• LovinescuLa Tradition dans le Monde Roumain

    Ce texte a été remis à Gonzalo Baeza, du Centre évolien d’Argentine, par un jeune essayiste roumain, Mihai Marinescu. Tant ses correspondants argentins que nous-mêmes remercions cet étudiant de nous éclairer sur un pan important de la culture européenne, que nous connaissons fort mal (trad. esp. : Gonzalo Baeza ; trad. fr. : BI).

    [Ci-contre : Vasile Lovinescu, 1905-1984]

    ***

    Il y a quelques semaines, mon ami Martin m’a demandé d’écrire cette brève présentation des manifestations de la Tradition en Roumanie. En développant mon sujet, j’ai compris que sa signification était capitale, ce qui implique, ipso facto, la nécessité de générer une communication adéquate entre ceux qui s’intéressent à la spiritualité traditionnelle. L’objectif général de cet article est par conséquent de faire connaître les réalités de base qui composent notre perspective traditionnelle. Comme, inévitablement, l’inférieur fait partie du supérieur, je crois que le point de départ adéquat se situe au niveau de l’histoire et de la géographie sacrées de cette terre ancienne, avec l’existence d’un héritage spirituel spécifique d’une authenticité incontestable. Deuxièmement, toute analyse des manifestations récentes de la Tradition en Roumanie ne peut éluder un fait : elles ont été intimement liées à la grande personnalité de Vasile Lovinescu, raison pour laquelle je tenterai de proposer au lecteur une brève présentation de son profil spirituel. Dans l’analyse finale, il serait utile d’ajouter certains renseignements d’information, ainsi que quelques amorces pour un futur débat.

    Le récit de la grande migration hyperboréenne est probablement l’élément le plus fascinant de l’histoire sacrée de la Roumanie. L’étude de Lovinescu, La Dacie hyperboréenne (1), la première qui a avancé une preuve claire de l’existence, dans le territoire de l’ancienne Dacie (2), d’un centre spirituel suprême ; Lovinescu a aussi bien mis en exergue le processus de perpétuation de la doctrine traditionnelle, preuve de la chaîne spirituelle impérissable qui nous unis à la Tradition Primordiale. Pour argumenter son hypothèse, Lovinescu cite des noms sans importance apparente, des faits, des symboles et des extraits d’auteurs anciens, montre des exemples tirés des coutumes populaires roumaines, des chansons et des contes de fées, qui constituent l’image d’une tradition roumaine vivante :

    « Relisons ces légendes ; réexaminons la carte, avec cette Mer Noire saturnine, cachant dans son sein l’Île Blanche, située en face de Selinea, qui recèle, au nord, la Cetatea Alba [Forteresse blanche], et, un peu plus au sud, Selina la lunaire, appelée en Roumanie, les clés de la Mer Noire (les clés dorées et argentées du pouvoir sacerdotal et royal, des Grands et Petits Mystères, les clés de Janus et Ion-Sant-Ion / Jean-Saint-Jean) ; regardons vers la lagune de Letea, le Trident du Danube ; faisons cette observation décisive, en laissant de côté nos dernières vacillations, qu’elles se trouvent toutes situées exactement dans le 45ème parallèle, rigoureusement entre le Pôle et l’Équateur, et nous seront capables de dire en paraphrasant Saint Paul qu’il y a beaucoup de choses à dire, qui, de surcroît, sont difficiles à expliquer car, forcément, nous comprenons avec beaucoup de difficultés Malgré ces difficultés, il est avéré, désormais, que la Dacie était le siège du Centre Suprême à une période très reculée ».

