proverbial signifiant “fascisme” qui doit rester le référent inamovible du mal suprême.

    Dans un essai de 1946, un an après la défaite totale du national-socialisme, Orwell notait combien le mot “fascisme” avait perdu sa signification originelle : « il n’a maintenant plus aucune signification sauf dans la mesure où il désigne quelque chose qui n’est pas désirable » (…). On peut dire la même chose d’un vaste éventail de référents postmodernes, y compris du terme devenu polymorphe de “totalitarisme”, qui date du début des années 20 du siècle passé, quand il est apparu pour la première fois et n’avait pas encore de connotation négative. Et qui sait s’il aura toujours cette connotation négative si on part du principe que le système américain, monté en épingle, pourrait, en cas d’urgence, utiliser des instruments totalitaires pour garantir sa survie ? Si l’Amérique devait faire face à des affrontements interraciaux de grande ampleur (on songe aux clivages raciaux de grande envergure après les dévastations causées par l’ouragan Katrina à la Nouvelle Orléans en 2005, qui pourrait être le prélude de plus graves confrontations ultérieures), elle devra fort probablement adopter des mesures disciplinaires classiques, telles la répression policière et la loi martiale. On peut imaginer que la plupart des théoriciens postmodernes n’émettraient aucune objection à l’application de telles mesures, bien qu’ils esquiveront probablement le vocable “totalitaire”.

    Incantations abstraites

    Il y a longtemps, Carl Schmitt théorisa et explicita une vérité vieille comme le monde. Notamment, que les concepts politiques acquièrent leur véritable signification si et seulement si l’acteur politique principal, c’est-à-dire l’État et sa classe dominante, se retrouvent dans une situation d’urgence soudaine et imprévue. Dans ce cas, toutes les interprétations usuelles des vérités posées jusqu’alors comme “allant de soi” deviennent obsolètes. On a pu observer un tel glissement après l’attaque terroriste du 11 septembre 2001 à New York (un événement qui n’a pas encore été pleinement élucidé) ; la classe dirigeante américaine a profité de cette occasion pour redéfinir la signification légale d’expressions comme les “droits de l’homme” et la “liberté de parole”. Après tout, la meilleure façon de limiter les droits civiques concrets n’est-elle pas d’abuser d’incantations abstraites sur les “droits de l’homme” et sur la “démocratie” ? Avec la déclaration possible d’un état d’urgence à grande échelle dans l’avenir, il semble tout à fait probable que l’Amérique finira par donner de véritables significations à son vocabulaire politique actuel. Pour les temps présents, toutefois, la postmodernité américaine peut se décrire comme une sémantique transitoire et un engouement esthétique parfaitement idoine pour assumer une surveillance dans les sphères académiques et politiques, sous le masque d’un seul terme : celui de “démocratie”.

    Contrairement au mot, le concept de postmodernité désigne un fait politique ou social qui, selon diverses circonstances, signifie tout et le contraire de tout, c’est-à-dire, finalement, rien du tout. La postmodernité est tout à la fois une rupture avec la modernité et sa continuation logique sous une forme hypertrophiée. Mais, comme nous avons déjà eu l’occasion de le noter, en termes de dogme égalitaire, de multiculturalisme et de religion du progrès, le discours postmoderne est resté le même que le discours de la modernité. Le théoricien français de la postmodernité, Gilles Lipovetsky, utilise le terme d’hyper-modernité lorsqu’il parle de la postmodernité. La postmodernité est hyper-modernité dans la mesure où les moyens de communication défigurent et distordent tous les signes politiques, leur font perdre toutes proportions. De ce fait, quelque chose que nous allons considérer comme hyper-moderne doit simultanément être considéré comme ‘hyperréel’ ou ‘surréel’ ; c’est donc un fait gonflé par une prolifération indéfinie de mini-discours ; des mémoires historiques et tribales travesties en panégyriques aux commémorations de masses honorant les morts de la guerre. De nouveaux signes et logos émergent, représentant la nature diversifiée du système mondial américanisé. Lipovetsky note que « très bientôt, il n’y aura plus aucune activité particulière, plus aucun objet, plus aucun lieu qui n’aura pas l’honneur d’un musée institué. Depuis le musée de la crêpe jusqu’à celui des sardines, depuis le musée d’Elvis Presley jusqu’à celui des Beatles » (2). Dans la postmodernité multiculturelle, tout est objet de souvenir surréel et aucune tribu, aucun style de vie ne doit se voir exclu du circuit. Les Juifs se sont déjà taillé une position privilégiée dans le jeu global des cultes de la mémoire ; maintenant, c’est au tour d’une myriade d’autres tribus, de styles de vie ou de divers groupes marginaux cherchant à recevoir leur part du gâteau de la mémoire globale.

    Obsession de la “race”

    Officiellement, dans l’Amérique multiculturelle, il n’y a ni races ni différences raciales. Mais les quotas de discrimination positive (affirmative action) et l’épouvantail du racisme ramènent sans cesse le terme ‘race’ à l’avant-plan. Cette attitude qui se voit rejetée, de manière récurrente, par l’établissement postmoderne américain, est, de fait, une obsession ressassée à l’infini. Les minorités raciales réclament plus de droits égaux et se font les avocates de la diversité sociale ; mais dans les termes mêmes de leurs requêtes, elles n’hésitent jamais à mettre en exergue leur propre ‘altérité’ et le caractère unique de leur propre race. Si leurs requêtes ne sont suivies d’aucun effet, les autorités courent le risque de se faire accuser d’ ‘insensibilité’. De ce fait, pourquoi n’utiliserait-on pas, dès maintenant, les termes d’Hyper-Amérique hyper-raciale ? Ce qui importe, ici, c’est que le lecteur saisisse ces termes dans leur sens aléatoire car la postmodernité, selon les circonstances, peut se donner des significations contradictoires.

    L’Amérique est un pays aussi moderne qu’il a voulu l’être. La modernité et la religion du progrès font partie du processus historique qui l’a créé. En même temps, toutefois, les éléments méta-statiques de la postmodernité, en particulier l’overkill, les tueries excessives, que l’on voit à satiété dans les médias, sont désormais visibles partout. La postmodernité a ses pièges. Afin de les éviter, ses porte-paroles font usage d’approches particulières du discours moderne en recourant à des qualifiants apolitiques et moins connotés. Dans le monde postmoderne, écrit Lipovetsky, « on note la prédominance de la sphère individuelle sur la sphère universelle, du psychologique sur l’idéologique, de la communication sur la politisation, de la diversité sur l’homogénéité, de la permissivité sur la coercition » (3). De même, certaines questions sociales et politiques apparaissent désormais sous les feux de rampe alors qu’elles étaient totalement ignorées et inédites au cours des dernières décennies du XXe siècle. L’éventuelle impuissance sexuelle d’un candidat à la présidence est désormais considérée comme une événement politique de premier plan — souvent plus que sa manière de traiter un thème important de la criminalité publique. La mort d’un enfant en bas âge dans une Afrique ravagée par les guerres en vient à être considérée comme une affaire nationale urgente. Même le supporter le plus ardent du multiculturalisme aurait eu grand peine à imaginer, jadis, les changements phénoménaux qui se sont opérés dans le discours pan-racialiste des élites américaines. Même le progressiste américain le plus optimiste de jadis, avocat de la consommation à outrance, n’aurait jamais imaginé une telle exhibition colossale de permissivité langagière ni l’explosion de millions de signes de séduction sexuelle. Tout chose se mue en sa forme plus “soft” que suggère la nouvelle idéologie ; depuis l’idéologie du sexe jusqu’à la nouvelle religion du football en passant par la croisade idéologique contre le terrorisme réel ou imaginaire.

    Transformations sémantiques

    La culture de masse à l’âge de la néo-postmodernité, comme l’écrit Ruby, facilite le développement d’un individualisme extrême, au point où la plus petite parcelle d’une existence humaine doit dorénavant être perçue comme une commodité périssable ou hygiénique. « La personnalité de quelqu’un est jugée d’après la blancheur de ses incisives, d’après l’absence de la moindre gouttelette de sueur aux aisselles, de même d’après l’absence totale d’émotion » (4). La culture des mots en langue anglaise a, elle aussi, été sujette à des transformations sémantiques. Actuellement, ces mots transformés existent pour désigner des styles de vie différents et n’ont plus rien en commun avec leur signification d’origine. C’est pourquoi on pourrait tout aussi bien appeler l’Amérique postmoderne « Amérique hypermoderne », désignation qui suggère que, dans les années à venir, il y aura encore plus d’hyper-narrations tournant autour de l’hyper-Amérique et du monde “hyper-américanisé”.

    Et qu’est-ce qui viendra après la postmodernité ? « Tout apparaît — écrit Lipovetsky — comme si nous étions passés d’un âge ‘post’ à un âge ‘hyper’ ; une nouvelle société faite de modernité refait surface. On ne cherche plus à quitter le monde de la tradition pour accéder à la modernité rationnelle mais à moderniser la modernité, à rationaliser la rationalisation » (5). Nous avons donc affaire à la tentative d’ajouter toujours du progrès, toujours de la croissance économique, toujours des effets télévisés spéciaux pour, imagine-t-on, nourrir l’existence de l’Amérique hyperréelle. Le surplus de symbolisme américain doit continuer à attirer les désillusionnés de toutes races et de tous styles de vie, venus de tous les coins du monde. N’importe quelle image télévisée ou n’importe quelle historiette de théâtre sert désormais de valeur normative pour une émulation quelconque à l’échelle du globe — ce n’est plus le contraire. D’abord, on voit émerger une icône virtuelle américaine, généralement par le truchement d’un film, d’un show télévisé ou d’un jeu électronique ; ensuite, les masses commencent à utiliser ces images pour conforter leur propre réalité locale. C’est la projection médiatique de l’Amérique hyperréelle qui sert dorénavant de meilleure arme propagandiste pour promouvoir le rêve américain. Nous voyons se manifester un exemple typique de l’hyper-réalité américaine lorsque la classe politique américaine prétend que toute erreur générée par son univers multiculturel ou tout flop dans son système judiciaire tentaculaire pourrait se réparer en amenant dans le pays encore plus d’immigrants, en cumulant encore davantage de quotas raciaux ou en gauchisant encore plus ses lois déjà gauchistes. En d’autres termes, la hantise d’une balkanisation du pays, qu’elle ressent, elle croit pouvoir s’en guérir en introduisant encore plus de diversité raciale et en amenant encore plus d’immigrants de souche non européenne. De même, les flops du libre marché, de plus en plus visibles partout en Amérique, elle imagine qu’elle leur apportera une solution, non pas en jugulant la concurrence sur le marché, mais en acceptant encore davantage de concurrence grâce à plus de privatisations, en encourageant plus encore la dérégulation économique, etc. Cette caractéristique de l’overkill, de la surenchère postmoderne est l’ingrédient constitutif principal de l’idéologie américaine, qui semble avoir trouvé son rythme accéléré au début de l’âge postmoderne. Jamais il ne vient à l’esprit de l’élite américaine que le consensus social dans une Amérique multiraciale ne pourra s’obtenir par décret. Pourtant, si l’on recourrait à des politiques contraires à tous ces efforts hyperréels en lice, cela pourrait signifier la fin de l’Amérique postmoderne.

    Tout doit pouvoir s’expliquer selon des formules toute faites

    Déjà à la fin du XXe siècle, l’Amérique a commencé à montrer des signes d’obésité sociale. C’est la nature irrationnelle de la croyance au progrès qui a crû démesurément à la manière des métastases et qui, de ce fait, annonce, le cas échéant, la fin de l’Amérique. Lash notait, il y a déjà pas mal d’années, que tout à la fin du XXe siècle, les narcisses américains savoureraient les plaisirs sensuels et se vautreraient dans toutes les formes d’auto-gratification. ‘Prendre du plaisir’ est une option qui a toujours fait partie des prescrits de l’idéologie américaine. Cependant le narcisse américain postmoderne à la recherche du plaisir, comme le nomme Lipovetsky, a d’autres soucis actuellement. Son culte du corps et l’amour qu’il porte à lui-même ont conduit à des crises de panique et des anxiétés de masse : « L’obsession à l’égard de soi se manifeste moins dans la joie fébrile que dans la crainte, la maladie, la vieillesse, la ‘médicalisation’ de la vie » (6). Dans l’Amérique hyper-rationnelle, tout doit absolument s’expliquer et s’évacuer à l’aide de formules rationnelles, peut importe qu’il s’agisse de l’impuissance sexuelle d’une personne particulière ou de l’impuissance politique du président des États-Unis. La nature imprévisible de la vie représente le plus gros danger pour l’homo americanus parce qu’elle ne lui offre pas sur plateau une formule rationnelle pour lui dire comment éviter la mort ; l’imprévisibilité de la vie défie par conséquent la nature intrinsèque de l’américanisme. Tout effraye l’homme américain aujourd’hui : du terrorisme au rabougrissement de son plan retraite ; de l’immigration de masse incontrôlée à la perte probable de son emploi. Ce serait gaspiller du temps de dénombrer et de chiffrer les maux sociaux américains en ce début de troisième millénaire : songeons à la pédophilie, à la toxicomanie, à la criminalité violente, etc. Le nombre de ces anomalies croîtra de manière exponentielle si la marche en avant du progressisme postmoderne américain se poursuit.

