• DaniélouGénie du paganisme

    Dès son plus jeune âge, Alain Daniélou a appliqué avec ferveur la maxime de Heidegger : « Être attentif à la trace des dieux évanouis ». Né dans une famille de grands catholiques — sa mère fut « peut-être une sainte » (F. Mauriac), son frère Jean « presque » pape — il a très tôt rompu avec cette tradition qui opprimait une âme naturellement païenne.

    Anticonformiste absolu, tour à tour peintre, musicien ou danseur émérite, il est devenu, sans le moindre diplôme, un musicologue réputé et le plus grand indianiste français. En témoignent une trentaine d'ouvrages, essais et traductions, qui ont définitivement assis sa réputation.

    Mais A. Daniélou n'est pas qu'un érudit. Converti à l'hindouisme — l’authentique, pas le californien —, suivant de Shiva et de Dionysos, il est surtout esthète, maître à l’antique, dispensateur généreux de la sagesse plus que de savoir. Pour s'en convaincre, il suffit de lire les Contes du Labyrinthe, recueil de somptueuses nouvelles, publiées avec goût par les éditions du Rocher dans la collection l’Astrée, sous l'autorité de Jean Cocteau, ami intime de Daniélou.

    Un polythéisme flamboyant, un sens profond du sacré s’y expriment avec une grâce toute solaire, alliés à un refus passionné du chaos et à la nostalgie d’un temps où nos dieux n’étaient pas en exil.

    ► Christopher Mansfield (pseud. C. Gérard), Orientations n°13, 1991.

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    ♦ Repères biographiques :

    DaniélouAlain Daniélou est né à Neuilly-sur-Seine le 4 Octobre 1907. Sa mère, Madeleine Clamorgan, descendante d’une vieille famille de la noblesse normande et fervente catholique, fonde un ordre religieux et l’institution d’enseignement de Sainte-Marie ; son père, homme politique breton et anticlérical, ami d’Aristide Briand, est plusieurs fois ministre. Son frère, entré dans les ordres, est nommé cardinal par Paul VI.

    Alain Daniélou passe la plus grande partie de son enfance à la campagne et y découvre la musique et la peinture. Il part ensuite aux États-Unis et y joue du piano dans les cinémas de films muets. Revenu en France, il étudie le chant avec Charles Panzéra dont Roland Barthes vantera la perfection du style et la maîtrise; la danse classique avec Nicolas Legat (le maître de Nijinski) et la composition avec Max d’Olonne.

    Très sportif, Alain Daniélou devient champion de canoë, fait en 1932 un voyage d’exploration dans le Pamir afghan et participe en 1934 un raid automobile Paris-Calcutta. De 1927 à 1932, pris par l’effervescence artistique de l’époque, il rencontre notamment Jean Cocteau, Jean Marais, Diaguilev, Stravinsky, Max Jacob, Henri Sauguet, Nicolas Nabokov et Maurice Sachs.

    Avec le photographe suisse Raymond Burnier, il part pour l’Orient, voyage en Afrique du Nord, dans le Moyen-Orient, en Inde, en Indonésie, en Chine et au Japon. Il choisit de s’établir en Inde, d’abord auprès de Rabindranath Tagore, qui le charge de missions auprès de ses amis (Paul Valéry, Romain Rolland, André Gide, Paul Morand, Benedetto Croce) et le nomme directeur de son école de musique à Shantiniketan. Il se retire ensuite à Bénarès, au bord du Gange.

    C’est à Bénarès qu’il découvre la culture traditionnelle de l’Inde à laquelle il s’initie peu à peu. Il y restera quinze ans et étudie la musique classique indienne auprès des plus grands maîtres. Il étudie également le Hindi, le Sanskrit et la philosophie auprès des représentants les plus autorisés de la tradition. Ceux-ci l’introduisent auprès d’un célèbre Sannyasi, Swami Karpâtrî, dont il traduit certains écrits et qui le fait initier aux rites de l’Hindouisme shivaïte.

    Connu sous le nom de Shiva Sharan (le protégé de Shiva), il est nommé professeur à l’Université hindoue de Bénarès et directeur du collège de musique indienne en 1949.

    Très intéressé par le symbolisme de l’architecture et de la sculpture hindoues, il fait de longs séjours avec Raymond Burnier à Khajuraho, Bhuvaneshvar, Konarak, mais aussi dans de nombreux sites moins connus de l’Inde centrale et du Rajputana. Il conservera de ces voyages une documentation iconographique de plus de 10.000 clichés photographiques.

    En 1954, il quitte Bénarès pour prendre la direction de la Bibliothèque de manuscrits et des éditions sanskrites d’Adyar, à Madras. Il est nommé en 1956 membre de l’Institut français d’Indologie de Pondichéry, puis de l’École française d’Extrême-Orient, dont il était déjà membre d’honneur depuis 1943.

    Proche de la famille Nehru et en particulier de la sœur de Nehru, toute sa sympathie va vers les mouvements indépendantistes indiens. Après l’indépendance de l’Inde, le nouveau gouvernement lui suggère de rentrer en Occident pour y présenter le vrai visage de l’hindouisme.

    En Europe, il crée en 1963 l’Institut International d’Études Comparatives de la Musique à Berlin et à Venise. En organisant des concerts pour les grands musiciens de l’Asie et en publiant des collections de disques de musiques traditionnelles sous l’égide de l’Unesco, il contribue ainsi activement à la redécouverte de la musique asiatique en Occident.

    Alain Daniélou publie également des ouvrages fondamentaux sur la religion (Le Polythéisme Hindou), la philosophie (Les Quatre Sens de la Vie), la musique (Musique de l’Inde du Nord, Sémantique Musicale), la sculpture et l’architecture (Visages de l’Inde médiévale, Le Temple hindou, La Sculpture érotique hindoue, L’Érotisme Divinisé). On lui doit aussi des contes (Le Bétail des Dieux, Les Contes gangétiques), une histoire de l’Inde et un livre sur le yoga.

    Cette double culture, qui n’est pas une culture de synthèse, mais bien une intelligence duelle, lui permet d’avoir une vision singulière “de l’extérieur” du monde occidental. Dans deux ouvrages, Shiva et Dionysos et La Fantaisie des Dieux et l’aventure humaine, il analyse les problèmes d’un Occident ayant perdu sa propre tradition, éloignant ainsi l’homme de la nature et du divin. Il insiste sur le fait que les rites et les croyances du monde occidental ancien sont très proches du Shivaïsme et compréhensibles grâce aux textes et aux rites préservés en Inde.

    Il publie aussi un ouvrage sur le symbolisme des cultes du Phallus, la traduction de 18 poèmes de Rabindranath Tagore et de trois textes philosophiques de Swami Karpâtri. En 1992 sort sa traduction intégrale du Kâma Sûtra, ouvrage de plus de 600 pages qui reçoit un accueil très favorable de la critique et du public.

    Parmi les très nombreuses reconnaissances de son travail, Alain Daniélou a reçu en France les titres d’Officier de la Légion d’Honneur, d’Officier de l’Ordre national du Mérite et de Commandeur des Arts et des Lettres. En 1981, il a également reçu le Prix Unesco/CIM de la musique, et en 1991, le Prix Cervo pour la Musique nouvelle. Il est le premier occidental nommé membre de l’Académie nationale de Musique et de Danse de l’Inde.

    Ses livres sont édités dans de nombreux pays et langues (anglais, français, allemand, néerlandais, italien, espagnol, portugais, roumain, estonien, bulgare, tamil et japonais).

    Alain Daniélou est décédé en Suisse le 27 Janvier 1994.

    Bibliographie commentée

     

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    Pièces-jointes :

     

    DaniélouAlain Daniélou

    [Ci-contre : Alain Daniélou jouant du sitar, le 16 juin 1987, par Sophie Bassouls ©]

    Le grand indianiste, philosophe et musicologue Alain Daniélou appartient à deux antiques lignées de savants, à deux vénérables confréries d’humanistes : celle des grands passeurs de civilisations et celle des sages adeptes de la philosophia perennis. Elles ne cessent d’interroger et de transmettre un fonds immémorial de sagesse universelle commun à tous les âges de l’aventure humaine et à toutes les cultures, des plus reculées ou recluses aux plus rayonnantes et cosmopolites.

    Un destin extraordinaire, voulu peut-être par des dieux connus et inconnus, porte un jeune intellectuel français, dont le frère allait devenir un cardinal de grande influence sur la doctrine de l’Église catholique, à prendre dès les années 1930 le chemin vers l’Inde païenne, multiforme et inépuisable, vers un monde foisonnant et fascinant dont les temples et les rites innombrables ne suffisent pourtant pas à révéler et à abriter complètement une cosmogonie protéiforme et mouvante ainsi qu’un panthéon débordant de dizaines de milliers de divinités…

    Or, c’est dans le vaste organisme de ce labyrinthe indien, plus ample que les représentations de l’univers, plus secret que les rites initiatiques, plus complexe que les systèmes de pensée, qu’Alain Daniélou suit une vie d’illumination spirituelle, “d’érotisme divinisé”, d’études savantes, de restitutions musicales et de cheminement philosophique vers ce qu’il appelle “la sagesse primordiale protohistorique”. Cette “sagesse éternelle” est pour ainsi dire sa quête ultime, au point qu’il se passionne dans ses dernières années d’études pour les humanistes et les académies florentines et romaines de la Renaissance paganisante qui voulaient non seulement concilier les traditions philosophiques et spirituelles de l’Orient et de l’Occident, mais encore, dans ce mouvement, remonter vers cette “source pérenne” de la sagesse universelle qui confère à l’homme sa dignité prééminente au sein de la Création.

