• RitterAux sources de la géopolitique allemande :

    La vision de Carl Ritter (1779-1859)

    Né le 7 août 1779 à Quedlinburg, Carl Ritter est, avec Alexander von Humboldt, le plus grand géographe connu des temps modernes. Orphelin de père à six ans, il a pour précepteur Johann Christoph Friedrich GutsMuths, un disciple du pédagogue Christian Gotthilf Salzmann, fondateur d’une école à Schnepfenthal aux abords de la forêt de Thuringe. Dès son plus jeune âge, Carl Ritter fréquente cette école, dont la pédagogie s’inspire pour une bonne part des théories “philanthropinistes” de Jean-Bernard Basedow (lui-même créateur d’un institut d’éducation à Dessau). La démarche de cette pédagogie vise à « aller du visible à l’invisible », d’emprunter le chemin qui va de la Nature à Dieu. Le type de pédagogie que préconisait cette école devait beaucoup à Rousseau, notamment dans le sens où l’épanouissement personnel est affirmé comme le seul but de l’éducation. Celle-ci devait se mouler sur la psychologie de l’enfant et non l’oblitérer. La joie ne devait plus être bannie de l’école. Ni la dimension sportive, les randonnées, la confrontation des corps aux caprices de la nature, les travaux manuels, le dessin. Grâce à ses éducateurs, le jeune Ritter devient un virtuose du dessin et de la cartographie.

    Une vocation de cartographe

    Dès l’âge de 11 ans, GutsMuths perçoit chez son élève une vocation de géographe et de cartographe. Dans ce milieu voué à une pédagogie aussi moderne qu’audacieuse, l’influence de Pestalozzi est déterminante : le savoir s’acquière par le regard qui arraisonne l’ordre du visible et lui transmet une valeur humaine. Ritter rencontrera Pestalozzi en 1807 en Suisse : sa vie entière sera marquée par la personnalité du grand pédagogue qu’il qualifie de « pieux chrétien » qui réceptionne humblement la création de Dieu, dans toute la profusion de ses formes. L’influence de Pestalozzi dans la genèse de la géographie ritterienne est capitale : selon Ritter lui-même, sa géographie est le travail d’un pédagogue pestalozzien qui ne fait qu’appliquer à la géographie les méthodes de son maître.

    À 17 ans, Carl Ritter devient précepteur des enfants du banquier de Francfort Johann Jakob Bethmann-Hollweg. Pendant treize ans, il applique les principes pestalozziens que lui ont enseignés Salzmann et GutsMuths. Le plus jeune des fils Bethmann-Hollweg, August, entame quelques années plus tard une brillante carrière universitaire et politique. L’amitié entre les deux hommes demeurera inébranlable.

    En 1820, grâce à l’appui de Savigny, du Baron von Stein et de Gneisenau, il obtient une chaire à l’École de guerre de Berlin. Celle-ci sera notamment dirigée par les Généraux Carl von Clausewitz et August Rühle von Lilienstern, sur lesquels il exercera une grande influence. En 1822, une édition remaniée des deux premiers volumes de sa monumentale Erdkunde (Géographie) sort de presse. Les autres volumes, gros chacun d’un millier de pages, paraissent entre 1832 et 1859.

    À ses cours de l’École de guerre s’ajoutent une activité intense à la Gesellschaft für Erdkunde zu Berlin (Société de géographie de Berlin) et une chaire à la Friedrich-Wilhelms-Universität. Ritter y élabore une pédagogie précise de la géographie, avec l’aide de son aîné, Alexander von Humboldt, assistant assidu et attentif de ses cours. Par von Humboldt, les idées goethéennes sur “l’œil” comme organe de la vue-du-monde fécondent les principes pédagogiques que Ritter avait hérités de ses maîtres Salzmann et GutsMuths. Pour le Goethe de la Farbenlehre (Théorie des couleurs) comme pour le géographe Carl Ritter, le monde des phénomènes est le seul réel qui soit, et il ne saurait être occulté par des schémas géométriques mutilants, issus du newtonisme. Les formes physiques des terrains participent de l’ordre du visible, création de Dieu : c’est en elles que veut se plonger Ritter.