    Tout est copie grotesque de la réalité

    Chaque postmoderne utilise un méta-langage qui lui est propre et donne sa propre interprétation aux significations de l’histoire. Si nous acceptons la définition de la postmodernité que nous livre le théoricien français Jean Baudrillard, alors tout dans l’Amérique postmoderne est une copie grotesque de la réalité. L’Amérique aurait donc fonctionné depuis 1945 comme un gigantesque photocopieur xérographique, produisant une méta-réalité, qui correspond non pas à l’Amérique telle qu’elle est mais à l’Amérique telle qu’elle devrait être pour le bénéfice du globe tout entier. La seule différence est la suivante : à l’aube du XXIe siècle, le rythme doux et allègre de l’histoire de jadis s’est modifié continuellement, s’est mis à s’accélérer pour passer à la cinquième vitesse. Les événements se déroulent à la vitesse d’une bobine de film, comme détachés de toute séquence historique réelle, et s’accumulent inlassablement jusqu’à provoquer un véritable chaos. Selon Baudrillard, qui est à coup sûr l’un des meilleurs observateurs européens de l’américanisme, l’hyperréalité de l’Amérique a dévoré la réalité de l’Amérique. C’est pourquoi une question doit être posée : pour parachever le rêve américain, les Américains du présent et de l’avenir ne sont-ils pas sensés vivre dans un monde de rêve projeté ? L’Amérique ne se mue-t-elle pas dans ce cas en une sorte de “temps anticipatif” (« a pretense »), en une sorte de fiction, de métaréalité ? L’Amérique a-t-elle dès lors une substance, étant donné que l’américanisme, du moins aux yeux de ses imitateurs non américains, fonctionne seulement comme un système à faire croire, c’est-à-dire comme une “hypercopie” de son soi propre, toujours projeté et embelli ? Dans le monde virtuel et postmoderne d’internet et de l’informatique, toute mise en scène d’événements réels en Amérique procède toujours déjà d’un modèle de remise en scène antérieur et prêt à l’emploi, sensé servir d’instrument pédagogique pour différents projets contingents. Par exemple, les élites militaires américaines disposent de toutes sortes de formules possibles pour tous cas d’urgence qui surviendrait, en n’importe quel endroit du monde. On peut dès lors parier en toute quiétude qu’un scénario, selon l’une ou l’autre de ces nombreuses formules, pourra aisément correspondre à un événement réel sur le terrain. En bref, raisonne Baudrillard, dans un pays constitué de millions d’événements « fractaux », bien que surreprésentés et rejoués à satiété comme ils le sont, tout se mue en un non événement. La postmodernité rend triviales toutes les valeurs, même celles qu’elle devrait honorer pour sa propre survie politique !

    De nouvelles demandes sociales émergent sans fin

    L’Amérique et sa classe dirigeante pourraient peut-être un jour disparaître, ou, même, l’Amérique pourrait se fractionner en entités étatiques américaines de plus petites dimensions ; dans l’un ou l’autre de ces cas, l’hyperréalité américaine, cependant, continuera à séduire les masses partout dans le monde. L’Amérique postmoderne doit demeurer le pays de la séduction, même si cette séduction fonctionne davantage auprès des masses non européennes et moins auprès des Américains de souche européenne qui, en privé, rêvent de se porter vers d’autres Amériques, non encore découvertes. Dans un pays comme l’Amérique, écrit Baudrillard, « où l’énergie de la scène publique, c’est-à-dire l’énergie qui crée les mythes sociaux et les dogmes, est en train de disparaître graduellement, l’arène sociale devient obèse et monstrueuse ; elle se dilate comme un corps mammaire ou glandulaire. Jadis, cette scène publique s’illustrait par ses héros, aujourd’hui elle s’indexe sur ses handicapés, ses tarés, ses dégénérés, ses asociaux — tout cela dans un gigantesque effort de maternage thérapeutique » (7). Les marginalisés de la société et les marginaux tout court sont devenus des modèles, qui ont un rôle à jouer dans la postmodernité américaine. La “vérité politique” est d’ores et déjà devenue une thématique de la scène privée et émotionnelle, dans le sens où le membre d’une secte religieuse ou le porte-paroles d’un quelconque lifestyle (mode de vie) peut émettre sans frein ses jugements politiques nébuleux. Un toqué bénéficie d’autant de liberté de beugler publiquement ses opinions politiques que le professeur d’université. Il arrive qu’un serial killer devienne une superstar de la télévision, aussi bien avant qu’après ses bacchanales criminelles. En fait, comme la quête de diversité ne cesse de s’élargir, de nouveaux groupes sociaux, et, avec eux, de nouvelles demandes sociales émergent sans fin. Le stade thérapeutique de la post-Amérique, comme l’appelle Gottfried, est le système idéal pour étudier tous les comportements pathologiques.

    En ces débuts du XXIe siècle, les postmodernistes aiment exhorter tout un chacun à remettre en question tous les paradigmes et tous les mythes politiques, mais, en même temps, ils adorent chérir leurs propres petites vérités étriquées ; notamment celles qui concerne l’une ou l’autre “vérité” de nature ethnique ou relevant des fameux “genders”. Ils continuent à se faire les avocats des programmes d’affirmative action (discrimination positive), destinés à “visibiliser” les modes de vie non européens et à valoriser les narrations autres, généralement hostiles aux Blancs. Le terme “diversité” est devenu le mot magique des postmodernistes : c’est une diversité basée sur une légitimation négative, dans le sens où elle rejette toute diversité d’origine européenne en mettant l’accent sur la nature soi-disant mauvaise de l’interprétation que donne l’homme blanc de l’histoire.

    Les narrations postmodernes ne peuvent être soumises à critique

    Bien que la plupart des postmodernistes tentent de déconstruire la modernité en utilisant l’œuvre de Frédéric Nietzsche et en s’en servant de fil d’Ariane, ils persistent à soutenir leurs propres ordres du jour, micro-idéologiques et infra-politiques, basés sur la valorisation d’autres races et de modes de vie différents. Ce faisant, ils rejettent toute autre interprétation de la réalité, surtout les interprétations qui heurtent de front le mythe omniprésent de l’américanisme. L’approche intellectuelle sous-tendant leurs micro-vérités ou leurs micro-mythes ne peut être soumise à critique, en aucun circonstance. Leurs narrations demeurent les fondements sacro-saints de leur postmodernité. Pour l’essentiel, la narration de chaque tribu ou de chaque groupe apparaît comme un gros mensonge commis sur le mode horizontal, ce qui a pour effet que chacun de ces mensonges élimine la virulence d’un autre mensonge concurrent. Le protagoniste d’un mode de vie quelconque et bizarre, présent sur la scène américaine, sait pertinemment bien que sa narration relève de la fausse monnaie ; mais il doit faire semblant de raconter la vérité. Finalement, et dans le fond, le discours de la postmodernité est un grand discours de méta-mensonge, de méta-tromperie.

    Si vous adoptez la logique de la postmodernité permissive et la micro-narration hyperréelle d’un zélote religieux ou d’un quelconque tribal de la planète postmoderne, indépendamment du fait qu’il souhaite ou non devenir l’hôte d’un talk show télévisé, ou devenir une star du porno, ou le porte-paroles imaginaire d’une guérilla, alors vous devez implicitement accepter également l’idée d’un “post-démocratie”, d’un “post-libéralisme”, d’une ère “post-holocaustique” et d’une “post-humanité” dans une post-Amérique. Comme toutes les grandes narrations de la modernité mourante peuvent être remises en question en toute liberté, on peut trouver plein de bonnes raisons pour remettre en question et pour envoyer aux orties la grande narration qui se trouve à la base de la démocratie américaine. En utilisant le même tour de passe-passe, on pourrait remettre au goût du jour en Amérique des penseurs, des auteurs et des hommes de science qui, depuis la fin de ce Sud antérieur à la guerre civile ou, plus nettement encore, depuis la fin de la seconde guerre mondiale en Europe, ont été houspillés dans l’oubli ou ont été dénoncés comme « racistes », bigots ou « fascistes » ou ont reçu l’un ou l’autre nom d’oiseau issu de la faune innombrable de tous ceux que l’on a campés comme exclus. Les auteurs postmodernes évitent toutefois avec prudence les thèmes qui ont été dûment tabouisés. Ils se rendent compte que dans la “société la plus libre qui soit”, les mythes antifascistes et anti-antisémites doivent continuer à prospérer.

    ► Tomislav Sunic (extrait du livre Homo Americanus – Child of the Postmodern Age, publié à compte d’auteur, 2007, pp. 146 à 156 ; tr. fr. : Robert Steuckers). [livre en français commandable ici]

    ◊ Notes :

    • (1) Régis DEBRAY, Cours de médiologie générale, Gallimard, 1991, p. 303.
    • (2) Gilles LIPOVETSKY/Sébastien CHARLES, Les temps hypermodernes, Grasset, 2004, p. 124.
    • (3) Gilles LIPOVETSKY, L’ère du vide, Gallimard, 1983.
    • (4) Christian RUBY, Le champ de bataille postmoderne, néo-moderne, L’Harmattan, 1990.
    • (5) Gilles LIPOVETSKY/Sébastien CHARLES, Les temps hypermodernes, Grasset, 2004, p. 78.
    • (6) Ibidem, p. 37.
    • (7) Jean BAUDRILLARD, Les stratégies fatales, Grasset, 1983, p. 79.


     

    Amerika

     

    AmerikaL'Amérique et le progrès

    • analyse : Margarita Mathiopoulos, Amerika : Das Experiment des Fortschritts. Ein Vergleich des politischen Denkens in den USA und Europa, Ferdinand Schöningh, Paderborn, 1987.

    L'auteur, jeune femme de 30 ans de souche grecque, avait défrayé la chronique au début de 1987. Elle avait été nommée porte-paroles de la SPD par Willy Brandt, sans être membre du parti et en passe de se marier avec un jeune cadre de la CDU. Sous la pression du parti, elle avait dû renoncer au poste que lui avait confié Brandt. Quelques mois plus tard, elle publiait son livre sur l'Amérique qui dispose des qualités pour devenir un classique du libéralisme occidental contemporain, un peu comparable au travail de Walter Lippmann (La Cité libre, 1946). Margarita Mathiopoulos ne s'interroge pas directement sur la notion et le fonctionnement de la démocratie mais aborde une autre question-clé, avec une bonne clarté d'exposé : l'idée de progrès dans la tradition politique américaine. Procédant par généalogie — ce qui constitue un gage de pédagogie — elle commence par explorer l'idée de progrès dans la philosophie européenne, depuis l'Antiquité jusqu'à l'époque dite "moderne", où divers linéaments se téléscopent : notions antiques de progrès et de déclin, idéologèmes eschatologiques judéo-chrétiens et rationalisme progressiste. Au XXe siècle, on assiste, explique M. Mathiopoulos, à une totalisation (Totalisierung) du progrès chez les nazis et les communistes, dans le sens où ces régimes ont voulu réaliser tout de suite les projets et les aspirations eschatologiques hérités du judéo-christianisme et/ou de l'hédonisme hellénistique. L'échec, la marginalisation ou la stagnation des solutions "totales" font que seule demeure en course la version américaine de l'idéologie du progrès. Cette version se base sur une conception providentialiste de l'histoire (City upon a Hill), parfois renforcée par une vision et une praxis utilitaristes / hédonistes (the pursuit of happiness). Dans l'euphorie, le progressisme prend parfois des dimensions héroïques, romantiques, sociales-darwinistes ("Survival of the fittest"), à peine égratignées par le pessimisme conservateur d'un Santayana, des frères Brooks et d'Henry Adams. L'idée d'un progrès inéluctable a fini par devenir la pierre angulaire de l'idéologie nationale américaine, ce qui s'avère nécessaire pour maintenir la cohésion d'un pays peuplé d'immigrants venus chercher le bonheur. Si elle n'existe pas sous le signe du progrès, la société américaine n'a plus de justification. L'identité nationale américaine, c'est la foi dans le progrès, démontre M. Mathiopoulos. Identité qui se mue, en politique extérieure, en un messianisme conquérant auquel notre auteur n'adresse aucune critique.

    ► Robert Steuckers, Orientations n°10, 1988.

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    AmerikaIl Dio d’America

    • analyse : Il Dio d’America : Religione, Ribellione e Nuova Destra, Furia Colombo, A. Mondadori, Milan, 1983.

    Les contradictions qui étouffent le monde politique belge sont nombreuses. Celle qui, par sa niaiserie bornée, me turlupine le plus est la suivante : les libéraux, initiateurs du libre-examinisme [belgicisme, équivalent de démocratisme], protagonistes au XIXe siècle des philosophies positivistes et de la méthode scientifique contre les herméneutiques religieuses et les dogmes de l’Église, défendent aujourd’hui farouchement le président des États-Unis, Ronald Reagan. Leur presse (guère satisfaisante du point de vue intellectuel) est unanime sur ce culte. Mais jamais il n’est venu à l’idée, aux journalistes (?) libéraux, d’examiner de près le système idéologique qui a propulsé Reagan au pouvoir suprême dans l’État le plus puissant du globe. Cet exercice, Furio Colombo, correspondant de La Stampa à New York et professeur à la Columbia University, l’a réussi avec brio dans un ouvrage intitulé Il Dio d’America : Religione, Ribellione e Nuova Destra. En 1980, pour la première fois dans l’histoire américaine, les trois candidats à la présidence se sont déclarés de “fervents chrétiens” et Ronald Reagan [nouvelle droite américaine] a affirmé, à Dallas au Texas, devant la convention des mouvements fondamentalistes : “Ce n’est pas vous qui me donnez votre approbation. C’est moi qui vous donne la mienne”. Reagan se dotait ainsi de courroies de transmission militantes, nécessaires pour quadriller le pays au cours de la campagne électorale.