    Même si la géographie de la Roumanie n’est pas très familière au lecteur étranger, et même si les noms anciens sont légèrement différents des actuels, il suffit de jeter un regard sur la carte pour identifier les endroits cités dans le texte et leur symbolisme correspondant. Sur ce sujet, Lovinescu nous parle des montagnes Caliman et Caraiman (3) (les plus importantes sont aussi appelées “Trône de Dieu” en roumain), qui sont considérés comme des noms pour le Roi du Monde. Il identifie également à Zamolxis, le dieu suprême de la Dacie, avec le Brahmâ Nirguna (4). Lovinescu pense également que le nom “Roumanie” a un lien évident avec Ram, le sixième Avatar (5). La fondation de la Transylvanie et de la Moldavie sont vues à partir d’une stricte perspective traditionnelle et l’exactitude et la clarté des références sont impressionnantes, car elles sont toutes basées sur des informations historiques attestées. À la fin de l’essai, Lovinescu explique comment la littérature populaire et les coutumes ont contribué au développement de la spiritualité traditionnelle et il réalise une brève analyse du contenu initiatique du récit de “Harap Alb”, écrit par Ion Crenaga (6). En somme, La Dacie hyperboréenne contient une explication détaillée des symboles, des paroles et des idées qui y sont associées et qui sont indispensables pour la compréhension générale des principaux thèmes traités.

    Une autre étude de Vasile Lovinscu qui s’approfondit sur les origines mystiques du peuple roumain est celle O Icoana Crestina pe Columna Traiana (Une icône chrétienne sur la Colonne de Trajan), où une image dans un des registres est identifiée comme étant une représentation de Jésus avec les chefs suprêmes de la hiérarchie spirituelle de la Dacie ; de même, nous y trouvons Saint Jean dans une "scène de sacrifice", qui appartient selon l’auteur au symbolisme maçonnique. En profitant de ce contexte, Lovinescu signale le double rôle de l’Empereur Romain Trajan et nous présente sa vision traditionnelle du rôle chrétien dans le devenir de l’ancien monde. La géographie et l’histoire sacrées de la Roumanie, telles qu’elles sont traitées par Lovinescu, sont décidément plus complexes que cette brève présentation. Ses livres doivent être soumis à une étude approfondie et même recourir à la recherche personnelle pour appréhender leur signification complète. Étant donné que les manifestations traditionnelles des dernières décennies se sont pratiquement identifiées avec la voie spirituelle de Vasile Lovinescu, nous tracerons, dans la suite du présent article, quelques lignes sur sa vie, son travail et son influence (7).

    Lovinescu est né en 1905 dans l’ambiance patriarcale de sa terre natale de Falticeni, un lieu qui aura un impact profond sur lui ; il y retournait souvent pour retrouver son climat paisible et authentique. Durant sa jeunesse, il n’a pas seulement reçu les bases d’une culture solide mais a également cultivé des préoccupations spirituelles, qu’il satisfera pleinement que quelques années plus tard. En mars 1936, après une période de préparation avec Titus Burckhardt, il a reçu une initiation soufie de la part de Frithjof Schuon, l’influence spirituelle qui a marqué son identité comme « un fils du moment ». En fait, il restait en contact avec les grands penseurs traditionnels de son temps, spécialement avec Guénon, avec qui il entretenait une correspondance périodique. Grâce à l’aide de M. Vâlsan (8), il commença un groupe initiatique (tariqah), qui tenait des réunions secrètes dans sa maison à Bucarest. Même si l’existence de ce groupe ne fut pas très longue, Lovinescu continua à être le centre de l’influence spirituelle. Un nouveau groupe de méditation et d’études traditionnelles est né autour de lui et de deux de ses amis, Lucretia Andriu et Florin Mihaescu. La Fraternité d’Hypérion, qui, avec le temps, incorpora des nouveaux membres, et qui existe encore aujourd’hui, plus de 15 ans après la mort de son maître, en unissant en une seule histoire la vie de ses membres avec la chère mémoire de sa lumière et de sa guidance.

    Après avoir achevé son travail, Lovinescu s’est retiré dans sa Falticeni natale, où il vivra ses derniers moments avant de faire le saut vers l’éternité.

    Dans son œuvre, Lovinescu a montré un grand intérêt pour identifier et expliquer les authentiques éléments traditionnels, tapis dans les manifestations populaires de la Roumanie. En considérant que les principes généraux de la perspective traditionnelle ont été déjà décrits par Guénon, il préféra se consacrer à la spiritualité de sa terre, en accomplissant ainsi une véritable “fonction restauratrice” par rapport à la Tradition. Dans Creanga si Creanga de Aur (Creanga et le Rameau d’Or), il formule une approche opérative du « génie populaire du peuple roumain », à partir d’une perspective strictement traditionnelle. De cette étude magistrale, dérive un autre essai intéressant, Incantatia Sangelui (L’enchantement du Sang). Dans le Mitul Sfasiat (Le mythe brisé), il synthétise les signifiés internes du mythe et continue l’analyse avec les contes de fées de Petre Ispirescu. La partie la plus difficile de son travail est probablement constituée de ses “livrets”, formant tous ensemble une réflexion impressionnante sur son propre profil spirituel ; nous pouvons y trouver des considérations inestimables sur les principes métaphysiques et sur le processus d’initiation.