    Un recours aux “Urphänomenen”

    Ce recours non médiatisé par l’intellect aux Urphänomenen (phénomènes originels) doit être étudié parallèlement à l’engouement pré-romantique et romantique pour les voyages. À partir de la moitié du XVIIIe siècle, les récits des aventuriers et des explorateurs alimentent le discours philosophique de quantité d’apports extra-philosophiques, notamment chez Herder, Kant [cf. Géographie physique, 1757] et Montesquieu, trois figures qui se rendent compte que les paysages modèlent les mentalités, infléchissent et différencient les langages philosophiques, ruinant du même coup les rigidités universalistes de toutes natures.

    Carl Ritter meurt le 28 septembre 1859, quatre mois après Alexander von Humboldt. Ses élèves et successeurs approfondiront et affineront sa science géographique ; parmi eux, Oscar Peschel, Friedrich Marthe, Heinrich Schmitthenner. En Russie, P.P. Semenov-Tianchanski et D.N. Anoutchine. En France, Élisée Reclus et Paul Vidal de la Blache, devront énormément à ses travaux de pionnier de la géographie scientifique.

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    • Analyse : Die Erdkunde im Verhältnis zur Natur und zur Geschichte des Menschen : oder allgemeine vergleichende Geographie, als sichere Grundlage des Studiums und Unterrichts in physikalischen und historischen Wissenschaften (La géographie dans son rapport avec la nature et l’histoire de l’homme, ou géographie générale comparée en tant que fondement certain de l’étude et de l’enseignement des sciences physiques et historiques), 1817-1859

    Cet ouvrage en dix-neuf parties, rédigé pendant 42 ans, au langage parfois obscur parce qu’innovateur sur le plan sémantique, se compose principalement de six parties (Afrique, Asie orientale, Asie occidentale, Arabie, Péninsule du Sinaï avec la Palestine et la Syrie, Asie Mineure), chaque fois accompagnées d’atlas.

    Dans cette abondance de descriptions de phénomènes physiques que recèle la Terre, Ritter applique la méthode de Pestalozzi, pour qui l’Anschauung [intuition par les sens] est le fondement de toute connaissance, car elle révèle le sens qui lie l’intériorité humaine à l’ordre du monde, soit à l’ordre divin qui gouverne la vie des hommes et le déploiement des cultures (Herder). Ce monde est la « maison de notre éducation » (Erziehungshaus). La première règle qu’applique Ritter dans ses démarches : « progresser d’observation en observation et non partir d’opinions ou d’hypothèses pour observer ensuite ». Le parallèle avec la critique goethéenne du newtonisme est évidente ici. Dieu, expliquait Ritter à ses interlocuteurs, a donné la Nature à l’homme et en a fait son amie proche, sa « prémonitrice » et sa consolatrice dans sa vie terrestre. La Terre, en tant que planète, offre maternellement un gîte à l’espèce humaine. La Nature doit nous éveiller, nous guider et nous acculturer, être la force organisatrice de l’humanité, pour que celle-ci approfondisse sans cesse son Anschauung de l’infini et de l’invisible. Pas de géodéterminisme donc, puisque Dieu reste, en ultime instance, la force agissante, l’Urkraft. La téléologie de Ritter ne viole donc pas les faits : elle est un principe régulateur et non un principe constitutif. Les processus historiques accroissent la densité en sens, révèlent le sens, le rendent visible, mais ne le dévoilent pas avec violence ou avec précipitation, ne doivent pas chercher à le sortir brutalement de son voilement à la façon des révolutionnaires (Ritter, dans ses lettres et dans maints faits de sa vie, n’a jamais caché son dégoût pour les exaltés révolutionnaires et réactionnaires).