    Analyse serrée de la nouvelle intransigeance religieuse qui sévit aux USA, Il Dio d’America répertorie les cercles de cette “nouvelle droite chrétienne”, fondée sur la bigoterie des révérends, pasteurs et adeptes des nouveaux cultes. Ces fous de Dieu, ces conservateurs néo-biblistes veulent à nouveau “moraliser” la nation américaine. Le phénomène est consubstantiel à l’histoire américaine ; jamais, aux États-Unis, il n’y eu de mouvements authentiquement politiques, dans le sens laïc et européen du terme. C’est la raison pour laquelle il s’avère très difficile d’analyser les réalités politiques américaines au moyen de critères européens. Un fossé profond sépare les deux rives de l’Atlantique, du point de vue de la mentalité sociale, en dépit de ce que tonitruent les godiches atlantistes. Tout dialogue euro-américain est faussé parce que la religion, en Europe, implique des liens solidaires, d’ordre caritatifs, hérités de l’histoire, entre les individus alors qu’aux États-Unis, l’autonomie de la foi est absolue, coupée des réalités chair et de sang. Font exception, bien sûr, les catholiques (d’origine irlandaise, polonaise et italienne), les anglicans et les protestants officiels, ainsi que les organisations israélites traditionnelles, qui conservent leurs relais sociaux pluriséculaires. Mais, dans l’Amérique d’aujourd’hui, ce sont les mouvements religieux non conformistes qui donnent le ton. Ceux dont les adhérents affirment comme Reagan (et avant lui, Carter), “être nés une seconde fois dans le Christ” (born again). Les sectes recrutent des militants qui appuient le candidat qui abonde dans le sens de leurs délires. Tous les moyens sont bons pour promouvoir la secte, aux dépens de tout “destin collectif”. Indifférents au monde réel (historique, politique, ethnique, etc.) qui les entoure, les adhérents des sectes ne cherchent qu’à réaliser “une expérience intérieure”. C’est une mentalité de fin d’histoire. Ces sectes-refuges produisent une humanité perméable aux slogans libéraux des néo-conservateurs : “moins d’État” (pour pouvoir agir plus, aisément, pour reculer les limites de la légalité). Aux contraintes politiques, les sectes veulent substituer la dictature des principes théologiques. On voit alors réapparaître les polémiques contre Darwin et les sciences biologiques et contre l’éducation sexuelle dans les écoles, la mise à l’index des livres “impies”.

    Le livre de Furio Colombo suscite bien des questions. Les États-Unis sont prisonniers de sectes apocalyptiques qui chose nouvelle, “font” les présidents. Quelle confiance les Européens peuvent-ils encore mettre dans une nation ou des fanatiques simplistes, comme les Moonistes anti-communistes, les Scientologistes, les adeptes d’Hare Krishna, de Synon, d’Est, etc. investissent le politique ? Quel dialogue est encore possible avec des individus qui brisent la personnalité de leurs militants, annihilent toute autonomie de leur volonté. Nos libéraux s’émerveilleront sans doute de la liberté religieuse qui règne aux USA. Mais à quoi sert une liberté qui sert à robotiser ? Un mythe est en tous cas à réviser : celui des États-Unis à la pointe du progrès social et technologique. Ce progrès, réalisé très souvent par des immigrés européens, de fraîche date, est simplement plaqué sur une société terriblement primitive dans ses mœurs, crédule et exaltée (Cf. Jim Jones), vide de toute intellectualité ; n’est-ce pas aussi le souhait de bon nombre de partitocrates européens : freiner tout progrès intellectuel, toute découverte, tout système conceptuel qui pourraient mettre leur dictature en danger ? Peut-on faire un parallèle entre parti et secte ?

    ► Jean Kaerelmans, Vouloir n°5, 1984.

    • nota bene : une réédition est parue sous le titre Il Dio d'America : Religione e politica in USA (Claudiana, 2014).

    • pour prolonger :

    Les États-Unis et les religions : un petit briefing (Chantal Le Guillou, 2020)

    « L’influence des Églises évangéliques sur le soft power américain en Égypte » (D. Cadinot, Amerika n°12, 2015)

    « La religiosité chrétienne de l’espace public aux États-Unis : histoire d’un enjeu politique » (R. Presthus, 2022)

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    La Croisade européenne pour l'indépendance des États-Unis

    • analyse : Jacques de Launay, La croisade euro­péen­ne pour l'indépendance des États-Unis 1776-1783, Albin Mi­chel, 1988, 258 p.

    Cette étude de Jacques de Launay dégage des événe­ments de la fin du XVIIIe siècle une constante : la volonté de Louis XVI et de Marie-Thérèse de cons­truire la paix en Europe par une politique d'alliances dynastiques. Cette unité eu­ropéenne, re­groupant au moins les Bourbons de France et d'Espagne et les Habs­bourgs d'Au­triche, se serait di­rigée contre la puissance mari­time qu'était l'Angleterre. La politique de Louis XVI visait à trans­former le bloc européen en une puissance navale ca­pable de damer le pion à la thalassocratie britannique. C'est la raison essen­tielle de l'intervention française aux côtés de Washington, soutenue par une volonté de venger l'affront canadien et le désastre du Traité de 1763, qui avait ôté à la France ses possessions sur les rives du St. Laurent. Jacques de Launay décrit aussi les avatars ultérieurs des “Amé­ricains”, aristocrates et francs-maçons fran­çais qui participèrent à l'aventure américaine. Leurs idéaux ne correspondaient ni à l'absolutisme ni au ja­cobinisme. Beaucoup connurent l'exil, cer­tains d'en­tre eux périrent sous le couperet. À la fin du livre, dans un jeu de douze annexes, l'auteur nous com­munique une foule de ren­seignements divers sur l'é­poque de la guerre d'indépendance américaine.

    ► Robert Steuckers, Orientations n°11, 1989.

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    États-Unis : ghettoïsation et réseaux de forteresses privées (B. Ducarme, 1997)

     

    Amerika

     

    Le destin californien des États-Unis

     

    Amerika

    L’avantage dont jouissent les États-Unis, c’est d’avoir une “fenêtre” sur deux grands océans de la planète, l’Atlantique et le Pacifique. Les États-Unis n’ont toutefois pu rentabiliser cet avantage que lorsque leur territoire a été complètement quadrillé par le chemin de fer. Ci-dessus : À Promontory Summit (Utah) le 10 mai 1869, l'Union Pacific et la Central Pacific opèrent leur jonction, assurant ainsi la première ligne ferroviaire transcontinentale des États-Unis. (Photo : Andrew J. Russell)


    La Californie est le nouveau centre des États-Unis. L’ère de la domination de la, côte Est, encore influencée par les idées et les modes européennes, a pris fin. L’élection de Reagan, en 1980, est un signe de cette évolution. Signe qui s’est répété en 1984. Reagan, en effet, a été Gouverneur de Californie de 1967 à 1975. Sa vision du monde est calquée sur le manichéisme des films. La “Christian Civilization” s’opposait aux Peaux-Rouges ; elle s’oppose maintenant a l’Union Soviétique. Cette vision apocalyptique se complète d’un moralisme et d’un rigorisme tirés de la tradition puritaine. Dans cette optique la coercition est “morale” : on peut admettre l’État autoritaire mais non, disent les politologues d’inspiration “californienne”, la dictature de type “gaulliste” (c’est-à-dire le mode européen de gouvernement quand l’urgence l’impose). Selon ce nouveau californisme autoritaire (la version hippy ayant fait faillite), il faut sauver le “business” car les États-Unis sont la “lumière” du monde. Et là où la lumière est la plus lumineuse, la plus rayonnante, la plus aveuglante, c’est en Californie.

    L’Amérique, celle qui suscite nos critiques et nos inquiétudes, celle qui enthousiasme nos adversaires, les tenants du mondialisme marchand, se situe in toto en Californie. L’Amérique californisée est devenue l’Extrême-Occident comme la Chine est l’Extrême-Orient et notre Europe centrale et orientale, le centre du monde.

    Les Californiens ont une confiance illimitée en eux-mêmes. Ils sont persuadés que la civilisation, l’unique mode de civilisation pensable est leur spécificité. “La civilisation est de notre côté ; de l’autre ne règne que la loi de la jungle”, proclamait déjà Reagan il y a vingt ans. Et il ajoutait : “Nous avons la responsabilité de défendre 6000 ans de Culture contre la Barbarie”. Pour mener à bien cette tâche millénariste, l’industrie militaire américaine s’est installée en Californie. Cet État extrême-occidental de l’Union est le produit (sur le plan économique du moins) de ces industries et des projets spatiaux.

    La Californie est la terre d’élection de l’individualisme propre à la civilisation nord-américaine. C’est aussi curieusement la région du globe où cet individualisme cherche à se dépasser dans l’univers des communautés-ersatz que sont les sectes pseudo-religieuses ou écologistes. Le narcissisme individualiste y cède parfois le pas au fanatisme et à la Kadaverdiziplin des sectaires. La Californie est aussi la patrie du cinéma hollywoodien qui a réussi la performance, unique dans l’histoire, de planétariser les divertissements, de les réduire, avec des séries comme Dallas ou Dynasty, au plus petit dénominateur commun culturel.

    Cette “sous-culture”, cette “mass-culture” californienne est une première menace pour notre mémoire d’Européens. Le deuxième facteur de menace contre nos héritages a le visage plus conventionnel de la technologie militaire. La Californie est une région, un épicentre nord-américain qui produit une redoutable efficacité technologique. Efficacité qui nous défie, que nous devons imiter et vaincre. L’Europe doit construire de meilleurs missiles, de meilleures armes que la Californie. Nous en sommes capables.

    La naissance des États-Unis

    Pour comprendre l’importance actuelle de la Californie et de la Californisation des États-Unis, nous devons avoir en tête une synthèse de l’histoire de ce pays. Notre double combat culturel et industriel doit être mené pour des raisons géopolitiques. Le recours à l’histoire des États-Unis, qui est l’histoire de l’occupation d’un espace-clef de la planète, s’avère indispensable.

    En 1776, au moment où les treize colonies s’émancipent par rapport à la Couronne anglaise, trois millions de colons peuplent la côte atlantique et l’arrière-pays jusqu’à quelques centaines de kilomètres. Ceux qui ont déclenché la révolte contre le Roi d’Angleterre sont précisément les tenants de ces sectes hyperbiblistes, chassées d’Angleterre un siècle auparavant. Face à ces fanatiques, il y avait les troupes britanniques (et leurs régiments de mercenaires allemands), les Loyalistes fidèles à la Couronne et les Indiens. L’intervention française sauvera les indépendantistes d’un écrasement certain. Un officier prussien, du nom de von Steuben, avait également freiné l’effondrement militaire des révoltés, ayant entraîné les troupes de Washington selon les canons de la discipline frédéricienne. Le soutien bienveillant de l’Espagne, heureuse de voir sa vieille ennemie, l’Angleterre, en mauvaise posture, a également contribué au succès franco-américain. Pour la petite histoire, retenons aussi que Gneisenau combattait du côté britannique. La victoire américaine signifiait la fin de l’Empire nord-atlantique de la Grande-Bretagne. Les États-Unis naissant songeront d’abord à panser la saignée de 70.000 morts qu’ils ont subie.

    En 1783, la Floride est toujours espagnole, le Canada reste anglais et l’immense Louisiane est toujours propriété du Roy de France. L’objectif géopolitique des treize colonies désormais indépendantes sera l’expansion vers l’Ouest qui acquiert, ipso facto, biblisme aidant, l’aura de la “terre promise”. L’Amérique, pour les pèlerins du Mayflower, était la Nouvelle Jérusalem. Aussi, après l’indépendance et jusqu’au mythe californien actuel, la “Jérusalem” sera toujours plus “neuve” à l’Ouest qu’à l’Est. Ce processus de renforcement du biblisme américain se couple à une déseuropéanisation toujours plus accentuée. Cette accentuation du mythe désincarné, du mythe que sous-tend cette affligeante hystérie américaine du “croire” illustre la progression de ce que nous avons, Guillaume Faye, Piero Sella et moi-même (1), décidé d’appeler l’idéologie occidentale. Par rapport à l’Europe médiévale et carolingienne, qui est une culture classique surchargée d’un épais vernis chrétien qui a pénétré dans les substances des divers peuples européens, l’idéologie occidentale américaine privilégie les éléments chrétiens, non indo-européens, non autochtones au détriment de l’héritage quinze fois millénaire des Indo-européens et des religiosités enracinées. Les États-Unis, sur le plan philosophique et idéologique, privilégient les éléments proche-orientaux, syriaques et araméens du passé médiéval européen, éléments que Spengler qualifiait de “magiques”.