    Il en émane une œuvre parmi les plus admirables qui soient pour nous permettre non seulement d’entrer sans nous y perdre dans “la” civilisation de l’Inde, mais aussi d’y parcourir un chemin d’extase et d’humanité au long duquel le labyrinthe du destin s’ouvre comme une fleur de lotus sur la lumière ineffable de l’âme et le clair horizon du “présent éternel” :

    « De toute façon, les mondes célestes, même si leur durée est immense par rapport à la vie terrestre, sont mortels. Les cieux et les dieux cesseront d’exister quand l’univers sera résorbé, quand la matière, le temps et l’espace seront annulés. La notion de la durée du temps n’est que relative, déterminée par nos rythmes vitaux. Elle cesse avec la vie, et le temps n’a plus alors de mesure. Il se fond dans une éternité intemporelle dans laquelle parler de survie n’a pas de sens. Lorsque le temps n’a plus de mesure, il n’y a plus de différence entre la durée d’une vie et celle d’un univers. C’est durant cette vie même que nous devons réaliser notre éternité » (A. Daniélou, Survie et réincarnation).

    Cette “éternité” à la fois immémoriale et actuelle, c’est dans le Shivaïsme que Daniélou en puise le principe ; et, s’il abreuve à cette source une existence où jamais, selon lui, il ne sent qu’il a “une âme et un corps séparés”, c’est que la religion shivaïte qui, six mille ans avant Spinoza, attestait le “Deus sive natura”, la co-divinité du transcendant et de l’immanent, a été un terreau pour de grandes cosmogonies, pour des mythes et des cultes dans l’immense espace indo-européen :

    « L’étude de la pensée philosophique et religieuse de l’Hindouisme ou de l’Hellénisme aryanisé n’est qu’un premier stade qui nous permet à travers des formes acculturisées d’atteindre la source originelle et véritable de toutes nos conceptions religieuses et mystiques qui est le Shivaïsme dionysiaque, et sa philosophie qui envisage l’homme total dans ses rapports avec l’être total et qui, par les techniques du yoga, par l’intermédiaire des arts, de la danse et de l’extase, permet d’atteindre à ces formes de connaissance qui dépassent les possibilités d’un rationalisme et d’une logique basés sur l’expérience illusoire des sens, et de parvenir à une intuition de la nature profonde du monde et du divin dans des domaines où la pensée, la matière et la perception apparaissent pour ce qu’elles sont : des formes énergétiques, inséparables les unes des autres » (A. Daniélou, Mythes et Dieux de l’Inde, avant-propos).

    Alain Daniélou intitula le livre déployant sa biographie intellectuelle : Le chemin du labyrinthe, du nom qu’il donna au domaine où il vécut près de Rome, à Zagarolo. Là, avec son instrument de musique préféré, la Vina indienne aux vibrations cosmiques, parmi ses livres, des sculptures dansantes et des paysages propices aux sanctuaires, comme l’Autel romain de Palestrina ou le Serapeum de la Villa Hadriana, il s’adonna tout entier à son anthropologie sensuelle et sacrée : le ciel est notre âme, notre corps est son temple ; l’embrassement du tout est la joie de l’esprit ; l’harmonie de l’univers se manifeste dans l’ordre des choses…

    ► Roger-Philippe Della Noce-Bertozzi.

     

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    Alain Daniélou, notre Goethe

    La rédaction d’Éléments, sachant l’amitié qui nous liait, me demande quelques mots sur Alain Daniélou. Cela est naturel, et ce qui m’étonne, c’est qu’aucun quotidien, aucun hebdomadaire ne m’ait demandé la même chose. Ni à moi, ni à personne. Ce n’est que par de brèves “nécro” en pages intérieures que les journaux français ont annoncé la mort de ce grand homme. Il est vrai qu’Alain Daniélou n’était ni un chanteur de rock, ni un acteur de cinéma, ni un coureur automobile. Il n’avait donc aucun droit à la couverture de Paris-Flash.

    Je n’ai connu Alain Daniélou et lu ses livres que voilà une quinzaine d’années, à une époque où ma pensée était déjà formée. Je n’ai pas, à proprement parler, subi son influence. Cependant, dès nos premières rencontres, j’ai su que je me trouvais avec un être d’exception. Ce qui me frappait le plus, c’était la lumière qui émanait de lui. Une lumière qui à la fois m’éclairait et me pacifiait. Cet artiste, ce philosophe, cet homme de la Renaissance, ce sage hindou, cette intelligence universelle, ce parfait gentilhomme français incarnait à mes yeux l’harmonieuse synthèse du génie de l’Occident et du génie de l’Orient. Pour faire bref, je dirai : c’était notre Goethe. Souvent, lisant ces livres essentiels que sont Le Polythéisme hindou, Le Chemin du labyrinthe, Les Quatre Sens de la vie, je songeais à ces vers de Goethe dans le Divan oriental :

    Sauve-toi, va vers le pur Orient
    Respirer l’air des Patriarches ;
    Parmi les amours, les festins, les chants
    La source de Chiser te rajeunira.

    C’est précisément dans Les Quatre Sens de la vie qu’Alain Daniélou explique que notre humanité est entrée dans l’âge du déclin, qui doit nous mener au dérèglement de tous les ordres de valeurs. Cet homme si affable, spirituel et charmant était aussi le plus implacablement lucide que j’aie connu. C’est pourquoi je pense que, sur ce point comme sur tant d’autres, il voyait juste.

    ► Gabriel Matzneff, éléments n°80, 1994.

     

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    DanielouCe que je dois à Alain Daniélou

    « Je n’ai jamais eu un corps et une âme séparés »
    Alain Daniélou, Le Chemin du Labyrinthe, 1981

    [Ci-contre : portrait par Sophie Bassouls, Paris, déc. 1984]

    Habent sua fata libelli. Les livres ont leur destin propre. C’est en effet le 4 août 1984 que, en vadrouille chez un bouquiniste bruxellois, j’ai découvert Le Chemin du Labyrinthe, les mémoires iconoclastes d’Alain Daniélou (1). Lu d’une traite et abondamment annoté, ce livre a d’une certaine façon changé ma vie, tout d’abord parce qu’il m’a incité à persévérer dans ma singularité. Immédiatement, j’ai reconnu en Daniélou une sorte de maître lointain, dont l’œuvre ne m’a plus quitté depuis. Hergé avait vu juste quand il lui écrivait : « c’est un itinéraire en zigzag que vous avez suivi (ou n’est-ce pas plutôt l’itinéraire qui vous a suivi ?) avec en filigrane un autre itinéraire, plus rectiligne, celui de l’aventure spirituelle » (2).

    L’étudiant en langues anciennes ne pouvait qu’être fasciné par ce « noble voyageur » qui découvrait l’Afghanistan en 1932, dansait avec Balanchine entre deux entretiens avec Cocteau, fréquentait (un peu plus tard) Stravinsky et Corbin, Béjart et Menuhin ! Quel contraste entre mes sages études et les tribulations à la Tintin d’Alain Daniélou, alias Shiva Sharan ! Quelle différence entre ses Brahmanes et mes homines academici !

    Quelques mois plus tard, en mars 1985, j’ai découvert Le Défi, mon premier livre de Gabriel Matzneff, l’ami de Daniélou, comme celui d’Hergé, de Cioran et de Montherlant. Voilà donc quelles étaient les lectures du philologue en herbe ; tel était son paysage mental, à des années lumières du courant dominant. Alors que la masse de mes condisciples ne lisaient rien si ce n’est leur “syllabus” (belgicisme pour “cours polycopié”), alors que les intellectuels ânonnaient leurs saintes écritures aujourd’hui reniées, j’apprenais la singularité chez mes éveilleurs : Daniélou, Matzneff, et quelques autres libertins du siècle.

    Depuis, j’ai appris à mieux connaître l’œuvre d’Alain Daniélou, par mes lectures, mais aussi grâce aux conversations avec son élève et ami, Jacques Cloarec. J’ai pu ainsi comprendre à quel point ce « marginal qui a réussi » (B. Pivot) avait développé un savoir non point banalement académique, limité à une accumulation maniaque de références, mais un savoir amoureux, mélange harmonieux d’appétence et de compétence. Un amour de la sagesse, une philo-sophie au sens hellénique. Une érudition sauvage plutôt qu’alimentaire. Ainsi J. Cloarec a-t-il pu intituler l’un de ses hommages « Sagesse et passion », car son maître nous enseigne en effet l’une et l’autre (3). En ce sens, Daniélou fut un païen exemplaire, puisque le païen adhère au lieu de prêcher. Cette adhésion profonde apparaît par ex. dans les splendides clichés de L’Inde traditionnelle, le bel album publié avec son ami Raymond Burnier : nulle rupture entre le photographe et son modèle (4). Au contraire : les corps, les visages et les temples métamorphosent le regard du photographe comme celui de qui les admire en silence. Dans sa postface, J. Cloarec explique l’esprit dans lequel Daniélou rédigea les légendes : « Il était très gêné de l’image que les occidentaux se faisaient de l’Inde et voulait en donner une vision plus réaliste, dans laquelle la société laïque trouvait sa place. La spiritualité exacerbée, la méditation transcendantale, les fumées d’encens et de haschisch, les gourous-hommes d’affaires avisés, les ashrams où l’enseignement se fait en anglais, les pratiques du yoga mystique, tout cela lui semblait un élément réducteur de la vérité indienne ».