    Conséquence de cette vision de la Nature : dans sa première introduction de 1817, Ritter présente sa géographie comme une géographie recensant toutes les particularités localisées de la Terre, tous les faits de monde, lesquels sont étudiés pour eux-mêmes, sans qu’ils ne soient classés et décrits selon des critères de répartition unidimensionnels, logiques et généraux. Une telle démarche exige des efforts constants, une perpétuelle attention pour ce fantastique kaléidoscope en mutation ininterrompue : tout le contraire des schémas géométriques immobiles et immobilisants, appliqués indistinctement sur tous les faits de monde.

    Un humanisme pluriel et organique

    Dans l’introduction à sa douzième partie (1846), consacrée à la péninsule arabique, Carl Ritter renoue avec l’humanisme pluriel et organique de Herder : religions, lois, langues, poésies, écritures, modes de commerce jaillissent du sol de Heimaten (de terroirs, de glèbes précises et non interchangeables), dont la pluralité a été voulue par Dieu. Aux yeux du créateur, toutes ces cultures ont une égale dignité. Les sentiments de supériorité, dont l’européen, constituent donc des incongruités que doit corriger l’éducation. Même chose pour le sentiment de supériorité qu’affirment les méthodes dérivées de l’Aufklärung rationaliste : l’étude du monde postule un humble travail de défrichage constant, un approfondissement non généralisant des coins et recoins de toute âme née d’un sol. Cette enquête monumentale sur les enracinements n’implique aucun géodéterminisme ni aucun statisme : si tout fait humain procède d’une Urheimat [patrie première], le facteur dynamique qu’est l’histoire peut susciter aussi de la nouveauté au départ de Wanderungsheimaten (terroirs acquis après migration) ou de Kulturheimaten (terroirs où sont nées des cultures au départ d’éléments divers).

    Dans sa description de la Palestine (15ème & 16ème parties), Ritter, fidèle à son idée motrice qui veut que l’histoire ne soit pas à côté de la nature mais dans la Nature, cherche à savoir quels sont les éléments géographiques qui ont fait de cette terre une “terre sainte”, qui lui ont donné son cachet unique. La particularité de la Palestine, du Pays de Canaan, vient du fait qu’elle se situe à proximité immédiate de six grandes civilisations antiques (Babylone, Assyrie, monde médique, monde persique, Phénicie, Égypte) mais sans en être traversée, en en étant séparée et isolée géographiquement. Séparation et isolement qui font qu’elle a généré un particularisme religieux unique.

    La Terre, dans l’optique de Ritter, pédagogue pestalozzien, est un organisme (il parle d’Erdorganismus) producteur de cultures et de valeurs humaines. Cette méthode est généalogique avant la lettre (les thèses de Darwin ne paraissent que l’année des décès de A. von Humboldt et de C. Ritter) car elle sort la géographie de son statisme compilatoire et statistique et lui confère une flexibilité en recourant à l’histoire ; espace et histoire sont ainsi liés et génèrent un concept dynamique de la géographie, qui annonce les études et les visions géopolitiques.

    ► Robert Steuckers, Vouloir n°137-141, 1997.

    ♦ Bibliographie :

    - Gustav Kramer, Carl Ritter : ein Lebensbild nach seinem handschriftlichen Nachlass, 2 vol. [vol. 1 - vol. 2], Halle, 1864 et 1870

    - Ernst Plewe, « Carl Ritters Stellung in der Geographie » (La position de C. Ritter en géographie), in : Deutscher Geographentag - Tagungsberichte und wissenschaftliche Abhandlungen, Wiesbaden 1960

    - Hanno Beck, Carl Ritter, Genius der Geographie : Zu seinem Leben und Werk, (C. Ritter, génie de la géographie : Sa vie et son œuvre), Dietrich Reimer, Berlin, 1979

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