    Il est important de signaler que Vasile Lovinescu a pris en considération les grandes œuvres de la littérature universelle pour formuler, par la suite, ses commentaires et interprétations. Dans O Icoana Crestina pe Columna Traiana, il complète ceux-ci par des considérations intéressantes sur L’Ésotérisme de Dante de Guénon. Son étude de l’œuvre de Shakespeare a été une source fécondes pour les études ultérieures de son ami Florin Mihaescu, qui complétera, après plus de dix ans de travail, les observations faites par Lovinescu. Mihaescu, un “homme de Tradition apprécié” et un écrivain doué, a achevé trois volumes sur Shakespeare, l’un consacré à une étude de Hamlet, un personnage d’une grande signification pour l’auteur (9). Il publia également deux ouvrages sur la spiritualité. De son point de vue initialement orthodoxe, il part de deux perspectives différentes, microcosmique et macrocosmique, qui constituent une grande introduction à cette doctrine : Omul in Traditia Crestina (L’Homme à l’intérieur de la tradition chrétienne) et Simbol si Ortodoxie (Symbole et Orthodoxie).

    La raison pour laquelle Lovinescu opta pour le chemin islamique et non pas pour celui de sa propre Tradition est une question que l’on pose fréquemment. Même si l’orthodoxie révélée telle quelle par le Fils de Dieu pourrait être considérée comme un lien plus directe à Dieu, les possibilités d’initiation étaient peu nombreuses et confinées au monachisme ; le soufisme islamique apparaissait dès lors beaucoup plus accessible pour une initiation directe. Il est intéressant de découvrir que la foi orthodoxe, sous sa forme hésychastique, connut une nouvelle vigueur après la guerre, à travers l’œuvre du prêtre russe Ioan Koulighine, qui transmis sa bénédiction aux autres prêtres et aux membres du groupe à la fois ésotérique et exotérique Rugul Aprins (10), sans être capable d’exercer beaucoup d’influence (en 1958, il fut proscrit par le régime communiste). De cette façon, le chemin initiatique dans l’orthodoxie roumaine a également disparu.

    De nombreux intellectuels roumains — au moins à une période déterminée de leur vie — ont été influencés par la perspective traditionnelle. Des personnalités comme Roxana Cristian, Dan Stanca, Radu Vasiliu (tous trois membres du “cercle interne” de Lovinescu), le philosophe Andrei Plesu, l’écrivain Alexandru Paleologu ou le professeur André Scrima, présentent tous, dans leur travail et dans leur pensée, la profonde empreinte de la Tradition. Le célèbre historien des religions, Mircea Eliade, a aussi montré son intérêt pour les écrits de Guénon durant sa jeunesse. Mais même s’il avait compté, un moment, sur les possibilités de continuer son cheminement vers l’accomplissement spirituel absolu, il semble avoir opté pour le glamour d’une brillante carrière universitaire. Pourtant, dans un de ses derniers volumes, il reconnaît, jusqu’à un certain point, les mérites de Guénon et jette ensuite les bases d’une perspective complètement nouvelle (11).

    Le courant national d’admiration pour notre passé — qui a pu stimuler une authentique émergence traditionnelle — s’est finalement avéré pur courant “traditionaliste”, avec de fortes implications nationalistes et, par conséquent, politiques, dans les années 30 (12). De nombreux auteurs, à l’étranger, se sont intéressés récemment à la personnalité de Corneliu Zelea Codreanu, initiateur et promoteur de la Légion de l’Archange Saint Michel, mouvement que l’on considère généralement comme fondé sur une série d’idées de nature spirituelle. La vérité, c’est que, même si à ses débuts, l’organisation paraissait compter sur une doctrine légitime, les méthodes pour atteindre les buts souhaités ont dégénéré en violence et en désordre. Ainsi, les idées originales se sont perdues et laissant la voie libre à l’anarchie pure et à l’opportunisme politique, un déchaînement qui peut difficilement être considéré comme traditionnel ou spirituel et, par conséquent, ne fait pas l’objet de cet article.