    Tous ceux qui l’ont approché témoignent de l’apaisement qu’il répandait autour de lui : au contraire de trop de faux savants, le savoir l’avait métamorphosé, comme le montrent les photographies prises à la fin de sa vie. Alors que je montrais l’un de ces clichés au Mahant de Bénarès, qui l’avait connu dans les années 50, celui-ci me fit remarquer que son sourire transfiguré suffisait comme preuve d’une vie réussie. À ce propos, il me plaît que, en exergue à ses mémoires, il ait placé cette phrase d’Aristote : « Tu reconnaîtras la vérité de ton chemin à ce qu’il te rend heureux ».

    Ce qui me frappe avant tout chez lui, c’est le caractère paradoxal de sa destinée. Il est fils d’un ministre radical de la IIIe République et d’une fervente catholique, tous deux dreyfusards : un condensé de la France d’avant 1914 ! Son frère Jean sera cardinal, presque pape, et l’un des plus fameux théologiens catholiques. Artiste (le chant, la danse, le piano, la vina, …) et dilettante, Alain Daniélou est l’auteur de plus de 40 ouvrages, dont plusieurs traités de musicologie plus qu’austères. Il roule en Porsche et traduit le Kama Soutra. Adorateur spontané de la Lune, il crée enfant ses propres rituels avant d’être initié au culte de Shiva sous le nom de Shiva Sharan, le protégé de Shiva. Autre paradoxe, et de taille : son étude de la tradition shivaïte, occultée dans l’Inde des années 40 et 50, lui vaut l’inimitié d’Indiens occidentalisés. Nerhu ne lui confia-t-il pas un jour que le nouveau régime voulait détruire ce que Daniélou appréciait tant : les castes, les temples, les danseuses, la sagesse millénaire, … Dans sa vie, il incarne ainsi cette coïncidence des contraires, cette dialectique des opposés en laquelle on peut voir le siège du divin, comme l’avaient compris les Antésocratiques, et particulièrement mon cher Héraclite. De même que le polythéisme des valeurs, la relativité des morales et la multiplicité des approches : bref, à lui tout seul il incarne à mes yeux le paganisme dans son éternelle jeunesse !

    Alain Daniélou ne fut jamais là où on l’attendait, toujours libre comme le vent, rétif à tous les carcans, allergique à toutes les orthodoxies. C’est ce qui le distingue d’ailleurs de traditionalistes obtus: jamais il ne fut l’homme du dogme ni le fondateur d’une chapelle. Avis aux disciples abusifs qui, bardés ou non de parchemins, tenteraient, par un dialogue posthume (et les excommunications de rigueur), de faire de lui un gourou. La longue quête d’Alain Daniélou entre la terre noire et le ciel étoilé, justement parce qu’elle mêla l’étude et la méditation aux plaisirs, ne peut cautionner la constitution d’une doxa qui nous condamnerait à des radotages millénaristes. Car la tradition shivaïte est dynamique, au contraire de celle, reconstruite, d’un Guénon, auteur stimulant certes, mais qu’il faut lire cum grano salis — ce grain de sel et cette remise en question permanente de toute idée établie (J. Cloarec) qui font cruellement défaut aux esprits sectaires. S’il respectait le travail de Guénon, Daniélou était en revanche plus critique à l’égard de la chapelle qui s’était créée autour de lui : « Ce petit cercle commença peu à peu à tourner en vase clos. Ses membres se considéraient comme des initiés (…) ils aboutissaient à former une sorte de chapelle infectée de dogmatisme. Il est toujours dangereux de poursuivre trop loin un mode de penser (…) Il faut rester conscient de ce que les explications de la genèse du monde et du destin de l’homme ne sont valables que relativement. La réalité ultime reste toujours inconnaissable. Une délicate limite sépare une conception cosmologique de la création et de l’évolution de son application historique. Dès qu’on prétend détenir une vérité et en faire un dogme, on tombe dans l’erreur » (5).

    Dans une étude consacrée aux rapports entre Guénon et la tradition hindoue, Daniélou va plus loin dans sa critique : s'il souligne à juste titre l’importance historique d’un ouvrage tel que L’Introduction aux doctrines hindoues, il ne se prive pas de quelques coups de griffe. D'après lui, Guénon se serait limité à des références védiques et aurait minoré l'importance du shivaïsme pré-aryen. Surtout, il confesse son étonnement devant la naissance d’une chapelle : « Il se laissait quelque peu prendre au jeu dans son rôle de grand initié […] à la fin de sa vie, admiré de disciples qui l'admiraient sans réticences, (il) avait fini par se considérer lui-même comme le seul représentant authentique de la Tradition » (6).

    En ce qui me concerne, la fréquentation du paradoxal d’Alain Daniélou m’a définitivement vacciné contre les crises de traditionalisme aigu. Je prends ici le terme paradoxal dans son sens étymologique : para-doxos, contraire à l’opinion commune. Voilà bien l’une des principales leçons d’Alain Daniélou, une leçon de fantaisie et de liberté aristocratique (7).

    Cet esprit paradoxal fut aussi un humaniste d’un genre particulier : hostile en païen conséquent à l’anthropocentrisme — auquel est aujourd’hui confondu l’humanisme classique —, il était de ces rares sages qui acceptent les contradictions humaines, surtout quand elles ne se résolvent pas. Conscient des éternelles alternances, il était toujours désireux d’aborder un texte, un fait ou une personne sous tous les angles, et sans jamais s’arrêter à une quelconque réduction. Belle démonstration de souplesse mentale ! Un exemple entre cent : dans un texte datant de 1950, « Culture classique et tradition », Daniélou propose le dépassement des cultures traditionnelles par l’approfondissement du classicisme : « Les valeurs classiques sont le seul plan sur lequel une compréhension véritable est possible entre les peuples. Le premier pas vers elle est l’individualisation des cultures et non pas leur mélange ». Encore un paradoxe ! Le spécialiste de la musique de l’Inde du Nord, le traducteur du sanskrit et du tamoul, le sauveur des musiques traditionnelles de l’Asie centrale, que l’on aurait pu croire attaché aux seules cultures locales, rédige un vibrant plaidoyer pour la culture classique et pour son élargissement.

    Autre exemple : Daniélou dialogua avec des hommes de tous les bords idéologiques et spirituels sans prendre parti. Il publia ainsi le récit de son tour du monde dans Je suis partout, hebdomadaire pro-mussolinien (et à cette époque nettement anti-hitlérien), en pleine Guerre d’Espagne (8). Cela ne fit pas de lui un militant fasciste, pas plus que ses conférences au Grand Orient de France ne le transformèrent en frère trois points. Il aida la jeune république indienne lors de l’Indépendance, dirigée par les nationalistes « de gauche » au sens occidental, Gandhi (qu’il n’aimait guère) et Nerhu, de même qu’il manifesta sa sympathie aux milieux nationalistes « de droite » (le groupe de son maître Swami Karpatri), ceux-là mêmes qui pavoisèrent à la mort de Gandhi (9). Homme de connaissance et non de puissance, il était simplement d’un seul bord : le sien. D’où l’incompréhension des médiocres et la cabale des dévots. Belle leçon, retenue dès lors, que ce refus de mêler calcul électoral et quête philosophale.

    Aspirant philologue et donc averti des difficultés sans nombre de toute traduction (surtout d’un texte philosophique), j’étais plein d’admiration pour son travail de passeur. Attelé à ma traduction du Contre les Galiléens de l’empereur Julien, je voyais en lui un aîné qui avait souffert avant moi des affres de la philologie : comment rendre cette métaphore ? Et que signifiait donc cet adjectif ? Quel ton adopter pour telle phrase ?

    Un autre élément qu’il faut mettre en évidence est le courage intellectuel de Daniélou, qui, non content d’être spirituellement incorrect, ose critiquer en profondeur le mythe occidental du progrès indéfini et la doxa inégalitaire : « Le gouvernement des marchands, sous l'aspect de la démocratie, laisse une apparente permissivité mais, par son exploitation des ressources et des hommes, se révèle incapable de conserver l'unité du groupe et s'autodétruit dans un lent processus suicidaire » (10). […]

    Mais l’apport le plus direct a été sa défense du polythéisme, dans Le Chemin du Labyrinthe d’abord, puis dans Le Polythéisme hindou, dont j’ai emprunté l’exemplaire de mon université. Quelle surprise quand j’ai constaté qu’il était dédicacé ! Bien qu’il y ait prescription, je mentirais en disant que je ne fus pas tenté d’égarer l’ouvrage. Ou mieux, de l’escamoter en rendant à l’employé de la bibliothèque un exemplaire que Daniélou n’avait pas tenu en mains. Si un homme aussi savant que lui prônait le polythéisme, je pouvais sans crainte me dire païen à haute voix. Ce que je fis, à mes dépens. Telle est d’ailleurs ma plus grande dette à l’égard d’Alain Daniélou : grâce à lui, je suis devenu ce que je suis, un suivant des Dieux, sous le soleil d’un éternel présent.

    ► Christopher Gérard, in : La Source pérenne, L’Âge d’Homme, 2007.

    Notes :

    (1) Alain Daniélou, Le Chemin du Labyrinthe, Paris, 1981. Une deuxième édition augmentée a été publiée en 1993 par les éditions du Rocher, qui ont créé une collection Daniélou.

    (2) Voir le site officiel de la fondation Daniélou : www.alaindanielou.org

    (3) Jacques Cloarec, « Sagesse et passion », in Ricordo di Alain Daniélou, Orientalia Venetiana VI, Florence, 1996. Dans « La Liberté d’être », discours tenu le 3 mai 1995 au Nerhu Center de Londres à l’invitation de Gopal Gandhi, J. Cloarec retrace ses trente années de vie commune avec Alain Daniélou : « si j’étais son collaborateur, son assistant comme nous disons en Occident, j’étais avant tout son élève et lui mon maître dans la forme que donne la tradition hindoue à ce rapport ». Dès 1962, J. Cloarec observe que son maître et ami « avait conservé des habitudes indiennes et surtout une forme de réflexion, la remise en question permanente de toute idée établie ».

