• Nordic-ThingAux sources de la démocratie scandinave…

    [Ci-contre : Thing nordique par Olle Hjortzberg, 1932]

    • Analyse : Olof PETERSSON, Die politischen Systeme Nordeuropas : Eine Einführung, Nomos Verlagsgesellschaft, Baden-Baden, 1989, 155 p.

    L'objet de ce livre d'Olof Petersson : contribuer aux discussions politologiques sur la notion de démocratie en analysant le phénomène concret de la très ancienne démocratie scandinave, depuis les temps héroïques du Thing (assemblée populaire dans la Scandinavie antique) jusqu'aux parlements modernes. Ces assemblées sont des embryons de véritable démocratie directe, même si, au fil des temps, ce pouvoir populaire direct à été graduellement confisqué par les possédants. L'histoire scandinave connaît cette particularité que le dialogue entre gouvernants et gouvernés y a toujours été assez direct, contrairement à l'Europe médiévale, administrée selon les principes du féodalisme. Ce dernier a pu s'imposer au Danemark mais est resté marginal en Suède.

    Dans ce pays, le principe atavique du Thing se transforme au XVe siècle en une assemblée des quatre états (noblesse, clergé, bourgeoisie et paysannat). La présence du paysannat, constance incontournable de toutes les sociétés, est un fait quasi unique en Europe à l'époque. Au XVIIe, alors que le Danemark se dote d'un gouvernement monarchique absolu qui suscite d'intéressantes spéculations chez Bodin et Hobbes, la Suède opte pour un absolutisme très modéré où le Roi et le Paysannat sont unis contre les tentatives de la noblesse d'accroître son pouvoir, système et praxis politiques qui feront l'admiration enthousiaste de Ernst Moritz Arndt, père des nationalismes allemand et flamand. Au XVIIIe siècle, la Suède traverse une période de liberté (introduite par la constitution de 1719-20) suivie d'un renforcement du pouvoir royal (constitution de 1772) et d'une application imparfaite de la séparation des pouvoirs tout au long du XIXe.

    En 1849, le Danemark passe du jour au lendemain de l'absolutisme à une démocratie radicale, avec suffrage quasi universel pour les hommes. La Norvège, en 1814, à la veille de l'Union avec la Suède, se taille une constitution avec la séparation des pouvoirs où le droit de vote est accordé à tous les paysans indépendamment de la taille de leur propriété. La Finlande conserve sous l'hégémonie russe la constitution suédoise de 1772 ; en 1906, la répartition en quatre états est abrogée et une représentation maximale — la plus étendue d'Europe — est adoptée englobant les ouvriers agricoles et industriels. Si les techniques de gouvernement populaire et démocratique étaient meilleures, plus mûries par les siècles, en Scandinavie que partout ailleurs dans le monde, restait toutefois à l'avant-plan le problème de la représentation des classes sociales nouvelles, que la complexification des sociétés suscitait : ce problème, la constitution finlandaise le résolvait en 1906, déclenchant un processus en chaîne dans tous les autres pays nordiques.

    Cette longue tradition démocratique a permis aux Scandinaves d'élaborer des techniques de gouvernement optimales, dignes d'être copiés, à la condition que l'on se souvienne toujours du contexte particulier dans lequel elles sont nées. Ces techniques, on pourrait, chez nous, en mobiliser l'esprit et la forme dans le combat pour le référendum d'initiative populaire et l’institutionnalisation de garde-fou contre l'emprise étouffante des administrations et contre les nominations de fonctionnaires et de magistrats sur base d'appartenance aux partis en place. Olof Petersson décrit avec la minutie du juriste et du politologue la genèse et le fonctionnement d'une série d'institutions et de techniques de gouvernement scandinaves : le référendum populaire, l'auto-administration aux échelons locaux (communaux), l'administration des minorités ethniques (Allemands au Danemark, Sami en Norvège, etc.), etc.

    L'auto-administration des échelons locaux/communaux constitue certainement la caractéristique la plus originale des pays scandinaves. La démocratie est ancrée solidement à ce niveau géographique-là du pays depuis près d'un millénaire. L'ensemble des réflexes sociaux qui sous-tendent les autonomies locales scandinaves est sans nul doute ce qui doit mobiliser nos attentions et nos volontés. Le souci de faire participer à la chose politique le maximum de citoyens, depuis l'institution des quatre états au XVe siècle suédois jusqu'aux initiatives de citoyens contemporaines, constitue également une façon d'échapper à la confiscation du pouvoir par des cliques sectaires, religieuses, politiciennes ou concussionnaires. Olof Petersson avertit bien le public allemand, auquel cette édition s'adresse : la confiscation de la démocratie au profit de structures bureaucratisés, au départ portées par des citoyens volontaires qui exerçaient une fonction publique à côté de leur profession concrète, est une réalité dangereuse en Scandinavie. C'est cette bureaucratisation réelle qu'ont voulu dénoncée les critiques acerbes du modèle suédois, comme le Britannique conservateur Roland Huntford vers 1975. Pour Petersson, il n'y a pas de modèle scandinave qui soit une panacée. Il y a une double tradition de participation politique active des citoyens à la chose publique et de représentativité aussi complète que possible. Participation et représentativité qui ont connu des hauts et des bas. Raison pour laquelle ceux qui s'y intéressent doivent rester des citoyens vigilants. Une vigilance qui n'est possible que dans une société homogène, conscient de son histoire événementielle et institutionnelle.

    ► Robert Steuckers, Vouloir n°65/67, 1990.

     

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    Petites réflexions éparses sur la découverte de l’Amérique par les Scandinaves

     

    Scandinaves

     

    En me demandant d’écrire un petit article sur la découverte de l’Amérique par les Scandinaves, Bernard Levaux, sans aucune intention maligne, ouvre, une fois de plus, ma secrète boîte de souvenirs d’adolescent. C’est une fois de plus parce que l’article qu’Yves Debay a écrit récemment dans les colonnes de ce bulletin, avait déjà ravivé quelques bons et solides souvenirs car ce sacré Yves Debay était un camarade d’école, forcément inoubliable vu sa personnalité, et un compagnon de voyage en Grèce en 1973. Enfin, parce que le thème que Bernard Levaux me demande d’aborder me ramène en fait à la même année : The Vinland Saga – The Norse Discovery of America est le tout premier livre sérieux, le tout premier classique, que j’ai acheté en anglais, sans vraiment connaître encore tous les secrets de la langue de Shakespeare. Généralement, en anglais, j’achetais en temps-là des livres ou des revues sur les maquettes d’avions ou de chars, comportant profils ou guides de peinture. À cette époque, j’avais la même habitude que le Professeur Piet Tommissen, dont on vient de déplorer la disparition à Bruxelles en août 2011, celle d’inscrire la date d’achat de chaque livre sur un coin de la première page. C’est donc avec émotion que j’ai repris entre mes mains de quinquagénaire ce premier bon livre anglais de ma bibliothèque et que j’ai retrouvé la mention “20 Jan. 1973”.