    Demeurée religieuse ou ayant subi une laïcisation, la dynamique de ces éléments culmine aujourd’hui dans le californisme. Et, au service de cette culture “magique”, il y a la technique faustienne présente dans les usines de Silicon Valley. La Californie réussit ainsi l’exploit d’opérer une synthèse englobant l’archaïsme religieux des sectes et la technicité hyper-moderne des recherches spatiales et de la civilisation du chips.

    La première “frontière” que les treize colonies chercheront à atteindre est celle des Appalaches. C’est le territoire communément dénommé “Middle West”. Les États suivants se créent : Kentucky (1792), Tennessee (1796), Ohio (1803), Alabama (1819). Pour réaliser cette occupation territoriale, les États-Unis ont dû mettre en pratique leur politique d’isolationnisme devenue depuis récurrente. Derrière cette politique se cache un refus de l’Europe. Dès cette époque, les États-Unis lâchent la France, sans laquelle ils n’auraient jamais accédé à l’indépendance.

    En 1803, Napoléon leur vend la Louisiane et le Mississippi devient fleuve libre. La France perd là volontairement tous ses atouts dans le Nouveau Monde pour poursuivre ses chimères de domination européenne. Jamais il ne naîtra de “Nouvelle France”, de “Grande France” sur le continent américain, alors qu’Anglo-Saxons et Espagnols disposent de territoires gigantesques pour la perpétuation de leur civilisation et de leur langue. De 1807 à 1812, les difficultés iront croissant avec la Grande-Bretagne. La guerre éclate en 1812 et durera jusqu’en 1814. Les États-Unis cherchaient à s’emparer du Canada. Les Anglo-Canadiens (y compris les Québecois francophones) se dressent unanimes, marchent sur Washington et détruisent la ville de fond en comble (2). En 1814, la Paix est signée à Gand et la Grande-Bretagne, avec une ahurissante insouciance, concède aux vaincus le statu quo ante.

    L’Europe a commis une erreur historique fatale aux XVIIIe et XIXe siècles : elle n’a pas pris l’Amérique du Nord au sérieux. Louis XV, en perdant la Canada, avait dit : “pour quelques arpents de neige”. Napoléon vend la Louisiane et la Grande-Bretagne n’exige rien à Gand en 1814. Notre actuel assujettissement est le fruit de cette insouciance, de cette imprévision.

    En 1819, la Floride cesse d’être espagnole. En 1823, les États-Unis proclament la célèbre “Doctrine de Monroe” : L’Amérique aux Américains. Cette doctrine est, en fait, une déclaration de guerre perpétuelle aux puissances européennes qui ne l’ont pas perçue comme telle. Cette doctrine a une implication géopolitique directe. Elle pose comme intangible la “Île du Monde”, composée des deux Amériques et de ses abords immédiats : Bahamas, Bermudes, Caraïbes. Face à ce principe premier de la stratégie américaine, à quand une “doctrine de Monroe” européenne qui refuserait l’ingérence américaine en Europe, en Afrique et en Asie ?

    En 1845, la guerre entre les États-Unis et le Mexique éclate, opposant l’élément anglo-saxon à l’élément hispanique en Amérique du Nord. Grâce à cette guerre, qu’ils gagnent sans trop de problèmes, les États-Unis deviennent une puissance a la fois atlantique et pacifique puisque le Texas, le Nouveau-Mexique et la Californie constituent leur butin de guerre. Ici commence l’histoire de la Californie yankee.

    En 1849, par le Traité d’Oregon, la frontière avec le Canada est fixée sur le 49e parallèle. Une fois de plus, les Anglais cèdent des territoires. Les Américains contrôlent depuis lors presque toute leur actuelle côte pacifique, Alaska excepté ; les Anglais ne gardant que Vancouver, le Mexique ayant perdu la Californie et la Russie ayant quitté Fort Ross, près de San Francisco, en 1842.

    L’objectif sera, dès cette réorganisation territoriale, de peupler le “Far West” (l’Extrême-Occident). Les immigrants arriveront par vagues successives, en passant sur les corps des guerriers sioux, cheyennes, apaches, etc. La première vague sera celle des Squatters (16% d’Anglo-Américains, 39% d’Irlandais et 30% d’Allemands). La seconde, celle des pionniers et des trappeurs. La troisième, celle des Farmers (fermiers). Puis arriveront les artisans, les commerçants et les spéculateurs. De 1848 à 1849, la ruée vers l’or secouera l’espoir de milliers de va-nu-pieds qui aboutiront en Californie comme au terminus d’une ligne de tramway.

    De 1861 à 1865, éclate la Guerre Civile dite de Sécession. C’aurait été l’occasion, pour l’Europe, de briser définitivement l’unité territoriale de la puissance qui la garde aujourd’hui sous sa tutelle. La France de Napoléon III soutient le Sud tout en luttant au Mexique contre l’allié du Nord, Benito Juárez. La Grande-Bretagne ne soutient que fort mollement le Sud et la Russie, pour se venger de l’affront de Crimée, affirme ses sympathies pour le Nord. Cette guerre laisse 600.000 morts sur le terrain. Le Sud est ruiné et subira jusqu’en 1877 une occupation militaire d’une rigueur inouïe.

    En 1867, la Russie vend l’Alaska en vue d’obtenir des fonds pour se conquérir l’Asie Centrale avant que les Britanniques n’y étendent leur zone d’influence. Cet acte, que les Soviétiques d’aujourd’hui doivent amèrement regretter, signifie l’éviction définitive de la Russie en Amérique du Nord, puisqu’elle avait déjà abandonné Fort Ross en 1842 et le territoire qu’elle occupait jusqu’à la Columbia River.

    En 1895, les États-Unis soutiennent Cuba contre l’Espagne. En 1898, ils entrent en guerre contre l’Espagne et lui prennent Guam, Porto-Rico, les Îles Hawaï et les Philippines. Avec la main-mise sur ces deux derniers territoires, la vocation pacifique des États-Unis se confirme. En 1910, les États-Unis imposent la Panamerican Union à tous les États latino-américains. En 1889, ils s’étaient heurté à l’Allemagne qui possédait Samoa. Un partage met fin à la querelle en 1899. La Grande-Bretagne poursuit sa politique démissionnaire : elle cède Panama et quitte la Colombie. Enfin, en 1917, les États-Unis obligent le Danemark à leur céder les Îles Vierges (Virgin Islands).

     

    Amerika

    Expansion territoriale des États-Unis. En 1783 (zone verte) est représenté l’extension maximale que les États indépendants depuis 1776 pouvaient se conquérir. À l’Ouest, la Louisiane restait française et, au Sud, la Floride demeurait espagnole. Napoléon, ne pouvant protéger cette zone trop éloignée, cède la Louisiane et permet ainsi l’expansion des USA vers l’Ouest. Plus rien n’arrêterait la marche vers le Pacifique. La conviction des États-Unis en leur “Destinée manifeste” a justifié l’expansion du pays.

     

    Réalisme géopolitique

    Comment poser un jugement sur ces faits historiques bruts ? La nécessité première de toute politique, c’est de pouvoir maîtriser le flux du réel sans le nier. Plusieurs techniques existent qui permettent et facilitent un tel exercice. De solides connaissances en géographie et en histoire permettent de se forger l’outil précieux qu’est la géopolitique. Grâce à celle-ci, nous pouvons penser simultanément la stabilité spatiale (territoriale) et les fluctuations, les mutations socio-politiques. Pareil savoir est indispensable à qui veut comprendre le fondement, la dynamique des relations internationales. D’emblée, nous avons souscrit à la géopolitique : ce n’est pas un hasard si notre premier dossier, prélude à Orientations dès 1980, a été entièrement consacré à la géopolitique.

    Même si la France a produit des géopoliticiens brillants tels Jean Brunhes, Vidal de la Blache et Élisée Reclus (3), nous limiterons momentanément nos réflexions aux œuvres de leurs homologues allemands et anglo-saxons, car ceux-ci ont élaboré une réflexion sur la dynamique océans/continents, mer/terre dont l’actualité corrobore l’essentiel et que l’orientation des États-Unis vers la zone pacifique confirme. L’Allemagne est une nation continentale, située au cœur d’une Europe surpeuplée. La Russie est également une nation. continentale, mais la répartition plus clairsemée de sa population lui permet de mieux jouer son rôle de puissance terrestre. L’orientation générale des théories et des praxis géopolitiques allemande et russe s’axera davantage sur une organisation et une rentabilisation de leurs territoires et de ses ressources. Les Anglo-Saxons, peuples marins, ont, eux, élaboré une “océanographie politique”. Leurs théoriciens, l’Amiral Mahan en tête, ont élaboré une stratégie qui vise la maîtrise des voies de communications maritimes. Si l’on schématise, on perçoit, dans les événements militaires du XXe siècle, un affrontement entre puissances continentales et puissances maritimes. Effectivement, nations continentales et nations maritimes ont des intérêts de type divergents, caressent des projets de civilisation différents. Mais la géopolitique ou l’océanographie politiques ne sont pas des morales ; elles ne se basent sur aucun canevas manichéen. Les États-Unis n’ont pas négligé les projets continentaux. La simple mise en valeur de leur propre territoire le prouve. L’Allemagne impériale et nationale-socialiste, la Russie tsariste et soviétique n’ont pas négligé les projets thalassocratiques. Il suffit de se rappeler la stratégie allemande de la guerre sous-marine au cours des deux conflits mondiaux et la constitution de la marine soviétique sous les auspices de l’Amiral Gorchkov.

    En France, si la dialectique terre/océans et les théories géopolitiques n’avaient guère retenu l’attention de la science politique au cours des trente dernières années, le lancement de la revue Hérodote par Yves Lacoste aux éditions Maspero / La Découverte a permis un retour du cadre d’analyse géopolitique. Si nous avons retracé brièvement l’histoire des États-Unis depuis leur indépendance et resitué la place de la Californie dans cette dynamique historique, c’est parce que l’avènement de cette région des États-Unis implique une nouvelle géo-économie (géopolitique et géo-économie étant, par la force des choses, étroitement imbriquées) et, facteur neuf et peu remarqué encore par les observateurs professionnels actifs dans les grands médias, une nouvelle géo-idéologie. Régis Debray, ancien compagnon du Che Guevara et conseiller de l’Élysée (6), n’a pas hésité dans ses ouvrages de réflexion, et surtout dans La puissance et les rêves (1984), à dire que la Realpolitik dite scientifique, rationaliste et prudente cèdera le pas devant une Realpolitik qui tiendra compte des émotions, des passions, des romantismes. Pour Régis Debray, « dès que l’incrédulité professionnelle du spécialiste le conduit à négliger chez les autres la force motrice des croyances (…), le stratège déchoit en conférencier ». “Pas de zèle” enjoignait Talleyrand. Ce désabusement, auquel tant de diplomates doivent de subir en aveugles l’histoire faite par des aveugles “qui y croient”, est l’illusionnisme propre du métier, cette fausse profondeur, sa vanité la plus coûteuse. Metternich, qui se piquait de “rationalisme”, abhorrait les romantiques. La Sainte-Alliance est morte de cette répugnance. Plus réaliste, en 1824, était Byron. Fin de citation.

    La sphère culturelle, l’effervescence des idées, la dynamique des idéaux libertaires ou nationaux, sociaux ou justicialistes, demeurent les données les plus importantes dans le jeu du politique, dans l’ensemble des forces qui dynamisent ou stabilisent un espace politique. C’est la raison pour laquelle une attention toute particulière doit être accordée aux idéologèmes qui germent en Californie. Ils sont un défi a l’Europe tout autant que les industries militaires et la concurrence économique. Sur les plans géopolitiques et géo-économiques, le renforcement du pôle californien permet aux Américains de spéculer sur une éventuelle unification du Pacifique sous leur égide et génère une nouvelle géo-idéologie, en ce sens que les États-Unis s’éloignent toujours davantage de l’Europe, encore fortement présente chez les conservateurs de la côte atlantique, qu’ils soient nostalgiques de la Vieille Angleterre d’Oxford et de Cambridge ou “prussiens”, c’est-à-dire marqués par le système culturel d’une Allemagne dont ils sont issus. L’Amérique dit adieu à son passé commun avec l’Europe pour se jeter (se noyer ?) dans les utopies sans racines, dans les utopies enrobées de toutes les sauces universalistes que distille l’univers californien.

    Géopolitique européenne et océan Pacifique

    Pour l’observateur européen, le Pacifique, c’est le bout du monde. Cette optique dérive de “l’européocentrage” des cartes géographiques. Au lieu de placer le Nouveau Monde à gauche, l’Atlantique au centre et la masse continentale de l’Eurasie et de l’Afrique à droite, on pourrait aussi bien, comme les Américains, mettre le Nouveau Monde au centre et scinder la masse continentale en deux parties ou, encore, placer les immensités océaniques du Pacifique au centre. Car la caractéristique première de ce Pacifique lointain, c’est bel et bien son immensité.

    Deuxième caractéristique : c’est l’importance des îles. Une importance que la politique américaine a toujours su juger à sa juste mesure. Les Américains ont, dès la moitié du XIXe, entamé une course aux îles, points d’ancrage indispensables pour toute puissante qui tente de maîtriser cet espace océanique démesuré. Hawaï, Guam, les Philippines, Guadalcanal, les Aléoutiennes : autant de noms de lieux, autant de noms de batailles âpres, de points chauds ou de positions stratégiques de première importance.