    Les perspectives actuelles pour l’initiation en Roumanie sont diffuses (13). Guénon signalait que la tradition de la Dacie était morte, la possibilité de l’existence des ermites dans les montagnes est très incertaine et improbable aujourd’hui. Le mouvement hésychastique se trouve aussi actuellement dans un stade de somnolence (bien que des survivances de Rugul Aprins existent toujours). Le bilan des actes effectivement initiatiques est par conséquent négatif.

    Quelques mots au sujet des publications de caractère traditionnel, facilement accessibles en Roumanie. l’initiative la plus importante appartient à Florin Mihaescu, Roxana Cristian et Dan Stanca, qui ont fondé une petite maison d’édition, Rosmarin, dans le but de publier l’œuvre de Vasile Lovinescu, après tant d’années sous l’oppression du communisme. Fidèle à son objectif initial, Rosmarin a restreint ses centres d’intérêts, pour se consacrer exclusivement aux textes de caractère traditionnel. Outre la réussite d’un objectif important, soit la parution de sept livres de V. Lovinescu il y a cinq ans, la maison a publié en roumain Le roi du Monde de Guénon, deux ouvrages d’Ernst Jünger, les études de Florin Mihaescu, de Dan Stanca, de Roxana Cristian et d’autres écrits traditionnels. Ces livres peuvent s’acheter en Roumanie par courrier (à Rosmarin). Chez Rosmarin et chez Humanitas (probablement la plus grande maison d’édition en Roumanie), on a traduit Le Règne de la quantité et les signes des temps, Symboles fondamentaux de la science sacrée, L’homme et son devenir selon le Vêdânta et La Crise du monde moderne de Guénon ; De l’Unité des religions et Comprendre l’Islam de Frithjof Schuon ; La Tradition Hermétique et Métaphysique du sexe d’Evola ; Alchimie de Titus Burckhardt et Hindouisme et Bouddhisme d’Ananda Coomaraswamy.

    Après tout ce qui a été dit, je pense que mon article a atteint son modeste objectif. Inévitablement, certains cas ont été étudiés plus que d’autres et des personnes qui auraient dû être mentionnées sont restées de côté. Avec l’état avancé de désordre qui caractérise les temps modernes, pour ouvrir la voie, il nous faut un peu plus qu’une simple ténacité et par conséquent, nous avons besoin de lumière pour établir le chemin et nous aider à franchir les portes principales. J’espère que cette présentation sera l’une ces petites lumières guides.

    « Dans les moments de dépression, je pense au fait qu’à chaque porte il y un ange et cet ange soldat est fidèle à sa mission ; il ne te laissera pas passer si tu ne dis pas le mot de passe ; et même ainsi, tu ne peux avoir le mot de passe qu’une fois que la porte est franchie. Une situation insoluble. Mais le mot de passe est exactement le sentiment de ce qui est au-delà de la porte et quand nous l’avons, une partie essentielle de notre être appartient déjà à l’au-delà » (14).

    ► Mihai Marinescu, Nouvelles de Synergies Européennes n°53, 2001.

    Notes :