    Ce petit livre de la collection “Penguin Classics”, à dos noir, voulait compléter l’exposé, fait un an auparavant, d’un camarade de classe, Éric Volant, passionné par la saga des Vikings. Si Debay a connu une brillante carrière de soldat puis de journaliste militaire à Raids ou à Assaut, Éric Volant, lui, a connu un destin tragique et n’a vécu que vingt ans : ce garçon, au sourire toujours doux et franc, les joues constellées de taches de rousseur, désirait ardemment devenir historien. Et se préparait à un tel avenir. Mais rapidement, le couperet est tombé : son paternel refusait de lui financer des études. À 18 ans, au boulot ! Et hors de la maison ! Éric est devenu sombre : son éternel sourire s’est effacé. Son ressort intérieur était brisé. Du jour au lendemain, il est devenu communiste ! Nous ne pensions pas que le père allait mettre son projet à exécution et flanquer son aîné à la porte du foyer parental au lendemain même de la proclamation de fin de secondaires. Mais, hélas, il l’a bel et bien fait et Éric est venu sonner chez moi début juillet : il avait trouvé un cagibi absolument sordide, au fond d’une cours, où habiter. Il n’avait pas de meubles, juste un sac avec ses hardes et quelques livres : mon père, bouleversé, lui a aussitôt donné une table, une bibliothèque, deux chaises et quelques autres babioles, que nous avons amenées aussitôt dans la triste annexe qui devait lui servir de logis. On l’a ensuite vu errer dans les rues, de plus en plus sombre et rancuneux. Et, deux ou trois ans plus tard, nous avons appris sa mort tragique : il s’était porté volontaire pour servir de passeur à l’ETA basque, que les Républicains espagnols, fort nombreux dans son quartier et quasi les seuls militants communistes dans le Bruxelles du début des années 70, estimaient être la seule force politique capable de ramener une mouture modernisée du Frente Popular au pouvoir dans les premières années du post-franquisme. Éric a été descendu par des tireurs embusqués, au moment où il franchissait un ruisseau dans les Pyrénées. On a retrouvé son corps quelques jours plus tard. Il a été enterré à la sauvette, paraît-il, dans un petit village basque. Personne n’a voulu rapatrier le corps. Nous avions perdu un garçon qui avait été un très bon camarade. Il avait marché jusqu’au bout de la passion qu’avait généré son immense déception.

    Voilà, je viens de payer mes dettes à mon passé, à ceux qui ont disparu.

    Revenons au thème du modeste exposé scolaire d’Éric Volant, c’est-à-dire à la conquête de l’Atlantique Nord par les Scandinaves. Aujourd’hui, on devine qu’ils ne furent pas les premiers Européens à avoir abordé le continent de l’hémisphère occidentale. Déjà Louis Kervran, dans son Brandan, le grand navigateur celte du VIe siècle (Laffont, 1977), posait la thèse que les Scandinaves, lancés à l’aventure sur les flots glacés de l’Atlantique Nord et tous probablement proscrits ou en fuite, ont suivi des routes maritimes découvertes antérieurement par des ermites irlandais ou bretons, qui s’en allaient méditer aux Orcades, aux Féroé, en Islande et, pourquoi pas, plus loin, au Labrador, ou sur les terres que les Vikings nommeront “Helluland”, “Markland” ou “Vinland”. On retrouve leur nom sur une carte des “terres hyperboréennes”, dressée vers 1590 par un géographe, Sigurdur Stefansson. Louis Kervran rappelait fort opportunément que les peuples de la façade atlantique des Gaules et de la “Britannia” romaine possédaient une solide tradition maritime et que les multiples récits des voyages de Saint Brandan ont constitué une thématique littéraire très répandue et très appréciée tout au long du moyen âge européen. Kervran conclut que Brandan a très problablement suivi un itinéraire de Saint Malo ou de l’Irlande vers les Orcades et les Féroé, l’Islande, les côtes canadiennes pour aboutir probablement aux Antilles : certains textes de la matière “Brandan” décrivent des îles luxuriantes et des animaux exotiques. La légende rappelle, très précisément, que Brandan est parti avec douze compagnons pour entreprendre un voyage de neuf ans sur l’Atlantique. Par ailleurs les pêcheurs de morue poussaient très vraisemblablement jusqu’au large du Labrador, qu’ils aient été scandinaves, flamands, bretons, galiciens ou portugais. Colomb connaissait-il les secrets de ces pêcheurs ou de ces itinéraires scandinaves ? La question demeure ouverte.

    Pour les deux spécialistes allemands de l’ère mégalithique, Gert Meier et Hermann Zschweigert, Ulysse, dont la légende remonterait à la proto-histoire mégalithique de la vieille Europe, aurait déjà testé les flots atlantiques : en cinglant de Gibraltar vers les Açores (l’île Ogygie) et, poussé par le Gulf Stream de celles-ci vers Heligoland, il aurait abouti en face des côtes aujourd’hui danoises qui recelaient l’ambre, matière très prisée par les peuples méditerranéens. L’histoire marine de l’Europe, pour nos deux savants allemands, est bien plus ancienne qu’on ne l’a cru jusqu’ici. Les embarcations faites de peaux pourraient bien remonter à 10.000 ans. En 1976, l’historien anglais Tim Severin traverse l’Atlantique sur une copie du bateau attribué à Brandan, démontrant que de telles embarcations étaient parfaitement capables de tenir l’océan, exactement comme le Norvégien Thor Heyerdahl avait traversé le Pacifique sur le Kon-Tiki en 1947, pour démontrer la véracité des récits traditionnels polynésiens et prouver que des peuples marins de l’aire pacifique avaient été capables de cingler jusqu’à l’île de Pâques. Les Maoris néo-zélandais construisaient des embarcations capables de transporter de 60 à 100 guerriers, couvrant parfois des distances de 4000 km en l’espace de plusieurs semaines. Ces embarcations étaient mues par rames et/ou par voiles. L’aventurier allemand Hannes Lindemann a réussi à traverser l’Atlantique au départ des Canaries en 65 puis en 72 jours, sur un petit bateau africain, en se guidant par les étoiles : la navigation en haute mer étant plus aisée de nuit que de jour, du moins à hauteur des tropiques et de l’équateur (au nord, vu la nébulosité permanente, elle est plus “empirique” donc plus hasardeuse et plus aventureuse, plus risquée). Nos ancêtres avaient un atout complémentaire par rapport à nous, dégénérés par la civilisation et par ce que le sociologue Arnold Gehlen nommait les “expériences de seconde main” : celui de pouvoir correctement s’orienter en connaissant à fond la carte du ciel. Le lien de l’homme à la mer n’est pas récent mais quasi consubstantiel à toute forme de culture depuis la préhistoire. Mais ce lien à la mer n’est pas pensable sans connaissances astronomiques précises, fruit d’une observation minutieuse du ciel.