    (4) Alain Daniélou et Raymond Burnier, L’Inde traditionnelle, Fayard, 2002.

    (5) Le Chemin du Labyrinthe, p. 158 (édition de 1993).

    (6) A. Daniélou, « René Guénon et la tradition hindoue », in : Dossier H Guénon (dir. PM Sigaud), 1984, pp. 136-140. Daniélou avait correspondu avec Guénon de 1942 à la mort de ce dernier en 1951.

    (7) « Alain Daniélou demeure un maître de détachement, d’insolence et de désinvolture. Il avait horreur du cul de plomb et plus horreur encore du politiquement correct » écrit justement son ami G. Matzneff « Les délateurs de profession », sur www.matzneff.com.

    (8) Sous son nom d’artiste, Alain Dunoéli (du 5 au 19 septembre 1936, du 13 mars au3 avril 1937, du 25 juin au 9 juillet 1937). Je suis partout était dirigé à l’époque par son ami Pierre Gaxotte.

    (9)

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    (11)

     

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    DaniélouEntretien avec Alain Daniélou

    Né en 1907 d’un père breton, politicien laïque ami de Briand, et d’une mère normande — les Clamorgan sont une très vieille famille d’origine viking —, Alain Daniélou est un des grands esprits méconnus de ce siècle. Alors que sa mère, amie de Pie X (« peut-être une sainte », F. Mauriac) avait fondé un ordre religieux, que son frère devint cardinal et théologien chrétien, Daniélou, lui, se fit hindouiste, suivant de Shiva et de Dionysos.

    Rompant avec une tradition familiale de convenances bourgeoises, il se jette à corps perdu dans la création artistique : peinture, musique, danse. Il fréquente Cocteau, Diaghilev, Sachs, Jacob, … Il découvre les Indes au début des années 30, rencontre Tagore à Shantiniketan, dont il dirigera un temps l’école de musique. Il passe 15 ans à Bénarès, dans un palais au bord du Gange. Il y apprend le hindi, le sanskrit. Sa qualité d’étranger, qui lui vaut d’appartenir à la caste la plus “basse”, ne lui interdit nullement d’apprendre la philosophie et les sciences traditionnelles. Daniélou montre bien dans son livre de souvenirs, Le Chemin du Labyrinthe, que nos idées reçues d’Occidentaux quant à la structure sociale de l’Inde traditionnelle ne correspondent nullement à la réalité. Les vrais “Intouchables” sont en fait les Brahmanes… et le système de classes instauré par 1’occupant anglais était mille fois plus humiliant que celui des castes hindoues.

    Élève d’un “sannyasi”, un moine errant, Swami Karpatri, Daniélou est régulièrement initié à l’orthodoxie védique et au Shivaïsme pré-aryen dont la synthèse constitue l’Hindouisme, enseignement qui n’a pas grand-chose à voir avec celui que professe, contre écus sonnants et trébuchants, certains Indiens anglicisés. Il parle ainsi de « mélange de shamanisme raspoutinien, de tantrisme tibétain, de spiritisme et de théosophie où se noient tant d’Occidentaux, qui ne prennent dans chaque tradition que ce qui ne gêne pas leurs habitudes ». Sa définition de l’ashram vaut son pesant d’encens : « lieu de rassemblement psycho-spirituel pour déséquilibrés occidentaux en mal d’exotisme ».

    Daniélou avait à l’époque peu étudié la culture classique mais il reconnaît devoir à son amie Christine la découverte de l’Antiquité païenne. La lecture des ouvrages de Guénon (particulièrement L’Introduction aux doctrines hindoues) lui a beaucoup apporté ; il le traduira d’ailleurs en hindi. Il participe à la création d’un mouvement de défense de l’Hindouisme, le Dharma Sangh. Très critique à l’égard de Gandhi, qu’il a rencontré et dont il a pu apprécier le puritanisme, le fanatisme et l’ignorance des traditions, Daniélou livre des remarques éclairantes sur la partition de l’Inde, manigancée par les SR britanniques.

    Auteur d’ouvrages classiques tels que Le Polythéisme hindou, Histoire de l’Inde, Shiva et Dionysos, de traductions du tamoul, du sanskrit et du bengali (dont des Chansons de Tagore, à paraître), Alain Daniélou se compare à un lettré de l’Égypte ancienne, qui aurait donc participé aux rites et aux cérémonies, qui parlerait couramment la langue sacrée, transplanté dans le monde fermé des égyptologues…

    Les universitaires l’ont longtemps considéré comme un farfelu… parce qu’il les dérangeait, par le seul fait de parler une langue que tous croyaient morte. Il a fallu l’amitié d’un Louis Renou pour que cesse (?) cet ostracisme. La lecture des mémoires de Daniélou, ainsi que de son essai sur Les quatre sens de la vie (aux éditions du Rocher, collection Daniélou) est indispensable pour tout esprit curieux qui s’interroge sur “la crise de la conscience européenne”.

    L’auteur considère notre monde comme à la dérive, car entièrement dominé par l’esprit marchand, celui de la troisième caste (voir les travaux de Dumézil). Il s’est attelé à la transmission du message de l’Inde, seule grande civilisation du monde antique survivante et dont l’apport pourrait susciter une nouvelle renaissance. Pour Daniélou, la Bible est « un ramassis de récits protohistoriques » proclamé fondement de toute connaissance par les faux prophètes de l’Église avec les conséquences désastreuses que cela implique : « La plupart des problèmes du monde actuel proviennent des idéologies monothéistes, répandues par des prophètes qui se croient ou se disent inspirés et prétendent détenir la vérité. Ceci est évidemment une absurdité car la vérité n’est pas une. La réalité du monde est multiple et insaisissable ». Et plus loin : « le monde, projection de la pensée divine, est, dans chacun de ses aspects, une manifestation de la nature de son créateur et … pour un arbre, Dieu est arbre, pour un taureau, il est taureau, pour un homme, il est homme, pour une femme, femme, et pour un Nègre, il est noir ». Ou encore « c’est dans le cadre du polythéisme que se sont développées les plus hautes formes de la recherche théologique, philosophique, cosmologique et mystique. Les judéo-chrétiens ont décrété que le monothéisme, simplification enfantine de la hiérarchie du surnaturel, est une forme supérieure de croyance ». Il fustige par ailleurs « le gouvernement des marchands (qui), sous l’aspect de la démocratie, laisse une apparente permissivité mais, par son exploitation des ressources et des hommes, se révèle incapable de conserver l’unité du groupe et s’autodétruit par un lent processus suicidaire ».

    Alain Daniélou vit une studieuse retraite, un peu comme Jünger, à Zagarolo, sur la Colline du Labyrinthe, emplacement d’un ancien sanctuaire de la Grande Déesse où F. Colonna fit construire au XVe siècle un palais, qui fut le lieu de rencontre des humanistes Pic de Mirandole, Farnese, Nicolas de Cues, L.B. Alberti, tous passionnés de rites et de traditions païennes. Malgré sa fatigue et l’ampleur du travail qu’il lui reste à abattre, il a bien voulu répondre aux questions d’Antaïos, qui « est tout à fait bienvenue dans notre labyrinthe lié aux Solstices ». Nous l’en remercions chaleureusement et souhaitons que les Dieux lui accordent des années de travail, de création et de joies. Nous sommes d’autant plus heureux de lui ouvrir nos colonnes que, jadis, son frère le Cardinal, collabora à l’entreprise de Jünger et Eliade. Enfin, son attachement au Mithraïsme — un culte est rendu à Mithra à Zagarolo, ne pouvait que nous séduire.

    ♦♦♦

    Questions à Alain Daniélou

    Les réponses nous ont été transmises par monsieur Jacques Cloarec, qui est, depuis de très longues années, le collaborateur d’Alain Daniélou. Nous le remercions de sa gentillesse.

    ◊ Qui êtes-vous ?

    Un raté qui a réussi… et le délégué d’une tradition qui essaye de la faire comprendre.

    ◊ Quelle a été sur vous l’influence de penseurs comme Guénon, Corbin, Eliade ou Dumézil ?

    Aucune influence de Corbin et d’Eliade malgré une sympathie certaine et surtout pas de Dumézil. Par contre Guénon a été le premier guide vers l’Hindouisme pour Alain Daniélou, qui se déclare guénonien avant son introduction dans le monde hindou et considère que celle-ci a été possible grâce à Guénon avec qui il a ensuite entretenu une correspondance.

    ◊ Quand avez-vous su que vous n’étiez pas chrétien ?

    « Je crois que je l’ai toujours su, dès mon enfance ». Dans ses mémoires, il montre bien les façons de faire de son entourage qui l’ont tout de suite bloqué contre cette religion.

    ◊ Votre opinion sur le judéo-christianisme ?

    « Peut-être le plus grand malheur de l’humanité ; cette religion d’origine non européenne s’est opposée à toutes les traditions autochtones et a essayé avec violence de détruire les religions qui l’ont précédée ».

    ◊ Vous définissez-vous comme païen ? Ce mot a-t-il pour vous un sens péjoratif ? Qu’est-ce qu’un païen ?

    Cette question gêne M. Daniélou car il dit que c’est un vocabulaire qui implique le contraire de ses idées.