    • 01. La Dacie hyperboréenne, sous le pseudonyme de Geticus, Pardès, coll. Agnus Dei, 1987. Préface de Claudio Mutti. Articles parus dans la revue Études traditionnelles en 1936-1937. En roumain : Dacia hiperboreană, Editura Rosmarin, Bucureşti, 1994.
    • 02. Il s’agit de la terre antique des Daces, précurseurs des Roumains ; ils furent conquis par les Romains à la suite de trois campagnes militaires en 101-102 et en 105-106.
    • 03. En traduction littérale, "Le Roi du Ciel".
    • 04. Strabon a écrit : « Le Dieu Suprême des Daces n’a pas de nom et se trouve au-dessus de toute qualification ».
    • 05. Lovinescu fait remarquer, qu’en plus de la figure de “l’Empereur Ram” dans la mythologie roumaine, on trouve une grand nombre de toponymes de la Roumanie actuelle qui nous rappellent son nom : Rama, Ramna, Râmnic, Râmeti, Rima, Rigmani, Roman, Romlia, Rams, Rum, Armeneasca, Armenis, Ormeni, Ramsca, Ramscani, etc. (V. Lovinescu, op. cit).
    • 06. Le mot “Creanga” signifie en roumain “branche”, “rameau” et est synonyme de “Ram”. Le lien est évident. Lovinescu a consacré une étude propre de grand intérêt à cet auteur classique de la littérature roumaine.
    • 07. Pour esquisser cette très brève biographie de notre grand guide spirituel, j’ai utilisé le volume Vasile Lovinescu si Functiunea Traditionala (Vasile Lovinescu et la fonction traditionnelle), Rosmarin, Bucarest, 1998 de Florin Mihaescu & Roxana Cristian, que je remercie.
    • 08. Il s’agit d’un autre penseur et écrivain traditionaliste roumain qui, avec Mihail Avramescu, a été profondément impliqué dans de diverses manifestations de caractère traditionaliste en dehors de Roumanie.
    • 09. « Shakespeare si Teatrul Initiatic », « Hamlet,printul melancoliei » et « Shakespeare si tragediile iubirii », Rosmarin, Bucarest.
    • 10. Sur ce thème, on a publié en Roumanie le volume suivant : Timpul Rugului Aprins, d’André Scrima.
    • 11. Occultisme, Sorcellerie et modes culturelles (1976).
    • 12. Florin Mihaescu & Roxana Cristian, Vasile Lovinescu si Functiunea Traditionala.
    • 13. ibid.
    • 14. Vasile Lovinescu, Meditatii, Simboluri, Rituri, Rosmarin, Bucarest,1997.


     

    Libéralisme

     

    “La Colonne Trajane” de Vasile Lovinescu

    LovinescuL’œuvre de l’écrivain roumain Vasile Lovinescu a été redécouverte en Europe occidentale en 1984, lorsque les Edizioni all’insegna del Veltro (Parme) publient en un volume, sous le titre La Dacie hyperboréenne, plusieurs articles parus entre 1936 et 1937 dans la revue Études traditionnelles. L’auteur venait de mourir dans sa ville natale en Moldavie. En 1987, les éditions Pardès publiaient une version française de ce recueil. L’édition roumaine vient de paraître cette année seulement et la mémoire de Vasile Lovinescu est réhabilitée. En Italie, récemment, on a parlé de lui et de son œuvre en long et en large à l’occasion d’un congrès sur l’histoire des religions et de la pensée traditionnelle, tenu en juin dans les locaux de l’Académie roumaine de Rome.

    Aujourd’hui on attend avec impatience la parution en Roumanie d’un livre de Lovinescu, titré La Colonne Trajane. Mais son éditeur italien l’a devancée… Ce texte tant attendu est désormais disponible en version italienne, auprès des Edizioni all’insegna del Vehro. La Colonne Trajane contient les leçons que donnait Vasile Lovinescu en 1968 à la tribune de la Fraternité d’Hypérion, un cercle qui se réunissait régulièrement à Bucarest pour étudier les doctrines traditionnelles. Lovinescu était le maître de ce groupe et, en Roumanie, l’une des personnalités les mieux qualifiées pour diriger des activités de ce type. Dès les années 30, il était entré en contact avec René Guénon, avec qui il a entretenu une longue relation épistolaire. Selon le témoignage d’Eliade, il a été le premier à faire mention en Roumanie de l’œuvre de Julius Evola qu’il a d’ailleurs rencontré personnellement lors de la visite du traditionaliste italien à Bucarest [en 1937], venu rencontrer et connaître Corneliu Codreanu. Converti à l’Islam, Lovinescu avait organisé en Roumanie, avec l’aide de Michel Vâlsan, un groupe de la tarîqa darqawiyya (1) dont il était le moqaddem [vicaire régional] pour toute la péninsule balkanique.