    Meier et Zschweigert évoquent aussi la voie “terrestre” vers l’Amérique, qu’il était possible d’emprunter, il y a environ 16.000 ans. La calotte glaciaire pesait à l’époque sur l’ensemble de la Scandinavie, sur une bonne partie des Iles Britanniques et sur tout le pourtour de la Baltique et sur l’Allemagne du Nord. L’actuel Canada et une bonne frange du territoire des États-Unis se trouvaient aussi sous une épaisse calotte. Mais la côte orientale de la mer Blanche et l’Alaska étaient dégagés de l’emprise des glaces. Il y avait possibilité, en longeant la banquise arctique et en passant de la Sibérie occidentale à la péninsule de Kola, d’aller vers les Spitzbergen et, de là, au Groenland. Au nord de cette grande île atlanto-arctique se trouvait le “Pont Blanc” qui menait au Canada puis à la terre ferme et dégagée des glaces que constituait alors l’Alaska. On pouvait suivre ensuite la côte pacifique jusqu’en Californie et au Mexique actuels. De la mer Blanche à l’Alaska, la distance est de 2.500 km. Elle devait s’effectuer en 60 jours environ. Selon cette hypothèse, désormais dûment étayée, l’Amérique n’a pas seulement été peuplée par des ethnies sibériennes venues du nord de l’Asie par le Détroit de Bering mais aussi par des éléments venus d’Europe, encore difficilement identifiables au regard des critères de l’archéologie scientifique. Comment cette migration par le “Pont Blanc” s’est-elle opérée avant les nombreuses submersions qui eurent lieu vers 8.500 avant notre ère et qui détruisirent notamment la barrière Tanger/Trafalgar et la bande territoriale qui liait l’Italie et la Sicile au continent africain, faisant du lac méditerranéen initial une mer salée ? Ces voyages s’effectuaient par traineaux à traction canine, à la mode lapone, le chien étant l’animal domestique par excellence, la première conquête de l’homme ; ou ne devrait-on pas plutôt parler d’une fusion “amicale” entre deux espèces morphologiquement très différentes pour que toutes deux puissent survivre en harmonie ? Le chien est effectivement un allié dans la chasse, un chauffage central qui chauffe en hiver (les Aborigènes australiens parlent de “five-dogs-nights”, de nuits où il faut cinq chiens pour chauffer un homme; l’expression est passée dans l’anglais moderne), un pharmacien qui lèche les plaies et les guérit vu l’acidité de sa salive, un gardien et un compagnon, qui, en guise de récompense, reçoit les reliefs des repas.

    Magnus Magnusson et Hermann Pàlsson ont rédigé une brillante introduction pour mon petit livre de 1973, qui n’est autre que le texte même de la “Vinland Saga”, de la saga du voyage vers le Vinland américain. Cette introduction relate l’histoire de la colonisation scandinave de l’Islande et du Groenland et retrace l’épopée nord-atlantique des marins norvégiens et islandais. La colonisation de l’Islande s’est déroulée à la suite de l’émigration de proscrits norvégiens, chassés pour “avoir provoqué mort d’homme”, à la suite de méchantes manigances ou pour raisons d’honneur voire pour refus d’être christianisés. Celle du Groenland procède de la même logique : Eirik le Rouge est banni d’Islande au Xe siècle. Il fonde les premières colonies scandinaves du Groenland. Un marin prudent, Bjarni Herjolfsson, dévié par les vents et les éléments déchaînés de sa route entre l’Islande et le Groenland, aperçoit les côtes de terres inconnues vers 985 ou 986. Leif Eirikson, dit Leif l’Heureux, achète le dernier bateau survivant de l’expédition incomplète et chamboulée de Bjarni et décide de partir à la découverte des terres aperçues au loin par son prédécesseur. C’est ainsi que fut découvert le “Vinland”, terre sur la rive méridionale du Saint-Laurent, où les explorateurs nordiques ne découvrent pas seulement une baie qui ressemble au raisin mais surtout la principale matière première dont ils ont besoin, le bois, ainsi que du gibier en abondance, du saumon à profusion et du blé sauvage prêt à être récolté. Leif ne restera pas en Amérique : c’est son beau-frère Thorfinn Karlsefni qui tentera d’installer une première colonie permanente sur le sol américain. Thorfinn fait le voyage accompagné de sa femme. Elle met un bébé au monde sur la terre américaine. Mais elle meurt peu après l’accouchement. Thorfinn passe l’hiver avec l’enfant qu’il parvient à sauver de la mort. Ce petit Snorri Thorfinnson a probablement été le premier Européen attesté et non mêlé d’Amérindien ou d’Esquimau à avoir vu le jour dans l’hémisphère occidental. Quant à Thorvald, fils d’Eirik, il est un des premiers Européens tombés au combat face aux natifs du continent américain : il a été frappé d’une flèche en défendant une implantation dans l’actuel Labrador canadien.

    L’âge viking, l’ère en laquelle les Normands se répandirent en Europe, en Russie jusqu’au comptoir de Bolgar sur la Volga et dans l’espace nord-atlantique, est une époque où l’Europe ne connaît plus la gloire de l’Empire romain : en ce temps-là, nous explique le Prof. Roger Grand, le trop-plein démographique scandinave descendait calmement la Weser germanique, jusqu’à hauteur du premier grand affluent du Rhin, la Lippe, pour aller se présenter dans les castra des légions de l’Urbs et trouver une affectation militaire ou civile dans l’Empire. La chute de l’Empire romain interdit cette transhumance : la masse démographique germanique-continentale s’est déplacée à l’intérieur de l’Empire, dans les provinciae de Germania Inferior et Germania Superior et dans le nord de la Gallia Belgica, voire dans la vallée du Rhône pour les Burgondes, installés principalement dans la “Sapaudia” (la terre des sapins) jurassienne, entre Besançon et le lac de Neuchâtel selon l’axe Ouest-Est, et entre Belfort et Grenoble, selon l’axe nord-est/sud-ouest. L’Europe est trop pleine et, en plus, elle est désorganisée. Les Germains continentaux n’ont plus d’affectations à offrir à leurs cousins du Nord. L’Europe est dangereusement ouverte sur la steppe qui s’étend de la Puszta hongroise jusqu’à la Mandchourie. Entre le Danube à hauteur de Vienne et l’Atlantique, les populations romanisées et germanisées sont acculées, dos à l’Océan, d’où les Nordiques viennent pour remonter leur fleuves et piller leurs villes et abbayes. En Méditerranée, elles sont harcelées par le débordement démographique sarrazin, c’est-à-dire hamito-sémitique.