    Troisième caractéristique : les processus de mutation qui se déroulent dans le Pacifique sont lents ; on les jugerait parfois “gelés”. Les antagonismes y font souvent preuve d’un grand sang-froid, écrit François Doumenge [« Le Pacifique nord », in : Hérodote n°32, 1984]. Parfois, ajoute-t-il, une brusque nervosité vient nous rappeler que des tensions y demeurent à l’état latent, comme lors de l’affaire du Boeing sud-coréen abattu par la chasse soviétique (4).

    Quatrième caractéristique : le Pacifique Nord contient deux points de friction potentiels. D’abord les 2000 km de frontière commune entre l’URSS et les USA et, ensuite, le contentieux opposant Japonais et Soviétiques. En effet, après la Deuxième Guerre mondiale, les Soviétiques ont voulu faire de la Mer d’Okhostk un lac russe. L’occupation de l’île de Sakhaline, qui en a résulté, a été très durement ressentie au Japon.

    Cinquième caractéristique : le “nouveau centre” pacifique est le point de jonction entre les “extrêmes” à la fois purement géographiques (selon la cartographie européocentrée) et géo-idéologiques où un Extrême-Occident au christianisme devenu fou, à la psychanalyse délirante, aux subjectivismes dissolvant toute espèce d’appartenance collective et à la technologie la plus avancée se heurte à un Extrême-Orient matrice de cultures immémoriales, de civilisations plurimillénaires, de religiosités très équilibrées (shintoïsme, Zen, confucianisme, etc.) et qui s’est montré, lui aussi, capable de produire une technologie très avancée.

    Sixième caractéristique : les îles Hawaï sont le centre de cette immensité océanique et c’est là, à Pearl Harbour, que le premier conflit entre l’Extrême-Occident et l’Extrême-Orient s’est déclenché en 1941. Pour les États-Unis, dont une bonne part de l’industrie militaire avait élu domicile en Californie, l’enjeu de la lutte était primordial, plus important même que la guerre qui les opposait à l’Allemagne hitlérienne et à l’Italie fasciste. On pourrait même spéculer et se demander si l’intervention américaine en Europe était bien nécessaire, si elle n’a pas été le fait d’un attachement plus sentimental que réaliste à la mère-patrie européenne de la plupart des Américains de race blanche ?

    L’analyse de Haushofer

    haushofer[Ci-contre : deux cartes tirées des ouvrages de Haushofer. Celle du dessus montre les projets de quadrillage de l’Océan Pacifique. Au départ, seules les bases de Dutch Harbour et Sitka (Alaska) et de Panama étaient renforcées. Celle du dessous montre le quadrilatère Guam Pago / Hawaf / Dutch Harbour que les Américains voulaient dominer au-delà de leur première frontière pacifique courant de Dutch Harbour à Pago]

    Cet enjeu, ces luttes, le géopoliticien allemand Karl Ernst Haushofer les avait prévus. Attaché militaire au Japon au début des années 20, il a consacré ses premiers écrits aux problèmes stratégiques de l’Océan Pacifique (5). Son rêve, son grand projet global, élaboré et peaufiné tout au long de sa carrière et partagé par la plupart des théoriciens de son équipe, était de réaliser une alliance militaire et diplomatique entre une Mitteleuropa unifiée (dont la puissance dominante eût été l’Allemagne), une Eurasie dominée par la Russie et un Japon maître d’au moins tout le Pacifique Nord.

    Pourquoi ce général allemand souhaitait-il réaliser un tel bloc qui, incontestablement, aurait stabilisé le reste de la planète ? Parce qu’après la Grande Guerre, l’Allemagne avait été éliminée du Pacifique où elle possédait l’Archipel des Mariannes, les lies Carolines, les Îles Marshall, l’Archipel Bismarck, la Nouvelle Guinée et la base chinoise de Kiao-Tchau. La France conservait la Nouvelle Calédonie, la Polynésie française et Wallis et Futuna, dans une zone à vrai dire moins “chaude” et plus éloignée des centres en formation (Japon, Chine, Californie). La Hollande avait encore son magnifique empire indonésien, convoi té par les Britanniques et les Américains. Pour Haushofer, ces puissances européennes ne pouvaient se maintenir là-bas parce qu’elles étaient foncièrement étrangères à cet espace. Elles étaient des “raumfremde Mächte”.

    Dans ce sens, Haushofer ne déplore pas l’éviction de l’Allemagne, son pays, hors de la zone pacifique, à la suite de la participation du Japon, à la Première Guerre mondiale aux côtes des Allies occidentaux. Haushofer est heureux que le Japon, nation de l’espace pacifique, ait repris à sa charge les territoires au préalable sous juridiction allemande. Pour en arriver à poser ce jugement, Haushofer est parti d’un tour d’horizon historico-politico-géographique embrassant tout le pourtours du Pacifique.

    1) À l’Est, par la percée du Canal de Panama en 1898 et par la main-mise américaine sur l’isthme, l’accès le plus direct de l’Europe au Pacifique est verrouillé. Il n’y a, à l’avant-veille de la Grande Guerre, pas de route directe de l’Europe au Pacifique. Les marines militaires européennes doivent élaborer leurs stratégies en ne comptant que sur les voies de communications indirectes, via l’Atlantique Sud et l’Océan Indien. Ce verrouillage, mal perçu dans toute son ampleur dans l’Europe de la Belle Époque, garde toute son actualité. Les troubles qui secouent l’Amérique Centrale aujourd’hui pourraient, si l’Europe était indépendante des États-Unis et pouvait répondre aux défis américains avec toute la vigueur voulue, constituer une occasion de reprendre pied sur le continent américain en soutenant les ennemis des États-Unis, castristes et sandinistes (n’était-ce pas le vœu de Castro, avant qu’il n’ait été obligé de se tourner vers l’URSS, vu l’apathie de l’Europe ?). C’est en fait la tâche de l’Europe, dans cette région du monde de haute importance géostratégique, de soutenir les Sandinistes et d’espérer une “sandinisation”, une “national-castrisisation” de tout l’isthme centre-américain, Mexique compris. Ce processus, s’il évoluait dans ce sens et avec l’appui de l’Europe, nous donnerait un accès plus direct à la zone pacifique en pleine expansion.

    2) À l’Ouest, l’Océan Indien, Océan du Milieu à mi-chemin entre l’Atlantique et le Pacifique, était encore, dans la première moitié de notre siècle, un océan anglais. La flotte britannique tenait solidement cette immense zone maritime en mains. Haushofer, qui souhaitait la désagrégation des puissances thalassocratiques, observait d’un très bon œil la montée des mouvements d’émancipation anti-colonialistes aux Indes, en Perse et dans la péninsule arabique. La lenteur de ce processus de prise de conscience nationale et géopolitique, loin d’être négative, a permis l’éclosion, aux Indes, d’un esprit solidement indépendantiste et ce n’est pas un hasard si c’est, entre autres, à l’initiative du Pandit Nehru que le mouvement de non-alignement d’après la Seconde Guerre mondiale ait trouvé son impulsion. Ce facteur reste, lui aussi, toujours d’actualité.

    3) Dans l’Océan Pacifique lui-même, Haushofer constate quatre états de choses : a) l’irréalisme britannique ; b) la perspicacité américaine ; c) la position difficile de l’URSS ; d) les atouts du Japon.

    A. La politique britannique est irréaliste, dit Haushofer, en ce sens où ses bases sont trop éloignées les unes des autres pour permettre un quadrillage efficace de l’immensité de l’espace marin pacifique. Solidement accrochée entre Singapour et l’Australie, la Grande-Bretagne ne peut toutefois prétendre à un contrôle du Pacifique Nord car sa base canadienne de Vancouver est trop excentrée et la ligne Hong-Kong-Vancouver ne compte absolument aucun relais.

    B. La politique américaine est beaucoup plus perspicace. L’Amérique cherche à quadriller complètement l’Océan en prenant pied sur les îles, îlots et atolls de la Micronésie, cherchant à évincer les Japonais qui, eux, avaient pris la succession des Allemands. Depuis le milieu du XIXe siècle et depuis les guerres où elle affronta l’Espagne pour s’emparer de Guam et des Philippines, le but de la grande politique américaine a été de relier la Californie au marché chinois, immense quant à ses potentialités économiques et commerciales. La démographie chinoise est perçue, à San Francisco et à Los Angeles, comme une “usine à clients”. Clients à ne pas laisser aux concurrents. Ce n’est pas un hasard non plus si Nixon a misé tant sur la normalisation des rapports sino-américains.

    C. La présence soviétique sur le Pacifique, Haushofer la perçoit comme une “pointe avancée difficile à tenir”. Les Soviétiques, comme les Tsars avant eux, devaient y entretenir trois corps d’armée alors que le Japon s’en rendait maître grâce à une seule escadre.

    D. Le Japon, aux yeux de Haushofer, a tous les atouts nécessaires en mains, pour la raison toute simple qu’il est une puissance locale, qu’il n’est pas une puissance étrangère à l’espace qu’il est appelé à contrôler. À la fin du XIXe et au début du XXe jusqu’à la guerre russo-japonaise de 1905, les Anglais et les Japonais s’entendaient contre la Russie, puissance continentale et contre l’Empire allemand, possesseur des archipels centre-pacifiques. Avec l’élimination de l’Allemagne, consécutive à la Grande Guerre, les Anglo-Saxons (et plus précisément les États-Unis) se retrouvent directement en face des Japonais. D’autant plus que les Russes sont ruinés par leur Révolution et contenus en Sibérie orientale. Dans cet affrontement qui se dessine, Haushofer pense que l’Allemagne doit parier pour le Japon parce que celui-ci est appelé à devenir la nation-leader d’une sphère de co-prospérité asiatique/pacifique, c’est-à-dire d’une “nouvelle Asie en marche”, d’une force centripète dont nous mesurons les capacités virtuelles depuis deux décennies. Ce nouveau monde en gestation doit, dans l’optique de Haushofer, être allié à la Mitteleuropa (qui restait à faire, selon lui, sous la direction de l’Allemagne). C’était là, renchérissait-il, une question vitale pour l’ordre mondial à venir. La paix, même envisagée sous l’angle universaliste de la tradition kantienne, ne peut résulter que d’un équilibre de forces et Haushofer vise la paix par l’équilibre des forces au sein de la masse continentale eurasiatique. Dans les années 1939/1941, quand un Pacte unissait l’Allemagne et le Japon d’une part, l’Allemagne et l’URSS d’autre part, les idées de Haushofer semblaient se réaliser. Son projet longtemps caressé était sur le point de voir le jour : unir au sein d’une même alliance militaire dirigée contre les États-Unis et l’Angleterre, la flotte et l’armée allemandes, l’Armée Rouge et la flotte japonaise. Pour la réalisation de cet objectif, il fallait supprimer les antagonismes entre Russes et Allemands et entre Russes et Japonais. Ces antagonismes étaient décrétées “erreurs fatales”.

    Mais, avec la défaite japonaise de 1945, l’analyse de Haushofer ne perd~elle pas toute validité ? Il y a tout lieu de croire le contraire. Le Pacifique, sur les plans technologique et industriel, est plus important aujourd’hui qu’il ne l’était hier. Et le Japon, malgré sa réussite économique spectaculaire de ces vingt à trente années, malgré qu’il ait surmonté les deux chocs pétroliers, malgré l’ampleur des échanges intra-pacifiques Est-Ouest (entre l’Amérique du Nord et l’Archipel nippon) et Nord-Sud (entre le Japon, Taïwan, les pays de l’ASEAN, l’Australie et la Nouvelle-Zélande), reste menacé en permanence par un retour des protectionnismes américain et européen. Quelle alternative lui reste-t-il, surtout si l’on sait que les NPI (Nouveaux Pays Industrialisés) d’Asie du Sud-Est le soumettent à une rude concurrence ? Il lui reste et là Haushofer garde toute son actualité- la “tentation sibérienne” où les technologies de pointe et les capitaux japonais pourraient contribuer à rentabiliser des terres vierges… Tel est l’enjeu du “neutralisme” japonais, curieusement similaire à son alter ego allemand (6). Les élites universitaires nippones songent sérieusement à cette alternative, qui limiterait les dépenses militaires japonaises (à l’encontre du plan de réarmement proposé par les Américains) et vengerait le crime odieux d’Hiroshima et de Nagasaki, ce qui, somme toute, est bien compréhensible. Le calcul américain, qui vise en Europe et au Japon une politique de réarmement, cherche en fait à ce que des masses considérables de capitaux soient investies dans ce domaine plutôt que dans la rénovation ou le renforcement du tissu industriel. La “tentation sibérienne” permettrait, en plus, aux Japonais de faire l’économie d’un système communiste. Dans cette perspective, Haushofer est toujours pertinent : au-delà de l’anti-soviétisme hitlérien et sans considérer que le système économique soviétique soit digne d’être importé en Europe ou dans l’Empire du Soleil Levant.