    « Le mot païen, qui veut dire rustique, populaire, devrait s’appliquer aux Chrétiens et à leurs croyance invraisemblables dans les histoires de Jésus, la Vierge et les Saints et pas aux concepts mythologiques des religions anciennes qui ouvrent la voie à des conceptions cosmologiques. En principe, un païen (paysan), c’est quelqu’un qui appartient aux religions autochtones.Par contre,si l’on oppose ce qualificatif à chrétien, je suis un païen. Mais ce mot est employé d’une manière péjorative par les Chrétiens qui en font des exclus ». ***

    ◊ Que représentent les dieux pour vous ?

    Ce sont les représentations symboliques de certaines réalités.

    ◊ Quel peut être l’apport de l’Inde pour une éventuelle renaissance européenne ?

    Ramener le problème à la renaissance européenne est une forme de colonialisme mental qui n’est pas la chose importante. L’Inde conserve des connaissances philosophiques et religieuses au plus haut niveau qui ont disparu partout ailleurs.

    ◊ Dans vos mémoires,vous conseillez aux jeunes européens de « tenter de retrouver en occident les vestiges des religions antiques », ce que nous comptons faire avec Antaoïs. Quelle culte, quelle forme de spiritualité pourrait à vos yeux être le moteur d’un renouveau ?

    Dans l’état actuel de nos connaissances, il est difficile de savoir quelle source sera à l’origine d’un renouveau. Toutes les études et recherches des traces des religions européennes pré-chrétiennes sont utiles, de la civilisation des mégalithes aux croyances des Étrusques, des mythes scandinaves aux Dieux des Celtes. Tout ce qui est dionysiaque rapproche l’Occident du Shivaïsme.

    ◊ Quelle est votre divinité tutélaire ?

    Shiva.

    Daniélou

    *** On nous permettra de ne pas suivre M. Daniélou sur ce point. Un Paganus n’est nullement un paysan mais un homme qui reste fidèle à son pagus, à son terroir. Ce sont les Chrétiens qui ont, une fois de plus, déprécié le terme en en modifiant le sens. La critique d’A. Daniélou rappelle celle de Julius Evola qui, dans un article intitulé « Le malentendu du nouveau Paganisme », insiste sur le sens nettement négatif du terme. Mais le mot “Païen’’ est consacré par l’usage et a le mérite de la clarté puisqu’il marque une volonté nette de rupture avec le judéo-christianisme. En outre, revendiquer ce qualificatif méprisant ne manque pas de panache et nous assumons sereinement notre condition. tels les Gueux en révolte contre l’occupant espagnol…

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    L’œuvre d’Alain Daniélou est impressionnante. En voici les principaux titres.

    Pour commencer, on lira Le Chemin du Labyrinthe, passionnant livre de souvenirs d’Orient et d’Occident réédité aux Éditions du Rocher en 1993.

    Tout Païen digne de ce nom doit avoir lu Les Contes du Labyrinthe, un superbe recueil de nouvelles qui est aussi une réflexion sur la survivance du Paganisme en Europe, et tout particulièrement du Mithraïsme (éd. du Rocher, 1990).

    Voir aussi :

    • Les Quatre sens de la vie, Rocher 1992 (Un essai sur le système des castes)
    • Mythes et Dieux de l’Inde, Rocher 1992
    • Le Kama Soutra, Rocher 1992


    Antaïos n°2, 1993.

     

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    Textes choisis

     

    PaniniCulture classique et tradition

    La forme de culture que l’on appelle classique en Occident est un phénomène assez particulier. Une première distinction doit être faite entre la culture traditionnelle, qui existe dans toutes les civilisations même les plus primitives, et la culture classique qui n’existe que dans certaines civilisations particulièrement évoluées. Les valeurs de ces deux formes de l’héritage du passé ne coïncident pas nécessairement et sont même parfois opposées.

    La culture traditionnelle

    La culture traditionnelle ne sépare pas les valeurs qui appartiennent aux divers ordres de la tradition constituant une civilisation particulière. Elle comprend le système social et les coutumes, la morale et les lois, la religion et la philosophie, la littérature, la technique, l’artisanat, les arts. Elle est le cadre dans lequel se développe un peuple, une civilisation, une nation. Elle est l’organisme collectif qui établit l’unité d’un groupe humain, lui permet d’agir avec cohérence, de s’établir, de combattre, de prospérer. Elle est aussi la barrière qui empêche la déviation de la norme établie, qui paralyse l’essor de la pensée non-conformiste. Elle n’évolue qu’avec lenteur et prudence et seulement lorsqu’il est absolument impossible de faire autrement. Mises en présence d’autres cultures, les civilisations purement traditionnelles risquent le plus souvent de disparaître faute de pouvoir s’adapter. Toutes les sociétés primitives, comme aussi, dans une grande mesure, les civilisations religieuses, sont d’ordre traditionnel. Elles s’opposent au changement et ne peuvent accepter logiquement la notion de progrès. Dans les périodes de désordre et d’instabilité, des systèmes totalitaires tendent à établir ou consolider de nouvelles sociétés traditionnelles. C’est pourquoi nous y voyons la foi, l’obéissance, promues au rang de vertus supérieures à la raison, à la liberté, la norme se dresser comme un idéal qui s’oppose à la fantaisie créatrice du génie. Même dans les civilisations qui font une large place à l’humanisme, la base de la société reste nécessairement traditionnelle. Le problème d’une civilisation est toujours un problème d’équilibre, de proportions entre la tradition qui est la force d’un peuple, sa cohésion, et la liberté de l’esprit et du comportement qui crée le développement de la culture, le progrès matériel et intellectuel.

    La culture classique

    La culture classique est un phénomène très différent de la tradition. C’est une exploration gratuite et consciente des efforts créatifs de l’esprit humain à travers les siècles pour y chercher les éléments actifs, les justifications, qui peuvent permettre à un groupe humain de dépasser les barrières de sa tradition.

    En nous mettant en contact avec les sommets de la pensée et de l’art dans les divers âges de notre tradition et ceux des cultures autres que la nôtre, la culture classique nous permet de démêler les valeurs permanentes des conventions du monde où nous vivons. Elle est donc un élément essentiel du développement de la pensée, la base même de la tolérance, de la compréhension, du progrès. L’homme dépourvu de culture classique doit revivre à nouveau tous les stades du développement des arts et des idées. Il doit retrouver à tâtons les raisonnements d’Aristote et de Descartes avant de pouvoir faire le point.Toute insuffisance dans la culture classique représente une perte de temps pour la formation de l’esprit. Il me souvient d’un musicien de jazz qui, après des années d’une vie consacrée en somme à la musique, avait découvert des “trucs épatants” chez un “type qui s’appelle Chopin”. Nous assistons de nos jours aux balbutiements de certaines branches nouvelles de la sémantique qui feraient en avant un pas considérable si la pensée des grammairiens sanscrits était redécouverte par l’Occident comme le fut autrefois celle d’Euclide ou de Platon, et devenait un élément du patrimoine commun.

    La culture humaniste en Occident a eu l’extrême avantage de plonger ses racines dans un passé auquel elle était apparentée par son histoire mais n’était pas liée par la tradition. Les enseignements du passé sont différent de ceux de l’histoire contemporaine. Ce sont des symboles dépouillés du contexte de nos ambitions et de nos craintes. L’éclosion de la pensée humaniste a été possible parce que l’esprit pouvait y choisir certaines valeurs sans tenir compte des autres. Les Dieux Grecs nous sont apparus dans leur beauté nue sans qu’il soit nécessaire de sacrifier à leurs autels. Nous avons pu redécouvrir Platon sans empoisonner Socrate. Nous pouvons nous inspirer des vertus de Sparte et d’Athènes sans être entraînés dans la guerre du Péloponnèse. Les Dieux que mentionnent les politiciens de notre époque comme les images déifiées des “leaders” sont là pour assurer la continuation d’un système. Apollon, Dionysos n’ont aujourd’hui point de prêtres qui les lient aux ambitions des peuples. Ils peuvent librement nous mener vers le ciel.

    Rôle de l’Humanisme

    L’Antiquité, qui sombra prisonnière de ses coutumes et de ses lois, a pu être le ferment qui libéra un jour le monde chrétien de conventions qui paralysaient sa pensée, conventions qui tendent à se reformer à toutes les époques, chez tous les peuples, car elles apparaissent comme l’instrument de la puissance d’une race, d’une nation. Comme tous les âges, le nôtre est menacé par le conformisme, par la propagande, par la machine politique qui veut régir la pensée, la sensibilité, la vie, créer des peuples en uniformes, obéissant comme des armées et qui sont les instruments par lesquels un groupe social ou religieux, une nation, une “civilisation” peur dominer physiquement d’autres peuples tout en se réduisant elle-même en esclavage. On brûle les hérétiques, les sorcières, les Kafirs, les juifs, les communistes, les déviationnistes, les homosexuels, les noirs, puis les prophètes et les savants, car les nations se détruisent elles-mêmes par l’effort de standardisation qui semble devoir consolider leur pouvoir. Les hommes ont toujours tendance chercher un refuge dans les organismes collectifs qui laissent d’autres la responsabilité de penser. L’homme primitif, latent en nous, s’identifie au groupe pour pouvoir s’affirmer. C’est pourquoi nous nous croyons démocrates ou communistes, Chrétiens ou Musulmans, Aryens ou Juifs, Brahmanes ou intouchables. Le rôle d’une culture classique est de mettre au premier plan l’homme en tant qu’individu pensant, et non point seulement, en tant qu’animal social, de faire de quelques-uns d’entre nous des humanistes et peut-être même des hommes.