    La recherche d’échappatoires est donc une nécessité vitale : la Russie offre un tremplin vers la mer Noire et l’espace byzantin et, via la Volga, vers la Caspienne et l’Empire perse. Mais, là aussi, l’élément scandinave, finalement trop ténu, ne pourra pas, comme avaient partiellement pu le faire avant eux les tribus gothiques, maîtriser le cours des grands fleuves russes et ukrainiens pour avancer les pions des populations européennes vers l’espace persan. La seule route pour trouver terres, matières premières et espaces apaisés est celle de l’Atlantique septentrional. Cette donnée stratégique est une constante de l’histoire européenne : elle sera reprise par Henri le Navigateur, roi du Portugal, désireux de contourner la masse continentale africaine pour éviter la Méditerranée contrôlée par les puissances musulmanes et atteindre l’Inde par voie maritime et non plus terrestre. Elle sera reprise par Ivan le Terrible quand il descendra la Volga pour l’arracher au joug tatar, sous les conseils d’un marchand anglais, qui n’avait pas oublié la route varègue (suédoise) vers le comptoir de Bolgar, vers la Caspienne et l’espace persan. Les recettes norroises et varègues ont donc servi de source d’inspiration aux tentatives européennes, en l’occurrence portugaises et russes, de désenclaver l’Europe.

    La première tentative de désenclavement par l’Ouest atlantique a donc été celui du quatuor Bjarni, Eirik, Leif et Thorsinn. Elle est importante dans la mesure où les marins scandinaves, paysans sans terre à la recherche d’un patrimoine, cherchent non plus à fusionner avec d’autres sur une terre étrangère, comme le fut peut-être la Normandie, mais à créer des communautés scandinaves homogènes sur des sols nouveaux. Ce sera le cas en Islande, où les colonies se sont maintenues. Ce sera le cas au Groenland, du moins tant que durera l’optimum climatique médiéval. L’installation en Amérique, dans “l’Anse aux Meadows” sera, elle, éphémère : elle se heurtera à la résistance des indigènes d’Amérique du Nord, les “Skraelinger” des sagas, que les Scandinaves ne pourront vaincre, en dépit de la supériorité de leurs armes en fer. Les “Skraelinger” disposaient d’armes de jet, des arcs mais aussi une sorte de catapulte ou de balliste, qui leur permettaient de tenir tête à des guerriers dotés d’armes de fer mais qui ne disposaient plus, au Groenland, de forges et de mines capables d’en produire à bonne cadence. Tout devait être importé d’Europe. La logistique scandinave en Atlantique nord était trop rudimentaire pour permettre de se tailler une tête de pont, comme le firent plus tard les Espagnols ou les Anglais, pourvus d’armes à feu.

    Le trop-plein démographique scandinave, à la suite de mauvaises récoltes, ne s’est plus déversé en Europe, à partir d’un certain moment quand l’espace impérial carolingien s’organise et s’hermétise, mais dans les îles de l’Atlantique (Shetlands, Féroé, Orcades, Hébrides) et en Islande. Cet exode d’audacieux répond aussi à une nouvelle donne politique : le pouvoir royal, imité du pouvoir impérial carolingien et armé de la nouvelle idéologie chrétienne, marque des points dans les vieilles terres scandinaves et déplait car jugé trop autoritaire et irrespectueux tant de la liberté personnelle que de la liberté des communautés d’hommes libres. L’Islande sera ainsi le laboratoire d’une démocratie populaire et originale : le pouvoir sera d’emblée limité par des lois ; le chef, élu temporairement, devra respecter un contrat avec les représentants du peuple siégeant au “Thing” (Assemblée, parlement) ; le médiateur au sein de ces assemblées de paysans libres, les “bondi” ou les “godhar” (“les chefs”, désignés par leurs propres communautés) joue un rôle capital. L’île de Thulé, que mentionnent les sources de l’antiquité et du haut moyen âge telles celles d’Orose, de Boèce (“à six jours de navigation” du continent) et de Bède le Vénérable, est indubitablement l’Islande.

    En 825, le moine irlandais Dicuil, actif à la Cour de Charlemagne, écrit un traité de géographie (“Liber de mensura orbis terrae”), où, pour la première fois, on peut lire une description détaillée de cette “Thulé” de l’Atlantique nord, grâce à des renseignements transmis par trois ermites irlandais qui l’avaient abordée en 795, au moment où les Vikings lançaient leurs premiers assauts contre l’Irlande et ses monastères. Quand les premiers colons norrois abordent l’Islande vers 860, l’île est déjà occupée par quelques moines irlandais, comme le mentionnent d’ailleurs les sources scandinaves et l’attestent des noms de lieux comme “Papey” (L’île aux moines) et “Papyli” (Aux moines). En 870, Ingolf Arnarson doit quitter la Norvège, car “il y a commis mort d’homme”, et fonde la première colonie permanente et non monacale en Islande, sur le site même de l’actuelle capitale Reykjavik. C’est au départ de l’installation d’Ingolf et des siens qu’un système politique démocratique original, alliant pouvoir temporel et religieux, s’implante dans le pays et que celui-ci devient la base de départ de nouvelles découvertes : non seulement le Groenland et le Vinland, mais des îles stratégiques à la jonction des eaux de l’Atlantique et de l’Arctique, telles les Spitzbergen (vers 1170) et l’île Jan Mayen en 1194.

    L’Islande médiévale fut donc à coup sûr la société la plus originale d’Europe, en marge du continent soumis aux assauts sarrazins et mongols ou disloqués par les querelles intestines. Elle développe un commerce intense, surtout avec la Norvège et l’Angleterre ; elle exporte de la laine, du tweed, des peaux de mouton ou de phoque, du fromage, du suif (pour les chandelles), des faucons et du soufre en échange de bois (rare sous ces latitudes boréales), de goudron, de métaux, de farine, de malt, de miel, de vin, de bière et de lin. Mais, rappellent Magnusson et Pàlsson, l’exportation majeure, la plus étonnante et forcément la plus originale de cette Islande en apparence isolée et géographiquement marginale, ce sont les productions littéraires ; en effet, les Islandais, lettrés et producteurs de sagas qui sont les premières manifestations d’une littérature achevée en Europe, produisent une poésie courtisane, des chants et des éloges pour les rois et les princes, qu’affectionnaient tout particulièrement les “earls” des Orcades, les grands féodaux anglais et les riches habitants de Dublin (colonie norvégienne). Ces récits, poèmes ou chants se payaient au prix fort. Ensuite, les contextes géographiques dans lesquels se déroulaient les récits des sagas sont minutieusement décrits et échappent à toute exagération ou falsification d’ordre mythique ou légendaire. La saga du Vinland ou le “Landnàmabök” (le livre de la colonisation de l’Islande) confirment parfaitement cette objectivité narrative. La première littérature “moderne” (pour autant que ce mot soit adéquat) en Europe a été islandaise. Né en Islande en 1067, Ari Thorgilsson peut être considéré comme le premier historien d’Europe en langue vernaculaire, alliant précision, érudition et volonté d’inscrire l’histoire islandaise dans un cadre général européen. C’est lui qui nous a transmis la plus grande partie du savoir dont nous disposons sur l’âge dit des sagas (930-1030). Il y a dix siècles, l’Islande fournissait à l’Europe un historien qui relatait des faits sans les embellir de légendes, de merveilleux ou de paraboles hagiographiques.