    Dans sa préface à La Colonne Trajane, Mircea Birtz écrit que ces essais « concernent la fonction sacrale des Empereurs romains, uns fonction dans laquelle la relation entre l’autorité spirituelle et le pouvoir temporel se résout en une unité. L’étude de Lovinescu — poursuit le théologien orthodoxe — contient plusieurs réflexions sur la Dacie, parmi lesquelles s’insère notamment une digression très intéressante sur la synergie et l’antagonisme entre le messianisme impérial romain et le messianisme sémitico-chrétien ». Les textes de Lovinescu tournent en fait autour d’une question centrale, essentielle : l’Europe a-t-elle été en mesure d’éviter l’empreinte d’une forme traditionnelle étrangère à elle-même ? L’ancienne tradition grecque et romaine n’aurait-elle pas pu se revivifier, de sorte que la révélation d’origine sémitique soit devenue superflue ? Non, répond l’auteur, parce que la réalité concrète et politique qui entravait les tendances dissolvantes était justement l’Empire romain lui-même. Le christianisme a été nécessaire pour accélérer le processus de “Kali-Yuga” et pour donner impulsion à l’épuisement de notre cycle d’humanité.

    • Vasile Lovinescu (Geticus), La Colonna Traiana, Edizioni all’insegna del Veltro, Parma, 1995, 120 p.

    ► Claudio Mutti, Nouvelles de Synergies Européennes n°14, 1995. [version italienne]

    • De Claudio Mutti : La grande influence de René Guénon en Roumanie, Akribeia, 2002.

    • Note en sus :

    1. Tarîqa signifie voie et darqawiyya renvoie aux Derkaouiya, mystiques soufis comptant des adeptes au Maroc et dans l’Ouest algérien. Par tarîqa darqawiyya est désignée une importante confrérie religieuse marocaine. Fondée à la fin du XVIIIe siècle, elle joua un rôle de premier ordre dans la vie du pays jusqu’à la veille de l’indépendance en mars 1956.

     

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    Vasile Lovinescu et la Tradition primordiale

    Vasile Lovinescu, connu en Europe occidentale sous le pseudonyme de Geticus, fut un ami de René Guénon, dont la revue roumaine Caiete Critice a publié, en 1994, un texte inédit : « Le monde ancien et le chris­tianisme ». Dans cette étude synthétique, Lovinescu oppose les religiosités judéo-chrétienne et « vieille­-européenne », qu'aucune consubstantialité de tradi­tion ou de vocation ne relie à ses yeux. La christianisation de l'Europe y est assimilée à un « acci­dent historique » et à l'« irruption d'un corps étran­ger », probablement « due à une anémiation des vieilles croyances païennes ».

    Lovinescu accuse d'abord le christianisme d'avoir rompu l'équilibre entre autorité spirituelle et pouvoir temporel, équilibre qui caractérise le génie propre de l'Empire : « Si on considère, comme le font les chré­tiens, qu'aucun pouvoir dans le monde ne peut résis­ter au Verbe jadis incarné en Judée […] on se pose nécessairement la question : pourquoi Jésus-Christ ne s'est-il pas manifesté, comme Zalmoxis ou Mithra, à la fois comme Roi et Grand Prêtre ? ». Ce refus de l'in­carnation en politique se retrouve dans la métaphy­sique chrétienne, dont Lovinescu critique le dualisme (opposition entre Être incréé et Être créé). Si un rapport intime à la divinité était possible dans le paganisme, c'est qu'« à la différence du Dieu judéo-chrétien, le Dieu suprême de chaque mythologie était à la fois transcendant et immanent dans la caverne cosmique ».

    Loin d'opposer métaphysique et mythologie (« les peuples les mieux dotés spirituellement sont ceux qui développent une mentalité mythologique »), Lovinescu rattache le paganisme euro­péen à une Tradition originaire « venue du Nord » qu'il qualifie d'« ouranienne » et dont l'idée fondamentale est la co-appartenance de l'homme et de la nature, cette dernière étant toujours conçue comme un mystère : « Le seul support de l'inef­fable était la nature vierge, les bois des montagnes, le ciel, les eaux, les roches. Ainsi, nous mesurons l'exceptionnelle capacité de contemplation nécessaire à ces hommes pour perce­voir, dans cette nature, le suprême ». De cette attention permanente au monde provient la dimension avant tout esthétique et poétique de notre présence au monde : « Le polythéisme rendait impossible la prose ».

    ► Bogdan Radulescu, extrait de « La religiosité cosmique de la Roumanie », in : éléments n°89, 1997.

     

     

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