    Ce risque de voir basculer le Japon dans une alliance économique tacite avec l’URSS, les “Californiens”, arrivés au pouvoir aux États-Unis dans le sillage de Reagan, l’ont parfaitement perçu. Pour eux, si l’Europe devient le partenaire numéro un de l’URSS, ce serait grave, mais si le Japon le devenait, ce serait une catastrophe. C’est pour éviter ce double glissement, dicté par les impératifs de la géographie, que les “Californiens” ont déployé, en politique internationale, une volonté offensive (7). L’Amérique, pour ces hommes neufs imperméables aux nuances européennes, est la plus forte et elle doit le faire sentir. Ce qui signifie, en termes plus mesurés, en langage moins fruste, que l’Amérique a intérêt au statu quo, qu’elle doit, pour survivre en tant que première puissance militaire et industrielle du globe, “geler” le processus, au risque de juguler les économies de ses alliés japonais et européens. D’où le retour de l’esprit de croisade, dont l’objectif n’est nullement “moral” mais strictement “économique”. La querelle des euromissiles ici et celle du renforcement des forces d’auto-défense japonaises là-bas sont à replacer dans ce contexte.

    Mais, dans pareil contexte, l’atlantisme est-il encore possible, puisqu’ipso facto, il implique un recul de notre économie, un déclin de nos industries et une augmentation catastrophique du chômage ? Dans son esprit, l’Alliance Atlantique constituait un rassemblement de partenaires égaux en droits. Dès le moment où le plus “gros” de ces partenaires cherche a imposer ses vues et ses intérêts-vues et intérêts qui ne cadrent plus du tout avec les impératifs de survie des autres partenaires — l’Alliance perd automatiquement sa raison d’être. Ce ne sont ni des errements idéologiques ni un anti-militarisme stérile (comme toute espèce d’anti-militarisme) qui nous dictent ici cette conclusion. C’est la raison politique. Tout simplement.

    La vision de Bruce Nussbaum

    Et si la raison politique est une vertu qui a subi une désolante assomption parmi les responsables politiques européens, aux États-Unis, bon nombre d’esprits clairvoyants, optimistes quant à l’avenir de la politique offensive actuelle de leur pays, gardent pignon sur rue. Parmi eux, le co-éditeur du magazine Business Week, Bruce Nussbaum (8). Pour ce journaliste, plongé dans l’univers des réalités économiques, la suprématie politique se mesure aujourd’hui au degré de développement technologique, au niveau des développements dans les domaines de la robotique, de la bio-technologie, de l’informatique et des techniques de communications. Les États-Unis, grâce à leur important marché intérieur et le Japon, grâce à sa politique industrielle de semi-autarcie qui privilégie, par un protectionnisme intelligent et judicieux, les investissements de capitaux japonais au Japon et le développement du marché intérieur avant le marché extérieur, ont réussi à devenir les deux grandes puissances dans ces nouvelles sphères. Face à ces deux géants, l’Europe n’offre que le triste spectacle de son morcellement, de son indécision. Or, ceux qui se sont mis à l’écoute des thèses de Carl Schmitt et de Julien Freund savent que l’indécision est le cancer du politique qui, quand il n’est pas enrayé par une intervention chirurgicale rapide et précise, provoque le déclin. Irrémédiablement. Et c’est ce à quoi nous assistons aujourd’hui : l’Allemagne, qui avait été à la pointe de la puissance industrielle de notre continent, l’Europe en général (avec, surtout, son axe “lotharingien”, du Pô à Rotterdam) et l’URSS avec son idéologie pétrifiante, sont en déclin. L’Allemagne produit toujours la meilleure technologie issue du XIXe siècle, les meilleures turbines et d’excellentes automobiles. Mais elle n’investit pas assez dans les nouvelles technologies.

    Par ailleurs, sa bureaucratie est lourde et sa société adopte des réflexes anti-technicistes par le biais de l’écologisme. Dans l’affaire du gaz sibérien, les relations germano-soviétiques reposaient sur la livraison, par des firmes de Rhénanie-Westphalie, de matériels basés sur des technologies anciennes. L’URSS, quant à elle, a enregistré des victoires politiques et militaires incontestables au cours des années 70 : elle s’est implanté en Afrique (Angola, Mozambique, Éthiopie, etc.), s’est donné un allié sûr dans le dos des Chinois, le Vietnam, mais n’a pas conféré à ces atouts militaires et géostratégiques la nécessaire couverture technologique, sous forme d’aide au développement ; d’où le rapide recul soviétique, la remise à jour de la stratégie du “containment”, au Pakistan contre la présence de l’Armée Rouge en Afghanistan, en Angola et au Mozambique où l’Afrique du Sud reprend le contrôle réel de la situation et au Nicaragua, où la contagion sandiniste est malheureusement enrayée (surtout pour l’Europe qui pourrait être pour les pays de l’isthme centre-américain un allié et un fournisseur autrement plus efficace). L’acier soviétique subit un recul, à l’instar de celui des zones lotharingiennes (Wallonie, Lorraine, Ruhr).

    Parallèlement à ce recul européen et soviétique, nous assistons, insiste Nussbaum, à un processus de désindustrialisation du “Tiers-Monde”. L’industrialisation avait été le mythe mobilisateur des jeunes États africains, le rêve des Latino-Américains, l’idée qui allait vaincre la misère, le spectre de la famine et l’humiliation du sous-développement. Mais ce “Tiers-Monde” s’est essoufflé pour atteindre un stade industriel “classique”, déjà dépassé par l’évolution des technologies, alors que Japonais et Américains passaient à l’ère de l’électronique et robotisaient leurs industries. De cet état de chose résulte la nécessité de lier le sort économique de l’Europe à celui des masses africaines et sud-américaines. Non dans la perspective finalement insultante de l’aide “charitable” mais par une volonté bien arrêtée de faire pièce à l’hégémonie américaine et de sortir de la dépendance politique pour pouvoir affronter efficacement l’âge du mercantilisme électronique.

    L’âge du mercantilisme électronique

    Ce sont le Japon et les États-Unis (plus particulièrement des firmes californiennes) qui sont à l’avant-garde de l’industrie électronique. Face à ce duopole, deux solutions s’offrent à l’Europe. D’abord, celle d’essence “multinationale” : la collaboration inter-occidentale, le choix en faveur de l’intégration industrielle du Grand Occident (malgré l’incontournable hiatus de la dispersion géographique), qu’ont d’ores et déjà choisie des firmes comme Philipps (NL), Plessey (GB) et Siemens (D) qui se sont engagées, comble d’abjection et de trahison de la part de leurs dirigeants, aux côtés des Américains et des Japonais et au détriment de l’indépendance européenne. Face à cette démission, se dessine une option “indépendantiste” courageusement portée par l’industrie électronique scandinave : à la “Silicon Valley” californienne s’oppose désormais un “Silicon-Fjord”.

    La Scandinavie est, dans une certaine mesure, la matrice de l’Europe comme le percevait déjà l’historien latin de souche ostrogothique Jordanès (De origine actibusque Getarum, v. 550). L’Europe, qu’on le veuille ou non, n’est finalement “européenne” que là où demeure l’empreinte des tribus scandinaves, immigrées à la fin du monde antique. Cette remarque vaut également pour les peuples latins et slaves, pour l’Italie (ex. : Lombardie, terre des Lombards, etc.), pour l’Espagne (Catalogne des Goths et Andalousie des Vandales) et pour la Russie dont le nom dérive d’une ethnie venue de Suède. Au Maghreb, voisin de l’Espagne, les traces du passage des Ostrogoths et des Vandales se sont évanouies et c’est ainsi que la commune appartenance de l’Hispanie et de l’Afrique du Nord à l’Empire Romain n’est plus qu’un souvenir. Les éléments ethniques et politiques post-romains ont plus de poids dans l’histoire actuelle que tout ce qui les a précédés.

    Sur le plan culturel, l’idée de liberté clanique, tribale, locale et populaire, de liberté concrète et non désincarnée, de liberté comme mode d’organisation et non comme mot-idole, nous vient, elle aussi, d’un modèle scandinave antique. L’Islande a gardé intact son modèle d’organisation politique représentatif depuis un millénaire (9). Sur le plan des techniques, le char et la navigation semblent également nous venir, dès le néolithique ou régnait un climat plus doux, de l’Insula Scandza (Jordanès). Aujourd’hui, la Scandinavie perpétue cette tradition et reste, sur notre continent, à la pointe de l’innovation technologique avec ses “Silicon-Fjords”.

    Nussbaum y voit la principale concurrence aux entreprises américaines. . En Suède, en Norvège et au Danemark, écrit-il, plusieurs dizaines d’entreprises privées se lancent dans la robotique, les télécommunications et la bio-technologie. Elles s’opposent sur le marché à Fujitsu, ITT et “General Telephone and Electronics” et enregistrent un indéniable succès, se chiffrant en milliards de dollars. La firme L.M. Ericsson a ainsi révolutionné, vers le milieu des années septante, la technologie des moyens de communications téléphoniques. En Arabie. Saoudite, Ericsson a modernisé de fond en comble le réseau téléphonique et trente autres pays ont fait appel à ses compétences. Mais Ericsson n’est pas la seule firme scandinave sur le marché des technologies de pointe. La firme suédoise ASFA fabrique les meilleurs robots du monde : les Américains lui achètent des licences, Japonais et Allemands imitent sa production et Volkswagen lui achète chaque année le tiers de ses “outputs”. Au Danemark, les industries Novo concrétisent les découvertes les plus audacieuses de la bio-technologie et des recherches en matière d’enzymes. En Norvège, Norsk Data, une entreprise qui produit des mini-ordinateurs augmente en volume de 45% par an !

    Ce succès, cette réussite qui montre que la ténacité, l’audace et la volonté politique sont capables de faire des miracles, repose sur un paradoxe. Ces géants dans le domaine des nouvelles technologies travaillent pour un marché intérieur minuscule : En effet, le marché intérieur des trois pays scandinaves ne compte que 17 millions de consommateurs, beaucoup moins que les marchés nationaux de France, de Grande-Bretagne, d’Italie ou de RFA. Mais, dans ces pays, on a d’abord cru se contenter des marchés nationaux et on n’a jamais investi dans la recherche et dans l’innovation. Les Scandinaves ont sacrifié des budgets énormes à cette fin, ce qui leur permet aujourd’hui de se tailler une place significative sur les marchés nouveaux. Les économies scandinaves sont “protégées”, ce qui rend les miracles possibles. Certes, il y a un inconvénient à cette protection : la fiscalité écrasante. Mais cette fiscalité, je n’hésiterai pas à la nommer “patriotique”. Patriotique et nécessaire. Elle est une tactique, une technique de gouvernement qui vise à la conservation de l’indépendance politiqué et économique. Rien de semblable chez nous : notre fiscalité alimente les gaspillages de la partitocratie. Et quand la propagande des journaux libéraux (avec, en tête, le ridicule Pourquoi Pas ? des marchands de soupe bruxellois) cherche à démoniser la fiscalité suédoise, elle valorise, à coup de dégoisements insipides sur les “droits de l’homme”, sur la démocratie (mais ce qu’ils entendent par ce mot n’est absolument pas de la “démocratie”) et sur l’humanisme, les gaspillages ouest-européens, fruits du règne de petits vizirs sans envergure. Pour le plus grand profit des USA.

    La France, par sa tradition gaullienne (10), possède un atout que n’ont ni les Allemands ni les Anglais ni les Japonais, constate Nussbaum : celui de constituer le second complexe militaro-industriel de l’Ouest, après celui des États-Unis. L’électronique militaire française est l’une des meilleures du monde et l’organisation de son fonctionnement est assurée par des technocrates très compétents. Grâce à cela, la France enregistrera des succès, écrit Nussbaum, mais devra éviter l’écueil du bureaucratisme socialiste. Pour être plus précis, le danger réel qui guette l’indépendance industrielle de la France découle davantage de la division de sa société en strates idéologiques partisanes et concurrentes (même si cette division n’atteint pas les proportions de celle qui sévit en Belgique) et sa conscience nationale est plus hétérogène que celle des pays scandinaves. Cette hétérogénéité recèle le danger qu’une ou plusieurs de ces strates idéologiques misent sur la carte atlantiste pour demeurer au pouvoir ou y accéder, avec l’appui de capitaux étrangers et à cause du jeu électoraliste propre au système des partis que génère toute société gouvernée selon les faux principes d’une démocratie mal comprise (11).

    Vers la fin de la CEE ?

    Pour Bruce Nussbaum, l’institution qu’est la CEE est une structure pourrie. Le principal reproche qu’il lui adresse, c’est de mobiliser 80% de son budget à l’administration de l’agriculture. Certes, la volonté de créer un grand marché agricole partait d’une excellente intention : rendre à l’Europe son indépendance et son autonomie en matière alimentaire. Mais les mécanismes du marché ne correspondent guère aux fluctuations des réalités régionales, caractérisées par une grande diversité. L’élargissement de la CEE a soulevé et soulèvera (avec l’entrée des États ibériques) des problèmes supplémentaires car les mécanismes ne s’adaptent pas aussi facilement aux traditions agricoles, aux particularismes dus à la géologie, au climat, etc. Si la CEE consacre 80% de son budget au fonctionnement de l’Europe Verte, elle gaspille 99% de son temps à essayer d’harmoniser ce qui n’est pas harmonisable.

    L’agriculture, telle que la CEE l’administre avec des critères “rationalistes”, ne créera pas l’unité de notre continent. On ne saute pas au-dessus de l’obstacle que constitue la diversité des terres, des climats, des types de cultures. L’agriculture doit être laissée à des échelions inférieurs de la division étatique tout en visant l’objectif de donner au continent sa pleine indépendance alimentaire que, sciemment, les États-Unis lui ont ravie (12). Ajoutons que dans les 80% du budget, les subsides destinés aux biotechnologies ne sont pas comptés, alors que ces sciences peuvent résoudre pas mal de problèmes sinon tous les problèmes de l’industrie des semences et de l’amélioration du cheptel. L’unité civilisationnelle et diplomatique de notre continent passe par :

    1. Un pari sur les nouvelles technologies, à la manière scandinave. Ce pari implique l’investissement massif de fonds publics et privés en ces domaines, dans le cadre d’une discipline sociale accentuée.