    L’Islande a donc été le centre d’un monde thalassocentré, aux institutions politiques originales et uniques, que décrit remarquablement l’historien américain Jesse L. Byock, de l’université de Californie (UCLA). Quand les deux colonies du Groenland se sont mises à péricliter, l’Islande est redevenue marginale, une simple excroissance occidentale du monde scandinave. Mais elle n’a certainement pas exclu de sa mémoire l’épopée aventureuse, commerciale et colonisatrice vers le Groenland et les terres situées plus à l’Ouest. Une carte controversée, probablement une falsification car elle fait du Groenland une île à part entière (ce que l’on ne savait pas avant 1890), montre les trois terres (Helluland, Markland et Vinland) découvertes par Leif. Les falsificateurs dataient cette carte de 1440, cinquante-deux ans avant le voyage de Colomb. Falsification ou non, les terres extrême-occidentales devaient être toujours présentes dans la mémoire des Islandais, comme devaient au moins les deviner les pêcheurs normands, bretons, flamands, anglais, galiciens, portugais ou norvégiens qui cherchaient les bancs de morues. Vers 1020, les tentatives d’installation au Vinland ont dû définitivement cesser, du moins dans le sillage immédiat de Leif et de ses proches. L’évêque Eirik du Groenland a toutefois tenté une nouvelle expédition en 1121, pour “aller voir s’il y avait là-bas des chrétiens survivants”. Il aurait constaté le contraire. En 1347, des Annales mentionnent le retour d’une petite embarcation qui avait été au “Markland”, avec dix-huit hommes à son bord. On sait que les résidents des deux colonies groenlandaises ont évacué leurs installations, sans que l’on puisse dire avec toute la certitude voulue s’ils sont revenus en Islande ou en Norvège ou s’ils ont cinglé vers l’Ouest, pour disparaître sans laisser de traces.

    L’universitaire britannique Gwyn Jones, dans une étude consacrée aux Vikings et à l’Amérique, relève deux hypothèses convergentes, non étayées mais plausibles, et qui mériteraient d’être vérifiées : celle de l’Islandais Jon Dùason et celle du Canadien Tryggve Oleson. L’une date des années 1941-1948, l’autre de 1963. Ces deux hypothèses postulent que, vu la détérioration du climat et les difficultés logistiques à vivre à l’européenne (ou du moins à la mode norvégienne) en terre groenlandaise, bon nombre de Scandinaves de ces deux colonies extrême-occidentales ont fini par adopter le mode de vie esquimau, non seulement au Groenland mais aussi au Canada, c’est-à-dire au moins au Helluland et au Markland. Réduit à la précarité, les colons islando-norvégiens auraient traversé la mer entre le Groenland et le Canada pour s’y fixer et finir par se mêler aux populations autochtones de la culture dite du Dorset et former ainsi une nouvelle population, voire une nouvelle ethnie, celle de la culture dite de Thulé, qui aurait repris pour son propre compte l’ensemble du territoire groenlandais, après le recul ou la disparition de la population scandinave homogène qui y avait résidé depuis l’arrivée d’Eirik. Duason et Oleson pensent dès lors qu’une fusion entre Scandinaves résiduaires et chasseurs-trappeurs de la culture dite de Dorset a eu lieu, ce qui a donné à terme la nouvelle culture dite de Thulé. Ensuite, les ressortissants métis de la culture de Thulé seraient entrés en conflit avec les derniers Islando-Norvégiens du Groenland qui auraient alors plié bagages et se seraient installés, très peu nombreux et fort affaiblis, dans l’île actuellement canadienne de Baffin, en se mêlant à la population locale et en disparaissant par l’effet de ce métissage en tant que communauté scandinave homogène. La seule source qui pourrait étayer cette thèse est importante et fiable, c’est un écrit tiré des annales de l’évêque Gisli Oddsson, écrite en latin en 1637, probablement inspirée par une source antérieure disparue et évoquant les événements en “Extrême-Occident” scandinave (ou atlanto-arctique) de 1342 : « Les habitants du Groenland ont abandonné la vraie foi et la religion chrétienne de leur propre volonté, ayant déjà rejeté toutes les bonnes manières et les véritables vertus, et se sont tournés vers les peuples d’Amérique (et ad Americae populos se converterunt) ».

    Si les ermites irlandais ou celtiques cherchaient des terres, c’était pour aller y pratiquer la méditation en solitaire et non pour la colonisation. Pour le celtisant anglais Geoffrey Ashe, comme d’ailleurs pour Louis Kervran, les moines irlandais cherchaient le “Paradis terrestre”, qui, à leurs yeux, n’était nullement un “au-delà” mais une contrée bien terrestre quoiqu’inconnue. Les sources de diverses “matières celtiques” évoquent tantôt la Terre d’Avalon (ou “Avallach” ou encore “Ablach”) tantôt la Terre de “Tir na nOg”, un pays de jouvence éternelle située loin à l’Ouest, au bout de l’Océan. Religion biblique, mythes celtiques et fonds factuel se mêlent de manière trop inextricable dans les récits de la matière de Brandan, qui ne recèlent par conséquent aucune fiabilité scientifique, sauf peut-être si on les lit avec l’acribie dont fit montre Kervran, dans son livre paru en 1977. La colonisation scandinave est rationnelle et les récits qu’elle suscite sont réalistes. Les Irlandais ont toutefois été les premiers à aborder l’Islande et probablement le continent américain. Mais rien n’atteste objectivement de leurs voyages, sauf en Islande, où Dicuil mentionne la présence d’ermites voyageurs. Cette volonté de fuite vers l’Ouest, au-delà de l’Océan Atlantique, indique pourtant que l’humanité de souche européenne a été, pendant quasi tout le Moyen Âge, depuis la chute de l’Empire romain, un ensemble de populations assiégées et contenues dans l’espace étroit de la péninsule européenne, ce promontoire au Ponant de l’immense masse continentale eurasienne. Les assiégeants, comme l’indique d’ailleurs l’auteur anglais du XIIe siècle Guillaume de Malmesbury après l’invasion seldjoukide des “thermes” orientaux de l’Empire byzantin, sont les peuplades turques, mongoles, hunniques, berbères et arabes. Pour bon nombre d’Européens du haut moyen âge, et pour les Scandinaves qui ne trouvent plus d’affectations suffisantes dans l’espace euro-méditerranéen suite à l’effondrement de la civilisation romaine, l’Europe est une terre que l’on cherche à fuir : en effet, les Nordiques ne sont plus des barbares intégrables de la périphérie (Altheim, Toynbee, Grand) ni dans l’espace catholique-romain ni dans l’espace byzantin (en dépit de l’aventure de la “Garde varègue”) ; l’Europe leur est devenue un espace fermé tant à cause de la détresse provoquée par les siècles de gabegie mérovingienne et par les assauts sarrazins et hongrois qu’à cause de la fermeture qu’instaure le système carolingien pour procéder à une réorganisation interne du continent. La seule exception, c’est-à-dire la seule colonisation réussie dans l’espace jadis romanisé, est la Normandie et probablement l’aire réduite que constitue l’embouchure du Rhin et de la Meuse en Hollande actuelle, sans compter le Yorkshire anglais (le “Danelaw”). À l’Est, la Russie de Novgorod est une autre terre de colonisation possible pour les Varègues de l’actuelle Suède. Mais ces terres sont bien étroites et soumises à des institutions féodales qui déplaisent aux hommes libres du Nord. La tentative de contrôler l’espace scaldien (de l’Escaut), en établissant un vaste camp militaire dans l’actuelle ville de Louvain sur la petite rivière qu’est la Dyle, a été réduite à néant par les armées d’Arnold de Carinthie, un général pugnace du clan carolingien.