    C’est là que la culture classique joue un rôle essentiel dans la formation des individus et des nations. Rien ne peut la remplacer. C’est parce qu’elle est en-dehors de la fonction utilitaire qu’elle permet à l’individu de servir son pays, sa religion, sa culture, sans cesser d’être un être libre.

    Classicisme moderne

    Les valeurs par lesquelles la pensée classique sert de base à l’humanisme ne sont pourtant pas exclusivement des archaïsmes. Il existe un humanisme de tous les temps. Mais la formation classique semble essentielle pour permettre à l’esprit de dégager l’humanisme contemporain des superstitions modernes. Les sociétés traditionnelles qui reposent sur l’autorité d’institutions ancestrales peuvent difficilement s’opposer au classicisme qui, lui aussi, s’appuie sur la passé. Une idée qui, moderne, serait rejetée sans hésitation, peut devenir acceptable si elle s’appuie sur une citation de Cicéron ou de Montaigne. Les œuvres d’art ne peuvent devenir classiques que quand elles sont séparées de leur contexte. Une œuvre qui, moderne, serait brûlée par les douaniers de certains pays, comme pornographique, aura les honneurs d’éditions savantes parce qu’elle fut écrite il y a deux mille ans ou simplement quelques siècles. Le fait que la valeur et l’importance des études classiques puissent être mises en doute est en lui-même un signe de danger. L’homme spécialisé, perdu dans le détail d’une technique dont l’ensemble lui échappe, est un rouage sans force dans la machine qui l’entraîne. La philosophie de son temps, la religion de sa race, ne peuvent suffire à l’émanciper. Elles sont trop proches de lui et font partie de ses liens. Seule la lumière d’âges révolus peut représenter pour lui un monde où la pensée peut sans danger être libre et n’implique pas dès l’abord un mode d’action correspondant. Le plan intellectuel est dégagé du plan moral.

    Éducation spécialisée

    Plus une civilisation est complexe, plus la spécialisation de l’individu est nécessaire. Les Hindous, en créant un système de société corporative où chaque individu est destiné dès l’enfance à un métier, à un mode de vie préétabli, atteignirent une perfection technique qui éblouit le monde pendant de longs siècles et dont les monuments restent toujours inégalés. Ils tombèrent sans force devant des hordes d’envahisseurs bons à tout faire et qui n’avaient pas besoin d’être nés soldats pour se battre. L’éducation technique et utilitaire dont on parle aujourd’hui présente les mêmes dangers et les mêmes avantages. Elle est utile à un pays si une partie de son peuple y est sacrifiée. Elle lui est fatale si elle est généralisée.

    Problèmes des cultures hybrides

    Le développement de l’esprit classique au contact de la pensée et de l’art des grandes époques ne peut toutefois fleurir que dans le cadre harmonieux d’une société à base traditionnelle. Une société qui a perdu ses amarres est trop instable pour que la culture s’y développe avec harmonie. Elle se jette sur la première personne venue, se livre au premier aventurier dans un effort pour s’agripper à quelque chose de stable. Il n’est pas possible d’améliorer une culture par l’apport des valeurs d’une autre civilisation moderne. L’idée colonisatrice d’un peuple apportant les bienfaits d’une culture supérieure à un autre peuple moins développé est aussi réaliste que de vouloir faire pousser des roses sur des cocotiers. Le mélange de deux civilisations contemporaines est presque toujours désastreux et il faut des siècles pour réparer les dégâts qui peuvent en résulter. Il existe à notre époque beaucoup de civilisations hybrides qui se sont efforcées d’adopter en même temps que les idées, les mœurs et les coutumes, les préjugés voire même le langage d’un peuple étranger et n’ont réussi qu’à s’encombrer de conventions nouvelles. C’est le phénomène qui menace toutes les civilisations de l’Orient ravagées par l’imitation stérile de l’Occident dont ils n’adoptent que les apparences. Beaucoup de peuples d’Orient sont aujourd’hui doublement conventionnels, entravés par leurs coutumes et les nôtres. Les superstitions socialistes se surajoutent au ritualisme ancien déjà paralysé par le puritanisme du XIXe siècle. Ils perdent rapidement leur musique, leur art, leur littérature et n’acquièrent à la place que des demi-valeurs. C’est le contraire même d’un renouveau classique et l’indépendance politique devient une dangereuse illusion lorsque la pensée est esclave et improductrice.

    L’élargissement du patrimoine classique

    Les peuples d’Occident pourraient avec grand avantage élargir les limites de leur classicisme, ouvrir la porte qui donne non pas sur l’Orient moderne et sa vie médiocre encombrée des sous-produits de l’Occident et du Védanta ou du Soufisme occidentalisés mais sur les horizons mal explorés de l’agnosticisme, de la logique, de la cosmologie, de la linguistique, de l’art, de la musique ancienne de l’Orient. Ils y trouveraient de nouveaux espaces, de nouvelles dimensions de la pensée. C’est sur ce plan que le génie de l’Asie peut nous apporter des éléments précieux d’un classicisme nouveau et fécond épuré de son contexte. De la même manière les peuples d’Orient ne retrouveront l’équilibre que quand ils auront rétabli un climat permettant un renouveau de leur culture classique et c’est seulement alors qu’ils pourront avec fruit en élargir les limites pour y faire entrer les chefs-d’œuvre de la pensée occidentale. Les valeurs classiques sont le seul plan sur lequel une compréhension véritable est possibles entre les peuples. Le premier pas vers elle est l’individualisation des cultures et non pas leur mélange.

    ► Alain Daniélou, 1950. Texte repris dans : Antaïos n°8/9, 1995.

     

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    DanielouCosmologie shivaïte et Polythéisme

    La philosophie shivaïte ignore tout dogme. Il n’existe pas de séparation entre théologie et cosmologie, entre science et religion. Leur objet commun est de chercher à comprendre la nature du monde, le rôle et le destin des êtres vivants. L’univers, vu de l’intérieur, peut être envisagé comme un jeu, une fantaisie issue de la pensée d’un être transcendant. Mais l’être qui conçoit le monde est nécessairement extérieur à lui. Il est en-deçà de la naissance de l’espace, du temps, de l’existence. Il est ce qui existe avant la création de l’espace, du réceptacle qui permet la formation de l’univers, puis de l’explosion énergétique qui va donner naissance à l’apparence de la matière, aux atomes, aux soleils, et à la mesure du temps.

    L’être qui rêve le monde

    L’être qui pense le monde est en dehors de l’espace et du temps ; inconnaissable, imperceptible, inactif, inexistant. Il est au-delà du nombre, ni un ni plusieurs. Il est au-delà de l’existence. Nous ne pouvons en aucune façon le personnifier, l’imaginer, le nommer, si ce n’est sous une forme négative.

    Le premier principe qui apparaît est celui de l’espace appelé âkâsha ou éther, qui représente la possibilité du développement de l’Univers. Puis apparaît le plan, le système selon lequel va se développer le monde, les lois d’attraction, de gravitation, qui vont permettre la formation ainsi que les principes de la conscience et de la perception. Cet ensemble de lois, formant une image préexistante du monde, est appelé Purusha, l’homme universel.

    Enfin apparaît l’Énergie, la Shakti, qui est la substance dont seront formés tous les composants de l’univers, tout ce que l’on peut désigner comme “quelque chose” (Tattva). Cette masse d’énergie dont tout va être façonné est appelée Pradhâna (la base) ou Prakriti (la nature), mais aussi Mâyâ (le pouvoir d’illusion), puisque toutes les apparences du Monde ne sont, en fait, que des combinaisons, plus ou moins instables, de tensions, de vibrations énergétiques. La matière n’est plus qu’une apparence.

    Le principe du Moi

    Le premier principe issu de Prakriti est la notion d’individualité du “Moi”. Tout atome, toute cellule, tout être vivant, tout système solaire, se forme autour d’une sorte de conscience individuelle. Un être vivant n’est qu’un conglomérat de cellules qui ont chacune une individualité, un comportement autonome et qui se groupent en un système complexe autour d’un Moi, de quelque chose qui dit “Je” et qui est pourtant indépendant des différentes parties qui le forment. Il en est de même de tout atome, de tout système solaire qui sont construits autour d’une conscience d’être, d’une individualité. Une forme de conscience est donc présente dans chaque atome, dans chaque système planétaire. Il existe une conscience solaire, comme il existe une conscience dans tout être vivant. Cette notion est très importante car la notion d’un dieu, d’un personnage divin, est une projection de la notion d’individualité, d’un être qui dit “Je”. Le monothéisme n’est que la divinisation de la notion d’individualité.

    Les seize Tattva

    Ensuite apparaissent les différentes composantes dont l’Univers va être formé et qui peuvent être définies comme “quelque chose”, les Tattva. Les Tattva sont au nombre de seize. Ils sont les principes de ce qui nous apparaît comme les cinq états de la matière (Tanmâtrâ), les cinq formes de perception qui leur correspondent, ainsi que les cinq formes d’action, auxquels s’ajoute le principe de la pensée.

    Les cinq états de la matière vont d’abord se manifester comme une tension magnétique, puis sous une forme gazeuse, puis ignée, puis liquide, puis solide et en même temps apparaissent cinq formes de perceptions qui leur correspondent. Dans l’homme les cinq formes de perception se manifestent dans cinq sens : l’ouïe perçoit la vibration, le toucher correspond à l’état gazeux, la vue à l’état igné et à la lumière, le goût à l’état liquide et l’odorat à l’état solide. Ces formes de perception sont liées aux états de la matière : les particules gazeuses communiquent par choc, par le toucher, les astres qui sont des centres de fusion communiquent entre eux par la lumière, c’est par le goût que les éléments liquéfiés se mêlent ou se rejettent etc.