    2. La promotion, aux niveaux de l’enseignement et des médias, d’une conscience politique et historique européenne. Haushofer avait parlé en son temps d’une éducation populaire (Volkserziehung) destinée à faire prendre conscience, par la plus grande quantité d’Allemands possible, de la destinée géopolitique de leur pays. Les manuels d’histoire et de géographie, les atlas scolaires avaient été adaptes dans ce sens. La culture, mot galvaudé par les pitres politiciens actuels, n’est pas la compilation hétéroclite de folklores ou de littératures désincarnées, de manifestes (pseudo)-artistiques aussi abstraits qu’inesthétiques (style “Dokumenta” de Kassel en RFA), de films abscons mais une valorisation constante de l’histoire, dont il s’agit concrètement de tirer les leçons, et une saisie partiellement intuitive du destin géopolitique du continent.

    3. La mise sur pied d’un réseau européen pour la diffusion de cette culture, marquée du sceau du concret, prélude, pourquoi pas, à la création d’un parti européen. Ce parti sera davantage un rassemblement qu’une organisation fermée sur elle-même et sur les idéaux qu’elle voudrait promouvoir. Par rassemblement, il faut entendre une force neuve capable de transcender les stérilités idéologiques et de tenir compte de tous les intérêts professionnels et régionaux, susceptibles de participer efficacement à l’édification d’une nouvelle société européenne, d’une nouvelle culture européenne, d’une nouvelle nation européenne. Ce rassemblement devra être porté par une idéologie du travail (un travaillisme sainement compris), capable de donner la priorité au travail créatif, c’est-à-dire aux innovations et aux recherches. Il devra être républicain au sens romain du terme, car les citoyens conscients participeront activement à la sphère publique. Cette république continentale fédérale (cette Grande Fédération) postule, bien sûr, la disparition définitive des vieilles monarchies et des vieilles républiques.

    L’Europe se construira donc par le haut, par la haute technologie, par la culture historique, par le politique, injecté dans le tissu social par le Rassemblement.

    Mais revenons à Nussbaum. Ce journaliste américain a le mérite de l’honnêteté. Ses écrits nous tendent un miroir non déformant et l’image de nous-mêmes que celui-ci reflète est peu séduisante. L’Europe est effectivement en déclin. Ce que souhaitent les Américains, hommes politiques ou industriels, Si Nussbaum prévoit la fin de la CEE, il croit, par ailleurs, pouvoir prophétiser la constitution de deux blocs, un bloc latin et un bloc germanique, davantage lié à la masse continentale eurasiatique. La spéculation est réaliste mais conforme aux intérêts américains. Les deux blocs divisent le continent concurrent et l’affaiblissent. Les Américains souhaitent mettre les peuples latins sous tutelle et les armer contre le Bénélux, l’Allemagne et la Scandinavie en tablant sur le ressentiment des peuples méditerranéens à l’égard du Nord (ce qui, finalement, n’est vrai que pour la France et, encore, très partiellement) et en pariant sur le mépris que le Nord affiche à l’encontre du Sud.

    Ce clivage, souhaité par ceux qui aspirent a diviser pour régner, s’observe dans les attitudes des hommes politiques socialistes du Sud, pro-atlantistes (Mitterrand qui, toutefois, commence à se rebiffer, Craxi et Gonzalez dont l’électorat ne suit plus) et ceux du Nord, résolument hostile a l’atlantisme et séduits par la perspective d’un neutralisme à l’échelle continentale (Van Miert, Lafontaine, les socialistes hollandais souffrant, disent les journaux américains, d’Hollandais, les Scandinaves, etc.). Le pari sur l’Europe latine constitue aussi un moindre risque pour les États-Unis dans le sens où les cultures méditerranéennes, infectées de la rigidité catholique, génèrent moins d’ingénieurs et où les territoires français, espagnol et italien présentent une base géostratégique suffisante sur le continent européen, permettant une réelle marge de manœuvre avec assez de côtes pour débarquer éventuellement, pour rééditer s’il le faut un deuxième 6 juin 1944. Le calcul comporte quand même sa dose d’aléatoire car si l’industrie nord-européenne se réservait les marchés russe, arabe et indien, il n’est pas sûr que les peuples latins demeurent volontairement en dehors de cette zone de co-prospérité que la géographie unit ; les États-Unis ne pourront empêcher ce rapprochement inévitable.

    La lutte des figures

    Les États-Unis ont expliqué le regain de leur vitalité industrielle par la Silicon Valley. L’élection puis la réélection de Reagan a conjugué cette avant-garde technologique avec un discours conservateur et réactionnaire. Comment les deux mentalités ont-elles pu s’harmoniser, cohabiter ? Reagan a joué sur tous les tableaux. Il a parié sur l’homme sentimental, l’homme agi par des signes culturels, en l’occurrence ceux du message bibliste qui sous-tend cet américanisme fait de démocratisme rousseauiste, de conservatisme moral et puritain, de christianisme caricatural et d’économisme sommaire. C’est là la sphère des arguments persuasifs, le domaine du langage manipulatoire que les Républicains ont su exploiter à leur profit. Ensuite, ils ont misé sur les nouvelles technologies et sur le rôle que jouent les Ingénieurs dans toute société industrielle.

    La valorisation de la technologie et la remise en selle des vieux idéaux de l’Amérique conservatrice a assuré le succès politique des Républicains malgré la désastreuse politique sociale qui, après moins de cinq ans de reaganisme, commence à laisser entrevoir des conséquences fâcheuses pour l’économie américaine. Mais si la politique sociale a pu être négligée : c’est parce que les sectes reprenaient a leur compte la protection sociale. L’écologisme communautaire post-hippy fait l’éloge de la pauvreté. Le rêve californien, l’utopie anti-fiscaliste, les nouveaux groupes de pression contribuent tous, à titres divers, à ré-ancrer la solidarité dans le tissu social ; ce qui permet à l’État de faire partiellement l’économie d’une sécurité sociale et d’entreprendre une politique d’austérité. Les analyses d’Alain Minc et de Pierre Rosanvallon en France, analyses qui évoquent la crise de l’État-Providence, constatent la possibilité d’un désengagement de l’État en matière de sécurité sociale. Pour Alain Lipietz et les observateurs du CERES de Chevènement, en revanche, cette optique constitue un effondrement de la solidarité nationale et prépare une société “social-libertarienne” (13).

    Mais ce modèle ne fonctionnerait pas en Europe pour des raisons d’ordre culturel, parce que les Européens ne sont pas sensibles aux mêmes arguments persuasifs, ne marchent pas avec le même langage manipulatoire (14). Un discours sentimental européen implique de passer par une revalorisation des signes historico-culturels, par l’injection d’un nouveau récit révolutionnaire. La trame de ce récit recourra aux gestes populaires et populistes et non aux catéchismes sans profondeur des sectes. Diverses œuvres existent d’ores et déjà pour donner une assise solide à ce récit. Nous citons pour mémoire : Europas andere Religion de Sigrid Hunke , Fête et révolte et Révoltes et révolutions dans l’Europe moderne (XVI-XVIIIe siècles) de Yves-Marie Bercé (1980), Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (XVe-XVIIIe siècles) de Robert Muchembled (1978), plusieurs ouvrages de Carlo Ginzburg (15), etc. En sociologie, Michel Maffesoli ouvre des perspectives séduisantes (16). L’œuvre plus ancienne du Suisse Adolf Gasser (17) et l’essai intitulé Boerenvrijheid (Liberté paysanne) du Néerlandais B.H. Slicher van Bath (18) constituent des matériaux de base aussi pour l’édification de ce récit, de cette nouvelle conscience révolutionnaire.

    La figure de l’historien confère le sérieux nécessaire à l’injection de cette conscience révolutionnaire dans les mentalités. La figure de l’historien s’instaure comme gardienne de la mémoire collective. Quand les peuples conservent cette mémoire collective, qui dépasse largement les constructions de l’esprit rationnel (19) parce qu’elle saisit intuitivement le destin, ils acquièrent une assise basée sur une expérience historique vécue collectivement et sublimée en mythes et en récits exemplatifs ; la constitution et l’affermissement de cette assise confère une supériorité à long terme à la stratégie de recours à l’histoire par rapport à l’assise fidéiste, à l’adhésion inconditionnelle et a-critique à quelques crédos désincarnés que demandent les sectes en Amérique, les partis en Europe pour mener à bien leurs projets politiques. De ce recours à l’histoire découle un populisme solidaire et une démocratie participative basée sur le référendum. La partitocratie de type belge, italien ou ouest-allemand, du fait qu’elle ne prend pas en compte l’idée de peuple en tant que communauté historique de destin et s’abstient, par crainte de dévoiler son illégitimité, ses contradictions ou ses anachronismes, de faire recours à l’histoire, est condamnée à l’échec dans les décennies qui viennent. Le dessèchement de la stratégie partitocratique est également patent quand on constate à quelles impasses le procédurier rationnel, également a-historique, nous a conduit. Mais si le prédicateur est la figure qu’avance l’Amérique pour mobiliser au profit de sa politique les énergies de l’homme sentimental américain, manipulé depuis des générations par les idéologèmes biblistes. L’historien est la figure que doit avancer une Europe consciente de son destin.

    Mais, cette figure de l’historien, qui portera le mouvement encore en gestation qui se donnera pour tâche de libérer notre continent, aura à affronter une autre figure : celle de l’idéologue. Si le prédicateur de type américain avance des arguments persuasifs de type fidéiste, l’idéologue avance, nous dit Zinoniev (20), des arguments justificateurs d’une praxis uniformisante et standardisante, tactique calculée qui lui rapporte le bien le plus prisé par l’homme-masse : la sécurité, assortie de satisfactions matérielles.

    Mais aux côtés du prédicateur et de l’idéologue, les super-gros avancent leurs ingénieurs. À côté de la stratégie d’utilisation du potentiel sentimental des peuples qui leur sont soumis, les dirigeants des grandes puissances utilisent le savoir technique, concret et rationnel de cette figure incontournable de l’ère de la technique : l’ingénieur. La figure de l’ingénieur est devenue planétaire et l’on ne peut en faire l’économie. La puissance exige aujourd’hui de dominer la technique. Nous l’avons vu pour l’aéronautique (Concorde, Airbus, Ariane, etc.), pour l’industrie militaire, pour l’informatique, etc. Mais s’il y a planétarisation de la technique, il n’y a nullement standardisation des visions du monde et de l’histoire au service desquelles on met cette technique. L’ingénieur américain sert le prédicateur ; l’ingénieur soviétique sert l’idéologue ; l’ingénieur européen, figure de la “troisième fonction” (21), servira demain le dépositaire du savoir historique, le “Waidalott” (22), figure de la première fonction, de la fonction souveraine. Il n’y a pas de souveraineté pour l’Européen, sans une connaissance de la dynamique hyper-complexe de son histoire. Ne sont pas souverains les peuples qui oublient leur histoire pour virevolter au gré des modes et s’attacher à des biens éphémères.

    Ingénieurs et historiens européens vont affronter ingénieurs et prédicateurs américains. L’idéologue disparaîtra car il a été incapable d’utiliser correctement les services des ingénieurs. Tel est l’enjeu. L’enjeu culturel. C’est là qu’on perçoit le rôle primordial de toute stratégie culturelle : elle vise à retrouver la souveraineté, souveraineté qui impulsera un sens au travail de l’ingénieur et de la technique. Max Weber avait, en son temps, parfaitement saisi le rôle des valeurs. Julien Freund, dans un essai sur Weber, nous dit que les valeurs ne sont de l’ordre ni du donné sensible ni de la transcendance, mais de celui du jugement. C’est à nous, Européens, de juger de la valeur que prennent les choses, au départ des legs que nous a laissé notre plus lointaine histoire ; le travail de l’ingénieur ne prendra relief qu’en raison de la nécessité qu’il revêtira pour la promotion des valeurs inhérentes à notre européanité historique. Les valeurs sont nombreuses et différentes : elles s’affrontent. La Californie et l’Europe s’affronteront et, avec elles, les valeurs qu’elles véhiculent.

    En conclusion : les valeurs européennes, qui émergeront inévitablement de la torpeur historique que nous subissons aujourd’hui, entreront en lutte contre les valeurs californiennes. Si nous résumons en quelques mots-clé, en quelques binômes antagonistes, cette lutte à venir, nous dirons qu’elle opposera les peuples aux individus/croyants, l’Eurasie à l’Extrême-Occident, l’Angleterre rurale, la Verte Eirinn et le nationalisme écossais au bourgeoisisme/économisme de l’establishment londonien américanisé, l’Islam populiste des Chiites (n’en déplaise aux islamophobes pathologiques pour lesquels les délires des médias américanisés sont catéchisme) aux occidentalisés décadents, une Europe qui aura retrouvé sa religiosité autochtone à un christianisme devenu fou sur les rives du Pacifique. L’Eurasie dévoilera une explosion conquérante de formes, grâce à ses diversités et ses potentialités, tandis que la Californie répandra les modes que crée l’implosion de toutes les valeurs historiquement enracinées, implosion qui est son propre.