    La tragédie scandinave est une tragédie européenne : la volonté de conserver une autonomie politique aussi complète que possible, dans des espaces ethniquement homogènes, sans le moindre compromis sur ce chapitre, se heurte à la nécessité d’une organisation impériale, seul moyen de verrouiller en Méditerranée et sur la steppe les voies d’accès potentielles au cœur du continent. L’Europe a besoin de la liberté scandinave comme elle a besoin de l’organisation impériale : quand trouvera-t-on le juste milieu, le mode politique qui parviendra à réconcilier ces deux aspirations essentielles ?

    ► Robert Steuckers, Forest-Flotzenberg, septembre 2011.

    ♦ Bibliographie :

    • Geoffrey ASHE, Kelten, Druiden und König Arthur – Mythologie der Britischen Inseln, Walter-Verlag, Olten, 1992
    • Régis BOYER, Le Livre de la colonisation de l’Islande (Landnàmabök), Mouton, Paris, 1973
    • Jesse BYOCK, L’Islande des Vikings, Aubier, Paris, 2007-2011
    • James GRAHAM-CAMPBELL, Das Leben der Wikinger – Krieger, Händler und Entdecker, Kristall-Verlag, Hamburg, 1980
    • Gwyn JONES, “The Vikings and North America”, in R. T. FARRELL, The Vikings, Phillimore, London, 1982
    • Louis KERVRAN, Brandan, le grand navigateur celte du VIe siècle, Laffont, Paris, 1977
    • Jean MABIRE, Les Vikings à travers le monde, Ed. de l’Ancre de Marine, Saint-Malo, 1992
    • Magnus MAGNUSSON / Hermann PALSSON, “Introduction”, in : The Vinland Saga – The Norse Discovery of America, Penguin, Harmondsworth, 1965-1971
    • Gert MEIER / Hermann ZSCHWEIGERT, Die Hochkultur der Megalithzeit – Verschwiegene Zeugnisse aus Europas grosser Vergangenheit, Grabert, Tübingen, 1997


     

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    Figures animales dans la mythologie scandinave

    ◊ Au∂umla, la vache primordiale

    Au∂umla (ou Au∂humla ou Au∂umbla) est la désignation en vieux-norrois de la vache originelle, primordiale, née du dégel des frimas primordiaux (cf. Snorra Edda, Gylfaginning, 5). Snorri raconte que les quatre flots de lait coulant de son pis ont nourri le géant Ymir, tandis qu’Au∂umla libérait Buri, l’ancêtre de tous les dieux, en léchant pendant trois jours la glace salée qui le retenait prisonnier. Au∂umla signifie “la vache sans cornes et riche en lait” (du vieux-norrois au∂r, siignifiant “richesse”, et humala, signifiant “sans cornes”). Tacite nous parle déjà des vaches sans cornes que possédaient les Germains (Germania, 5). La figure de la vache sacrée est liée, dans de nombreuses religions non germaniques, à la figure de la Terre-Mère (à l’exception des anciens Égyptiens qui vénéraient Hathor, une déesse du ciel à tête de vache). Ainsi, chez les Grecs, Hera (dont on dit qu'elle a des “yeux de vache”) et surtout Isis, présentent encore, dans leur culte, des restes du culte de la vache. Dans le domaine germanique, il faut citer le dieu Nerthus, comme lié au culte de la vache. D’après Tacite, son effigie est promenée lors des processions cultuelles dans un chariot tiré par des vaches. Lorsque Snorri nous parle des quatre flots de lait (ou fleuves de lait), il sort vraisemblablement du domaine religieux indo-européen et germanique : les pis d’Au∂umla sont vraisemblablement un calque du mythe proche-oriental des quatre fleuves du paradis, liés au culte de la Magna Mater. Rudolf Simek, le grand spécialiste allemand de la mythologie scandinave et germanique, pense que cette image du pis générateur de quatre fleuves de lait, indique très nettement la formation chrétienne de Snorri.

    ◊ Sleipnir, le cheval d’Odin

    Sleipnir (du vieux-norrois, “celui qui glisse derrière”) est le cheval à huit jambes d'Odin. Il est né du coït de Loki (qui avait pris la forme d'une jument) et de l'étalon géant Sva∂ilfari ; Snorri nous rapporte ce fait dans son histoire des géants bâtisseurs (Gylfaginning, 41 ; on comparera ce récit à celui de Hyndluljód, 40). Snorri raconte que Sleipnir est le meilleur de tous les chevaux des dieux (Gylfaginning, 14 ; cf. aussi Grímnismál, 44) ; Hermo∂r, en chevauchant Sleipnir pour se rendre dans le Hel (le séjour des morts), saute au-dessus de la palissade entourant Hel (Gylfaginning, 48). Odin chevauche également Sleipnir pour se rendre en Hel (Baldrs draumar, 2) ; Haddingus, pris par Odin en croupe, voit toute la mer sous lui (cf. Saxo, Gesta Danorum, I, 24). Le Sigrdrifumál, 15, évoque les runes qui seraient inscrites sur les dents de Sleipnir. Sleipnir est très souvent cité dans les chants de l'Edda, mais rarement dans la poésie des scaldes. Son nom semble donc assez récent et n’est sans doute apparu que vers la fin du Xe siècle, pour désigner la monture d’Odin. Quand à l’histoire racontant sa naissance, par Loki transformé en jument, elle ne date vraisemblablement que de Snorri.

    Snorri est de robe grise et possède huit jambes. Plusieurs sources mentionnent ces caractéristiques (Snorri, Gylfaginning, 41 ; Hervarar Saga ok Hei∂reks, strophe 72). Odin est toutefois représenté monté sur son coursier à huit jambes sur des pierres sculptées du Gotland, datant du VIIIe siècle (Tjängvide ; Ardre). Sur d'autres pierres, Odin est à cheval, mais le cheval a très normalement quatre jambes. Ce qui nous permet d'émettre l’hypothèse que les anciens Scandinaves dessinaient huit jambes pour suggérer la vitesse. La représentation dessinée est ensuite passée dans le langage de la poésie et s'est généralisée.