    Partout, dans chaque atome, dans chaque groupement de particules qui forme une entité, un “moi”, le principe de la pensée, ainsi que la conscience, car Purusha, le plan, l’intellect universel, investit tous les aspects de Prakriti, de la nature. Lorsque nous cherchons à comprendre la nature du monde, son origine, sa raison d’être, suivant le stade auquel nous parvenons, nous rencontrons un aspect plus ou moins abstrait de ce que nous appelons le divin. Au niveau des principes des sens, des éléments, nous pouvons envisager un dieu des Vents, Vâyu, un dieu du Feu, Agni, un dieu des Eaux, Varuna, et nous représenter la terre nourricière comme une déesse-mère. Le soleil, centre du monde où nous vivons, qui nous donne la lumière et la vie, est pour nous l’image même de la divinité. Il est également possible d’envisager des esprits qui n’ont d’autre substance que la pensée comme les personnages d’un rêve. Nous pouvons concevoir des dieux qui correspondent aux pouvoirs d’action, qui personnifient la force, le courage, la justice, l’amour, l’amitié, mais aussi la destruction, la mort.

    Substance et archétype — Prakriti, Purusha

    Remontant au-delà on arrive à la notion de Prakriti, de la substance du créé, considérée comme un aspect féminin, ou bien à celle du plan de l’archétype, c’est-à-dire de Purusha, considéré comme un principe masculin. C’est cet aspect qui est représenté dans le Shivaïsme par le culte du phallus, du principe masculin d’où est issue la semence qui contient le code génétique, le plan de l’être vivant, lequel se manifeste dans la substance, dans l’œuf contenu dans l’organe féminin.

    Mais là s’arrête notre possibilité d’approche car au-delà du couple Purusha-Prakriti ou Shiva-Shakti, se trouve la barrière qui sépare le créé du non-créé, du non-existant, du non-être, de l’inconnaissable. Nous ne pouvons vénérer le principe du monde que dans sa manifestation, dans son œuvre. Quel que soit l’aspect du monde que nous envisageons, nous y voyons transparaître un aspect du plan divin. Mais l’œuvre divine est d’une variété infinie. Nous ne pouvons reconnaître le divin dans n’importe quel aspect de son œuvre que nous choisissons comme son image, dans ce que nous aimons le plus. Cette image peut être un arbre, un animal, un homme, une femme, un oiseau, une pierre, un symbole, une idée. C’est pourquoi les dieux sont innombrables.

    Tous les chemins mènent au Créateur mais ne l’atteignent jamais. Seule la force de l’amour, de la dévotion, permet d’aller chaque fois un peu plus loin, mais notre effort de concentration a besoin d’un support et c’est ce support qui devient pour nous l’image du divin. Nous contemplons le visage de l’être aimé tout en sachant que ce visage n’est pas sa personne. Le divin nous apparaît sous de multiples formes, sous d’innombrables dieux.

    L’erreur monothéiste

    Le Monothéisme est donc une erreur métaphysique car le principe du monde, qui lui est extérieur, est au-delà du nombre, impersonnel, indescriptible, inconnaissable. Surtout, le Monothéisme est dangereux par ses conséquences car il est une projection du Moi humain dans la sphère divine, qui remplace l’amour, le respect de l’œuvre divine dans son ensemble par celui d’un personnage fictif, d’une sorte de roi céleste qui régir les affaires humaines et auquel on attribue les édits les plus absurdes.

    Alors que le Polythéisme laisse ouvertes toutes les portes de la connaissance et implique la tolérance, le dieu soi-disant unique n’est finalement que celui d’une tribu. Ce sont les religions monothéistes qui servent d’excuse aux persécutions, aux massacres, aux génocides et qui se battent entre elles pour imposer la domination de leur tyran céleste.

    Le Monothéisme n’est en fait qu’une fiction politique. Il n’existe pas sur le plan religieux. Nous vénérons la déesse-mère, la terre-mère qui apparaît dans les cavernes. Nous vénérons des symboles divers, des prophètes, des héros, des saines, des lieux sacrés.

    Dans notre approche du divin, la question n’est pas l’image, le visage que nous lui attribuons. Nous pouvons très bien nous dire : “C’est en Jésus que je vois Dieu. Il représente pour moi la forme visible dans laquelle je conçois le mieux le visage de Dieu”. Mais lorsque nous disons : “Baal n’est pas dieu, détruisons ses idoles, ou bien Apollon n’est pas dieu, Dieu ne réside pas dans l’arbre sacré, le phallus n’est pas le symbole du Créateur”, nous nions la présence du divin dans l’œuvre manifestée. Dieu est cour. Il est partout ou il n’est rien.

    Qui peut savoir à travers quel aspect du monde se manifestera un jour pour nous l’expérience du divin ? Pour beaucoup c’est dans l’acte amoureux qu’apparaît tout à coup la sensation fulgurante de la réalité divine. L’union des corps dans l’acte d’amour, reflet de l’union des principes cosmiques, est peut-être l’expérience la plus haute, la plus directe que nous puissions avoir de la béatitude, de la joie sans limites qui est la nature de l’état divin.

    ► Alain Daniélou, conférence à Aix en Provence, 17 mai 1982. Repris dans : Antaïos n°6/7, 1995.

     

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    Musique, hommes et dieux

    DaniélouDans la théorie pythagoricienne aussi bien que dans la philosophie shivaïte, la musique est considérée comme une sorte de clef des sciences, mais aussi comme un moyen de communication entre divers états d’être, entre l’homme et le surnaturel. C’est le langage des Dieux. Ceci n’est pas une attribution arbitraire, pas plus que ne l’est, dans l’imagerie populaire, la représentation de la création du monde par le rythme du tambour de Shiva. Pour la cosmologie hindoue, il n’existe pas, à proprement parler de matière. L’Univers n’est formé que de rapports d’éléments énergétiques, de tensions, de vibrations, de mouvements. La dimension même du temps n’existe que par rapport à des longueurs d’ondes, des rythmes vibratoires dont nous percevons la durée d’après une sorte d’horloge qui existe en nous-mêmes et que nous appelons aujourd’hui le rythme alpha du cerveau. L’apparence du monde est due aux limites de nos sens. Il apparaîtrait complètement différent à des êtres possédant d’autres sens fonctionnant à l’intérieur d’autres limites.

    Les phénomènes de la vie, de la sensation, de la perception, de la conscience, de la pensée sont tous dérivés des mêmes formules que celles qui sont à la base de la formation de la matière. C’est pourquoi la communication est possible. Il existe donc un lien fondamental, une coordination, entre la matière et la perception, qui n’existent que l’un Pour l’autre et l’un par l’autre. Rares sont les domaines où le parallélisme, les liens du physique, du mental, du sensoriel, de l’émotionnel sont aisément discernables et peuvent être ramenés à des données comparables, à des formules communes. La musique en est l’exemple le plus évident. Des rapports de vibrations sonores, réductibles à de simples rapports numériques, sont perçus par nous comme des stimulants émotifs, comme des moyens de manipulation psychologique. Ils permettent d’évoquer des images, de créer un sentiment esthétique, une émotion, d’établir une sorte de communication entre des domaines apparemment totalement différents, et éventuellement aussi, des formes d’êtres différents. C’est grâce à cette ubiquité que les sons, organisés sous leur forme musicale (nâda) ou leur forme verbale (shabda), peuvent nous guider dans la recherche de formules d’ordre général qui seraient à la base de l’ensemble de la Création et se retrouveraient à l’origine de toutes les formes de la matière et de la vie. C’est en utilisant ces formules sous une forme rythmique que Shiva danse la création, donnant ainsi naissance aux différentes formes d’êtres. C’est en vertu de l’existence de ces archétypes, de ces formules communes à tous les aspects du créé que la musique nous permet d’évoquer un ordre d’existence dans un autre, de communiquer avec les esprits et les Dieux.

    La musique occidentale moderne

    Les mécanismes de nos perceptions sont d’ordre proportionnel. Ils ne sont pas liés à la dimension. Un carré est un carré qu’il soit grand ou petit. Toute esthétique est basée sur des proportions. Il en est de même de la musique. C’est pourquoi le tempérament égal du piano, qui prétend remplacer un système proportionnel par un système additionnable, en égalisant, c’est-à- dire en mutilant les intervalles, en substituant aux rapports harmoniques une division à base logarithmique, est une aberration esthétique et psychologique. Ce système a singulièrement orienté le développement de la musique occidentale depuis plus de deux siècles et a rendu très difficile l’étude du phénomène musical dans son ensemble. Par exemple, l’étude des diverses musiques orientales ou ethniques en utilisant comme système de mesure, les centièmes de demi-ton tempéré, est aberrante car elle masque complètement les rapports proportionnels qui sont la base de toute musique et qui seuls permettent d’expliquer son action magique.

    La modification, nous pourrions dire la stérilisation, des intervalles dans la gamme tempérée prive en grande partie la musique occidentale de ses correspondances cosmiques et psychologiques. Elle aboutit logiquement à des structures musicales neutres, sans centre défini qui conduisent la musique vers des formes abstraites dépourvues de signification et d’impact émotif. Une telle musique s’éloigne des réalités universelles et ne conserve un attrait que dans la mesure où elle trahit ses propres principes, où quelque chose de réel transparaît à travers ses approximations. L’épouse de Xenakis disait de lui un jour : « En dépit de ses théories, Iannis est tout de même un musicien ». Cette remarque peut très bien s’appliquer aux plus valables des compositeurs modernes.