    Nous n’oublions pas une chose ; nous en faisons même notre axiome : l’Europe est une matrice, la Californie un terminus.

    ► Robert Steuckers, Orientations n°6, 1985.

    Notes

    1. Cf. G. Faye, L’Occident comme déclin, Le Labyrinthe, 1984. Piero Sella, L’Occidento contro l’Europa, edizioni dell’Uomo libero, Milano, 1984. G. Faye, « Critique du système occidental », et R. Steuckers, « L’Occident, concept polémique », in : Orientations n°5, 1984.

    2. Cf. Robin Davies, « In Defiance of Treason », in : The Scorpion n°7, London, 1984. Dans cet article, l’auteur explique les clivages qui opposaient les Anglo-saxons entre eux au cours de la guerre d’indépendance des États-Unis. Les Loyalistes, fidèles à la Couronne d’Angleterre, s’opposaient aux partisans de l’indépendance. En 1812, pour échapper au blocus imposé par l’Angleterre en lutte contre Napoléon, les États-Unis déclarent la guerre au Royaume~uni. Il s’ensuivit une guerre d’escarmouches jusqu’en 1814, où les troupes canadiennes et britanniques, aidées d’auxiliaires indiens, prirent successivement la Nouvelle-Orléans, des territoires au Nord et débarquèrent à Washington, où ils incendièrent tous les bâtiments publics et bombardèrent Baltimore.

    3. Cf., not. Jean Brunhes & Camille Vallaux, La Géographie de l’histoire : Géographie de la paix et de la guerre sur terre et sur mer, Félix Alcan, 1921. Et Paul Vidal de La Blache, Principes de Géographie humaine, publiés d’après les manuscrits de l’auteur par Emmanuel de Martonne, Armand Colin, 1955.

    4. Depuis cet événement tragique, la presse occidentale, du moins une partie, a bien été obligé d’admettre que les États-Unis ont délibérément dirigé l’appareil sud-coréen vers sa perte et se sont servi des passagers innocents comme otages. L’hebdomadaire ouest-allemand Der Spiegel a d’ailleurs consacré plusieurs longs articles à l’affaire.

    5. Une traduction française de ce premier ouvrage de Haushofer consacré au Japon est parue en 1937 : Le Japon et les Japonais. Elle était préfacée et avait été traduite par George Montandon, alors professeur d’ethnologie à l’École d’anthropologie.

    6. Cf. à ce propos : Institut du Pacifique, Le Pacifique “nouveau centre du monde”, Berger-Levrault, coll. Stratégies, 1983. Spécialement, les pages 154 à 160.

    7. Cf. Guy Sitbon, « Ces Californiens qui veulent mettre l'Europe à genoux », in : Le Nouvel Observateur, 3-VII-1982.

    8. Une traduction française de l’ouvrage très important et très révélateur de Bruce Nussbaum est parue sous le titre de L’après-pétrole : la nouvelle géographie du pouvoir dans le monde, Acropole, 1983. Pour la rédaction du présent article, nous avons utilisé l’édition allemande (Cf. encart). De même qu’un article de Konrad Seitz, Chef du département du plan au Ministère des Affaires Étrangères de Bonn, paru dans Der Spiegel (n°43/24, X-1983).

    9. Cf. Frédéric Durand, « Les fondements de l’État libre d’Islande », in : Nouvelle École n°25/26, 1974.

    10. Cf. Guy Berkens, « La cinquième République française et l’Europe », in : Conscience Européenne n°3 (Bruxelles), 1982. Guy Berkens insiste tout particulièrement sur la politique économique du gaullisme.

    11. Cf. Alain de Benoist, Démocratie : le problème, Le Labyrinthe, 1985.

    12. À propos de l’indépendance alimentaire de l’Europe, cf. Gaetano de Zolasco, « Alle origini della riforma agraria », in : L’Uomo libero n°15, 1983. Les Européens devraient méditer très sérieusement les paroles de l’ancien secrétaire d’État à l’Agriculture américain Earl Butz, qui disait : “Les denrées alimentaires sont une arme. C’est maintenant l’arme principale dans notre panoplie de négociations”. Intéressant, lorsqu’on sait que seuls cinq pays européens sont indépendants sur le plan alimentaire : la France, le Danemark, la Suède, l’Autriche et la Hongrie. Comme par hasard, il y a deux pays neutres parmi ceux-ci.

    13. Cf. Alain Lipietz, L’audace et l’enlisement : Sur les politiques économiques de la gauche, La Découverte, 1984.

    14. Cf., à ce propos, le livre de Furio Colombo, Il Dio d’America : Religione, ribellione e nuova destra, Amoldo Mondadori, Milano, 1983. Cf. également la recension de cet ouvrage parue dans Vouloir n°5 (avril 1984).

    15. Notamment : Il formaggio e i vermi, Einaudi, 1976 [trad. fr : Le Fromage et les vers : L'univers d'un meunier du XVIe siècle, Flammarion, 1980]. Et : Les batailles nocturnes : Sorcellerie et rituels agraires en Frioul, XVI-XVIIe siècle, Verdier, 1980.

    16. Principalement L’ombre de Dionysos : Contribution à une sociologie de l’orgie, Méridiens / Anthropos, 1982.

    17. Cf. Adolf Gasser, Geschichte der Volksfreiheit und der Demokratie, Verlag H. R. Sauerländer & Co., Aarau, 1939. Cf. L’autonomie communale et la reconstruction de l’Europe : Principes d’une interprétation éthique de l’histoire, La Baconnière, 1946.

    18. Cf. B. H. Slicher van Bath & van Oss, Geschiedenis van maatschappij en cultuur, Amboboiken Basisboeken, Baarn, 1978.

    19. Par esprit “rationnel”, nous n’entendons pas, dans ce contexte, l’esprit scientifique mais bien plutôt le style rationnel et juridique qui jugule tout espèce d’élan politique en Occident et freine toute dynamique historique.

    20. Pour bien saisir le rôle que joue l’idéologue dans la pensée de Zinoviev, lire l’ouvrage du théologien helvétique Claude Schwab : Alezandre Zinoviev, Résistance et lucidité, L’Âge d’Homme, coll. Symbolon, 1984. Malgré la perspective résolument “chrétienne” que Schwab nous offre, la description qu’il donne de l’idéologue, ennemi du prêtre, est pertinente et instructive.

    21. Nous entendons “troisième fonction” dans le sens de la tripartition sociale des sociétés indo-européennes découverte par Georges Dumézil. La première fonction est la fonction souveraine ; la seconde, la fonction guerrière et la troisième, la fonction de production. Au départ, celle-ci constitue le propre des castes s’occupant du travail de la terre à l’exclusion de tout autre. L’industrialisation a introduit dans les sociétés européennes une complexification quasi infinie de cette troisième fonction productive.

    22. Les “Waidalott” sont ceux qui savent, qui détiennent le savoir qui donne accès à la souveraineté dans les anciennes sociétés baltes.

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    Encarts

    AmerikaLe travail de Nussbaum est capital pour nous autres Européens. Il constitue un miroir grâce auquel nous pouvons constater notre déclin. La troisième révolution industrielle a propulsé le Japon et les États-Unis à la tête des nations industrielles, laissant Européens et Soviétiques à la traîne. Nussbaum, co-éditeur du célèbre Business Week, annonce la fin de l’ère industrielle que nous avons connue jusqu’ici. Toutes les techniques de pointe du XIXe siècle, où les industries belge, britannique et allemande ont excellé et excellent toujours, sont en perte de vitesse et dépassées par les fameuses nouvelles technologies : micro-électronique, robotique, biotechnologies, etc. La géographie de la puissance ne se mesure plus à la quantité et à la qualité des usines classiques aux cheminées fumantes, mais à l’innovation et au niveau de développement des nouvelles technologies. Nussbaum tire les conséquences géopolitiques du déclin européen : fin de l’Otan, effondrement de la CEE et de l’imperium soviétique, recul catastrophique de tous les États du Tiers-Monde. Son travail est de première importance car il n’hésite pas à sortir de l’analyse pure des marchés mais prévoit également les mutations politiques, explore les blocages psychologiques et renoue avec des analyses économiques semblables à celle d’un List, d’un Schumpeter et d’un Wagemann pour lesquels le niveau de “culture technique” était déterminant pour le succès industriel et, partant, pour la puissance politique. Avec Nussbaum, le facteur politique revient dans l’analyse économique puisqu’il prévoit une nette avance du Japon par rapport aux USA dans le domaine des nouvelles technologies, parce que le Japon garde une structure sociale traditionnelle (adaptée aux exigences de notre temps). Ces structures sociales traditionnelles génèrent davantage de discipline, donc d’efficacité, que la société américaine minée par le libéralisme. Nussbaum juge à leur juste mesure les efforts de la France pour s'assurer une indépendance technologique et déplore, stupéfait, l'inaction des autres nations industrielles de la CEE. Un livre donc, répétons-le, qui nous révèle les causes de notre déclin. Et qui devrait nous faire honte.

    • Bruce Nussbaum, Das Ende unserer Zukunft : Revolutionäre Technologien drängen die europäische Wirtschaft ins Abseits, Mit einem Vorwort von Konrad Seitz, Kindler, Munich, 1984.

    AmerikaLéo A. Nefiodow, né en 1939, a étudié l’électronique et les techniques de communication à la Technische Hochschule de Darmstadt. Depuis 1974, il est conseiller au Ministère Fédéral ouest-allemand qui s’occupe des recherches technologiques en matière informatique. Dans un ouvrage récent, il affirme que les sociétés industrielles européennes doivent se doter des instruments technologiques qui leur assureront un avenir économique. Toute planification économique doit viser, dès aujourd'hui, à la construction de cette industrie futuriste. Et mobiliser les fonds publics nécessaires, envers et contre les réchignages qui pourraient s’élever. Seule une industrie aussi résolument futuriste possède encore toutes les chances de percer et d'assurer une croissance. Mais les citoyens des États industrialisés d’Europe ne sont guère conscients de cette évidence. Les États-Unis et le Japon se sont conquis un marché colossal, tandis que l’Allemagne Fédérale ne se taille, sur le marché mondial, qu'une place équivalant à 1 % de ce marché ! Et cette modeste part est de surcroît en recul ! Nefiodow démontre qu’il existe une “technologie en chaîne” : un pays qui n'a pas une industrie informatique importante ne pourra se doter d'aucune industrie micro-électronique et, en conséquence, d’aucune industrie de télécommunications. Sans de telles industries, plus aucun avenir industriel n'est pensable. L’Europe doit répondre au défi en mobilisant toutes ses énergies contre les forces passéistes, chrétiennes, libérales ou social-démocrates qui croient encore que la théologie, les discutailleries du parlementarisme ou le misérabilisme social-sécuritaire sont des valeurs dignes d’être défendues. Ce sont précisément ces blocages politiques qui, s’ils se maintiennent, engendreront la désindustrialisation, le chômage à une échelle plus catastrophique encore qu’aujourd'hui, la chute démographique et le déclin. Terrible et inexorable.

    • Léo A. Nefiodow, Europas im Computer-Zeitalter : Ein Plädoyer für die neuen Technologien, Munich, 1984.

    ***

    walther-pahlwalther-pahlwalther-pahlEn 1938, le géopoliticien allemand Walther Pahl (1903-1969) publie un atlas des relations internationales : Das politische Antlitz der Erde : Ein weltpolitischer Atlas, Goldmann Verlag, Leipzig, 1938.

    Parmi les cartes concernant le domaine pacifique, nous en avons retenu trois. (cliquer pour agrandir)

    La première (en haut) montre la répartition des zones d’influence dans l’Océan. Japonais, Britanniques et Français y possèdent des espaces bien circonscrits. Les États-Unis, malgré l’immense avantage que constitue la possession de l’Archipel d’Hawaï, contrôlent une zone étendue mais non compacte et difficile à défendre. Pour donner corps à leurs possessions, les États-Unis devaient s’emparer des Carolines japonaises.

    Sur la carte centrale, nous pouvons voir comment les Britanniques s’y prenaient pour contrôler le triangle Hong Kong / Singapour / Darwin. L’Empire protège ainsi la façade orientale de l’Océan Indien.

    En bas, l’importance de Hawaï pour la thalassocratie américaine. Possession des USA depuis la guerre hispano-américaine de 1898, l’archipel comptait, à la veille de la seconde guerre mondiale, quelque 397. 000 habitants, dont 40% étaient Japonais. Le reste, outre les Américains et la garnison, comprenait des Philippins, des Chinois, des Portugais, plus un nombre considérable de métis. C’est principalement à cause de l’hétérogénéité de cette population que l’archipel n’a pas acquis tout de suite le statut d’État de l’Union. Dans le Pacifique, la première ligne de défense américaine, c’était Aléoutes-Hawaï-Samoa. Des sommes considérables ont été investies pour assurer cette nouvelle frontière occidentale. Sans compter l’avant-poste que constituaient les Philippines, cette frontière courait des Aléoutes à Hawaï et de Hawaï à la Nouvelle-Zélande. La carte nous indique en outre les distances en miles marins ainsi que les lignes exploitées par Pan American Airways à travers le Pacifique.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     


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