    Les images d'Odin représentent souvent le dieu à cheval. Bon nombres de ses surnoms indiquent le rapport d’Odin aux chevaux : Hrósshársgrani (“celui qui a la barbe en crin de cheval”) et Jálkr (le hongre). Les archéologues se demandent si Odin doit réellement être liée au culte du cheval. Il existe une interprétation mythologique naturaliste courante mais fausse, du mythe de Sleipnir : ses huit jambes représenteraient les huit directions du vent.

    Le sculpteur norvégien Dagfinn Werenskiold a réalisé un bas-relief de bois représentant Odin monté sur Sleipnir. Sculptée entre 1945 et 1950, cette œuvre orne la cour de l'Hôtel de Ville d'Oslo. À l'époque contemporaine, Odin a été rarement représenté à cheval. La légende veut que la crique d’Asbyrgi, dans le nord de l'Islande, soit l'empreinte du sabot de Sleipnir. Sous le IIIe Reich, on avait l'habitude de donner le nom de Sleipnir aux bateaux. En 1911, un navire de dépêche de la marine impériale allemande avait déjà reçu le nom de Sleipnir. En 1965, la marine norvégienne a donné le nom de Sleipnir à l'une de ses corvettes. Depuis 1983/84, Sleipnir est également le nom d'un champ pétrolifère norvégien situé entre Stavanger et la côte septentrionale de l’Écosse.

    ◊ Hei∂run, la chèvre symbole d'abondance

    Hei∂run est le nom d’une chèvre de la mythologie nordique. D’après le Grímnismál, 25, elle séjourne dans le Walhall et se nourrit des feuilles de l'arbre Læra∂r. De son pis jaillit un hydromel limpide qui coule directement dans les coupes des Einherier (les guerriers tombés au combat) (voir également Gylfaginning, 38). Dans le Hyndluljód, 46, 47, Hyndla reproche à Freya, outragée, qu'elle est aussi souvent “en rut” que Hei∂run. Le spécia­liste néerlandais de la mythologie germanique, Jan De Vries, pense que les noms tels Hei∂vanr et Hei∂raupnir, dérive d'un mot cultuel, hei∂r, désignant l’hydromel des sacrifices. Sinon, la signification du mot reste obscure. Le mythe de la chèvre qui donne de l’hydromel doit être une interprétation typiquement nordique du vieux mythe de la vache originelle et nourricière (Au∂umla). Chez les Grecs, nous avons la chèvre Amaltheia, donc les cornes sont des cornes d’abondance.

    ◊ Ratatoskr, l’écureuil du frêne Yggdrasill

    Ratatoskr, du vieux-norrois “dent qui fait des trous”, est le nom de l’écureuil qui court le long du tronc du frêne Yggdrasill, l’arbre du monde, et va sans cesse de haut en bas et de bas en haut (Grímnismál, 30), pour aller rapporter au dragon Ní∂höggr, qui séjourne dans les racines, les paroles des aigles vivant dans les branches de l’arbre, afin, d’après Snorri (Gylfaginning, 15), de semer la zizanie. Les philologues n’ont pas encore pu prouver si ce récit est ou non un calque de la fable de Phèdre. En effet, le fait de semer la zizanie n'est pas une caractéristique originale de la mythologie nordique. L’écureuil Ratatoskr n'est vraisemblablement qu’un détail dans le mythe d’Yggdrasill, tel que nous le rapporte le Grímnismál.

    • Source : Rudolf Simek, Lexikon der germanischen Mythologie, Kröner, Stuttgart, 1984.

    Combat Païen n°16, 1992.

     

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    Les déesses du Panthéon scandinave

    Origines historiques des divinités féminines

    Si la religion des Scandinaves de l’Âge du bronze et celle de l’Âge du fer sont à peu près connues, désormais, la filiation historique des déesses est difficile à préciser. Comme nous l’avions mentionné par ailleurs, peu de divinités ont eu une caractère individualisé, jusqu’à la fin de l’Âge du fer. La majorité des fonctions féminines se concentrait autour du concept de Terra-Mater. Cependant, dans le cas d’un certain nombre de déesses, il est malgré tout possible de repérer les déités archaïques dont elles descendent et auxquelles elles ont pris leurs attributions.

    À l’origine, dans l’Europe du Nord et l’Europe Centrale, la Terre-Mère se nomme Apia. Il s’agirait en même temps d’une déesse de l’Eau ; les deux archétypes de la femme, l’eau et la terre, qui représentent, chacun, une partie de la matrice y sont regroupés alors que l’air et le feu sont les archétypes masculins. Par la suite, cette divinité disparaît complètement du culte et de la mythologie de l’Europe du Nord, du moins, sous le nom d’Apia, et se voit remplacée par plusieurs déesses qui se partagent ses fonctions :

    • Jord représente la terre primitive, inculte ;
    • Fyorgyn, souvent confondue avec Jord, est la montagne couverte de chênes ;
    • Sif est la terre productive, déesse de la fertilité dont la chevelure dorée représente la corne d’abondance ;
    • Taviti est la terre, lieu d’habitation et de vie sociale, gardienne des lois et de la religion (elle sera remplacée par la suite, d’une part par Vor, personnification des serments, et par Syn, l’allégorie de la justice) ;
    • Frigg est la mère et l’épouse ;
    • Freyja, l’abondance ; cette déesse a conservé l’Eau comme archétype alors que les autres sont avant tout des déesses telluriques.


    Frigg appartient au vieux fond mythique indo-européen car elle est connue sous ce nom ou tout au moins des variantes de ce nom (Fria, Fru, …) dans toute l’aire d’expansion germanique. Il est particulièrement frappant de voir que les Anglais, au moment de la colonisation de la Grande-Bretagne par les Vikings, écrivaient le nom de la déesse non pas sous la forme du vieil anglais, Frige, mais sous la forme anglicisée du nom danois Fricg ou Frycg. De nombreuses sources anciennes la connaissent comme la grande déesse primitive formant avec Odinn le couple archétypal Terre-Ciel. Descendant directement d’une Déesse Mère, elle est sans doute de conception antérieure à celle de son époux qui n’a pris la place qu’il occupe dans la mythologie nordique que tardivement.

    Fulla, la servante de Frigg semble être, elle aussi, relativement ancienne ; elle serait la sœur Volla d’une certaine Friia mentionnée dans une incantation du Charme de Mersebourg :

    « … Alors Sinthgunt et sa sœur Sunna
    Prononcèrent sur lui des incantations.
    De même Friia et sa sœur Volla,
    De même Wotan, avec tout l’art qu’il possédait… »  (in : Les Conjurations de Mersebourg).

    Parmi les déités proches de la Terre-Mère, il faut aussi considérer les Dises, fort anciennes en tant que groupe de divinités représentant les esprits de la maison et de la famille. De même, la déesse Gete Thiuth, disparaît de la mythologie nordique, en tant que déesse de la famille, de la tribu, de la nation, pour être simplement remplacée par un personnage allégorique, Sjofn, qui n’est qu’une facette de la déesse Sif.

    Parmi les divinités indo-européennes de la fertilité, nous retrouvons l’origine historique du mythe d’Idunn (fig.4), avec celui des pommes de l’immortelle jeunesse, de la plupart des traditions européennes. Toutefois, les pommes sont un ajout tardif au mythe d’Idunn : l’introduction des pommes en Scandinavie ne s’est faite que vers la fin du Moyen-Âge, et le terme epli signifie non seulement «pomme» mais aussi, tous les fruits ronds. Thjódólf des Hvínir, dans son poème Haustlǫng, rédigé vers 900, décrit d’ailleurs Idunn comme pratiquant la vieille médecine des dieux et non comme gardienne de la jeunesse divine.

    Par la suite, ce rôle de médecin sera repris par la déesse Eidr dont le nom signifie «cure» et qui n’appartient pas au vieux fond mythologique.

    L’origine de Freyja est très mal connue et il existe plusieurs théories. Boyer (1973) pense que, par ses attributions guerrières, Freyja est, avec Odinn, l’une des divinités les plus proches du monde indo-européen. Ce n’est pas l’avis de Renaud-Krantz (1972) qui constate que cette déesse est inconnue en dehors de la zone d’expansion de la Civilisation Viking ; dans le reste du monde germanique, elle se confond avec Frigg. Il pense qu’il pourrait s’agir d’une divinité d’origine pré-indo-européenne. Appartenant à la race des Vanes qui sont des dieux de la Fertilité et de la Fécondité, elle aurait acquis les aspects d’une divinité indo-européenne par son rôle de déesse de la guerre et de la mort.

    Chez les Scythes, comme chez les Gètes, la déesse de la Lune (Skalmoskis chez les Gètes) est à la fois une déesse de la Production, de la Famille et de la Fécondité, et une divinité de la Destruction et de la Mort. Les morts étaient censés séjourner sur la Lune. À cette déesse se substitueront, plus tard, chez les Scandinaves, trois personnages, un dieu Mani qui devient le dieu lunaire, Freyja qui accapare les fonctions de production mais qui devient, en même temps, déesse de la mort, fonction qu’elle partage avec Halia qui se transforme alors en Hel.

    Les Walkyries semblent avoir été à l’origine, non pas les belles jeunes filles décrites dans les textes du XIe-XIIe siècles et surtout dans les opéras de Wagner, au XIXe siècle, mais de redoutables génies de la mort, voire même des prêtresses de quelques cultes sanglants, progressivement divinisées, qui connaissaient le destin et que l’on appelait les Alhi-runes. Lorsque, au IIIe siècle avant notre ère., Odinn prend la place de Tyr en tant que seigneur de la guerre et de Skalmoskis dans ses attributions de divinité des trépassés, il prend à son service les Walkyries calquées sur les Alhi-runes, prêtresses au service du dieu de la guerre. C’est à cette occasion qu’elles prennent leurs aspects de belles jeunes filles blondes, servant au Walhalla, les Einherjar (morts au combat) qu’elles sont allées choisir sur les champs de bataille. Le terme Walkyries signifie d’ailleurs étymologiquement «celles qui choisissent ceux qui vont tomber». Les Germains païens des premiers temps croyaient à des esprits féminins féroces, appliquant les ordres du dieu de la guerre, ranimant les discordes, prenant part à la bataille et dévorant les cadavres.

    La prophétie et l’art divinatoire, donc la magie étaient réservées aux femmes et plus particulièrement aux vierges. De ce fait, comme les Walkyries, les Nornes, maîtresses de la destinées, ont été calquées sur des personnages historiques, en particulier, les prophétesses telles que Veleda chez les Bructères. Dès lors, elles sont devenues, dans la tradition, le type et l’idéal des devineresses norroises.

    La notion de Norne d’après Boyer (1981, pp 217) est concentrée sur Urdr qui serait la seule des trois à être vraiment ancienne. « Le nom provient du verbe verda (arriver, se passer) qui renvoie à l’idée indo-européenne pour laquelle destin et temps se confondent ».

    Le terme de norn paraît remonter à la notion indo-européenne traduite par le préfixe ner- qui signifie tordre… ce qui serait corroboré dans la strophe 3 du Helgakvida Hundingsbana I :

    « …tressèrent à force
    Les fils du destin… » (fig.15)

    Le personnage de la déesse Skadi est à isoler. En effet, les Scandinaves songeant à associer au dieu des Eaux et de la Pêche, une déesse de la Chasse et ne la trouvant pas dans leur propre mythologie, l’empruntèrent aux Finnes et la nommèrent Skadi, qui, à l’origine, était un nom épithétique de Freyja. Elle est considérée comme héritière de l’ancienne Vaitu-skura (la chasse) ou de Vindrus et présente les aspects d’une déesse lunaire souhaitant épouser un dieu solaire (Balder).

    Il s’agit, en fait, d’une déesse éponyme (3), purement terrienne, de la Scandinavie.

    Pour être complète, cette recherche de l’origine historique des déesses, ne saurait ignorer différents textes, qui font appel à l’évhémérisme, entre autres, ceux de Snorri (Prologue de l’«Edda prosaïque», sagas…) ou encore, ceux de Saxo Grammaticus («Gesta Danorum»).

    Le mythe de la séduction de Rind par Odinn en est un exemple : Saxo Grammaticus la dit princesse slave. Il en est de même pour le mythe de la mort de Balder, fils de Frigg et d’Odinn, et de son épouse Nanna.

    récit mythologique : Balder protégé par tous sauf par le gui, à qui il n’a pas demandé de prêter serment, est tué par son frère Hodr (dieu aveugle) sur l’instigation de Loki. Lors de la crémation du corps de son mari, fils de Frigg, Nanna le cœur brisé, se jette sur le bûcher. Explication évhémériste : Hotherus (Hodr) est un héros qui se bat contre Baldr, demi dieu pour les beaux yeux de Nanna.

    Cette tentation de transposer les mythes dans le réel n’aboutit pas à grand chose. Quelques personnages (héros, …) ont certainement été divinisés (les Walkyries, ou Bragi, dieu de la poésie et ancien scalde), mais il est fort peu probable que les grandes divinités du Panthéon nordique aient été des personnages historiques. Il s’agit plutôt de figurations des grandes forces naturelles. Ils restent, toutefois, très proches du monde des humains. C’est ce que nous allons essayer de démontrer en comparant le rôle des déesses dans la religion et la vie quotidienne des Scandinaves du Xe siècle, après les avoir replacées dans la mythologie.

    ► 1998.

     


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