    Les facteurs 2, 3, 5

    La vraie substance de la musique, le matériel sonore formé par la série des sons utilisables et utilisés dans toutes les musiques est fondé sur des progressions harmoniques qui ont pour base les facteurs 2,3, 5. Si nous étudions les structures fondamentales de la matière et les principes de la vie, nous retrouvons les mêmes facteurs numériques que dans la musique. C’est pourquoi les répercussions des uns sur les autres sont possibles. Du point de vue des perceptions humaines, l’ensemble des intervalles discernables et ayant une signification précise dans le cadre d’une octave, y compris le son de base et son octave, est de 54 sons, provenant des diverses combinaisons des facteurs 2 , 3 et 5 à l’intérieur de certaines limites. Ces 54 sons forment le vocabulaire de toute musique. Les sémanticiens hindous, tels que Nandikeshvara et Bhartrihari, expliquent que l’autre forme du langage sonore, le langage parlé, est lui aussi formé de 54 possibilités d’articulation que nous appelons des voyelles et des consonnes, qui servent à la formation de toutes les langues du monde. Toute expression, toute communication par l’intermédiaire des sons, se fait au moyen de ces 108 éléments qui représentent une constante de nos mécanismes de perception, de nos possibilités de classification mentale, de cognition. C’est pourquoi le chiffre 108, représentant la somme des 54 sons musicaux et des 54 sons articulés est considéré comme sacré, comme symbole du Verbe Créateur.

    Les facteurs 2, 4, 8

    Les divisions rythmiques et leur action psychophysiologique, sont basées sur des facteurs analogues aux divisions harmoniques. Il n’y a pas de différence de nature entre ce que nous percevons comme des hauteurs de son ou des rythmes. Au dessous de 16 vibrations par seconde, nous percevons les fréquences sonores comme des pulsations. Nous allons pouvoir coordonner ces pulsations dans des cadres rythmiques correspondant aux cadres harmoniques. Les réactions psychophysiologiques sont analogues. Des mesures de 2, 4, 8 ou 16 temps forment le cadre des développements rythmiques et correspondent aux octaves de l’échelle mélodique. Des éléments rythmiques à trois temps créent le mouvement. Les rythmes à 5 temps provoquent des réactions émotives et sont donc très employés dans la musique qui a pour objet une action psychologique, ainsi que dans les cérémonies et les danses de caractère extatique ou magique.

    Dans les formes de musique ayant une action psychologique ou cosmologique, une extrême précision des intervalles et des rythmes est indispensable pour qu’ils soient efficaces. Toutefois des procédés additionnels tels que des différences de volume, de toucher, de couleur ou de nuances métriques ou rythmiques, permettent parfois de suppléer aux déficiences des rapports de hauteur comme c’est le cas pour la musique de piano ou pour la musique des gamelans indonésiens. Cependant l’imprécision rythmique élimine la plus grande partie de l’action physiologique de la musique et ne lui permet plus de provoquer des états extatiques, de servir de moyen de communication avec le surnaturel. La musique se présente pour l’homme sous trois aspects principaux, un aspect rituel ou magique, un aspect cosmologique et un aspect psychologique. Ces trois aspects s’entremêlent parfois et se confondent, bien qu’à la base ils soient fondamentalement distincts.

    Aspects magiques

    La musique que l’on peut appeler rituelle ou magique a pour but d’établir une communication avec l’invisible, avec les forces transcendantes qui régissent le monde, avec les principes cosmiques, le monde mystérieux des esprits et des Dieux. Ce sont ces formes de musique qui sont à la base de tous les rites extatiques, de toutes les pratiques magiques. Il n’existe aucun rite qui ne comporte un élément sonore. Toute musique construite selon les lois naturelles de l’acoustique et de l’audition présente en fait des possibilités magiques et des aspects rituels, mais il existe des formes sonores qui servent uniquement à la communication avec l’invisible.

    C’est grâce aux parallélismes existant entre certaines formules musicales et les formules qui sont à la base des structures de la matière et de la vie que l’on peut réaliser l’évocation des êtres subtils que nous appelons des esprits et des Dieux et leur permettre de se manifester et d’agir. Les danses extatiques sont un moyen d’établir des contacts avec les forces surnaturelles qui peuvent alors s’exprimer par la bouche du danseur qui parait possédé par un esprit. C’est ce qui se passe dans les danses de possession et dans les anciennes pratiques de caractère dionysiaque que nous pouvons toujours aisément observer de nos jours dans les Zikhr du Moyen Orient et les danses des sorciers africains. Ces danses utilisent des formules rythmiques répétitives qui créent un état de semi-inconscience. Puis de subites ruptures de rythme provoquent un choc psychologique qui mène à l’état de transe dans lequel la personnalité du danseur s’efface, devient alors perméable à des influences extérieures qui s’incarnent en lui.

    Curieusement, dans l’Occident moderne, la musique qui présente certaines données qui se rapprochent de celles de la musique extatique ne se rencontrent plus dans les lieux de culte, mais dans de tout autres lieux tels que les discothèques où les danseurs éprouvent cette sorte d’isolement hypnotique, nécessaire à l’expérience mystique, qui, s’il était mieux dirigé, pourrait aboutir à la perception de réalités supra-sensorielles. Les Dieux sont beaucoup plus proches de l’exaltation des séances de rock que des fades cantiques des églises et de leurs chorales bien disciplinées, de même que les hippies vagabonds sont bien plus proches des mystiques errants, des fous de Dieu, que les moines frustrés calfeutrés dans de riches monastères. Le niveau sonore joue aussi un rôle important dans l’efficacité des rites hypnotiques et de la communication avec les mondes invisibles. Il existe des formes sonores de caractère rituel qui ne sont pas faites pour le plaisir des oreilles humaines. Les "fracas sonores" de caractère rituel jouant un grand rôle dans l’évocation des êtres subtils, qu’il s’agisse du sarva-vadyam des temples de l’Inde où tous les instruments jouent ensemble ou bien du fracas des cloches avec leur étranges harmoniques qui rendent fous ceux qui s’en trouvent trop rapprochés, ou bien encore du vacarme des tambours dans les rites africains ou celui des barres de bois frappées des temples bouddhistes ou des monastères du Mont Athos. L’enchevêtrement des harmoniques de l’orgue sous les voûtes des cathédrales aboutit souvent à un résultat similaire créant un tissu sonore tout à fait indépendant du morceau qui est joué, et à travers lequel les forces subtiles se matérialisent. Certaines formes de musique religieuse ont pour but non point de provoquer la descente des Dieux vers les hommes, mais seulement la montée de l’homme vers le divin et sont en fait des formes de méditation méthodique. C’est le cas de la musique de caractère mystique qui reste liée à la parole telle que celle des bhajanas, les merveilleux poèmes chantés qui évoquent l’amour divin et les légendes des Dieux et qui présentent par leur caractère émotif une parenté avec les Lieder profanes. Il existe aussi des formes de musique solennelle qui sont de caractère profane mais qui sont utilisées pour souligner la grandeur des cérémonies. Nos messes pour grand orchestre en sont un exemple. Elles ont des parallèles dans toutes les civilisations.

    Aspects cosmologiques

    Le deuxième aspect de la musique est d’ordre cosmologique et présente un caractère social. Cette musique évoque les structures du monde naturel, les cycles des saisons, les mouvements des astres, et cherche à contrôler leur influence sur la société des humains. Certains systèmes musicaux attachent une grande importance à cette influence de la musique sur le climat social. La théorie chinoise attribue à l’exactitude des gammes et à la hauteur du diapason une influence sur l’équilibre de la société et la prospérité du pays. Cette musique ne recherche pas une action psychologique. Elle est généralement de caractère pentatonique. C’est une musique de mouvement, d’énergie mais non pas une musique sensible, sauf lorsqu’elle dévie quelque peu du système. Des tuyaux sonores servant d’étalons, les Lyu, étaient autrefois soigneusement conservés dans le palais impérial pour éviter toute déviation dans l’accord des orchestres qui aurait pu provoquer des désordres, des famines, des conflits sociaux. Dans le Moyen Orient, les danses cosmiques des Zoroastriens, dont les danses des derviches sont une survivance, ont de même pour but de créer un climat astrologiquement favorable pour mieux intégrer l’homme dans le cosmos. La Chine, l’Inde, les civilisations amérindiennes ont également connu ces cérémonies de caractère astrologique.

    La musique de caractère cosmologique est apparentée par ses aspects mathématiques aux Yantra, aux diagrammes symboliques qui trouvent aussi leur application dans le jeu des nombres et des proportions qui sont à la base des ans plastiques. Elle a en particulier des rapports étroits avec les diagrammes qui servent de base à l’architecture sacrée. Les structures des temples, des cathédrales, des lieux où nous vivons, leur orientation, l’emplacement des ouvertures, les proportions comme les couleurs créent une ambiance qui nous conditionne subtilement. Le climat d’une cathédrale n’est pas l’effet du hasard. En revanche la nouvelle salle d’audience du Vatican n’a pas plus d’atmosphère spirituelle qu’un garage ou qu’un cinéma. Il en est de même pour les lieux où siège le pouvoir de l’État. L’orientation et les proportions des édifices publics conditionnent le comportement, l’attitude de ceux qui s’y trouvent et doivent prendre des responsabilités graves de conséquences. Le fait que la chambre des députés et le Sénat soient orientés au Nord n’augure rien de bon pour la sagesse des lois qui y sont promulguées, ces lieux étant mal orientés par rapport à l’ordre cosmique.

    Une grande partie de la musique contemporaine tend vers des formes architecturales, mais, en négligeant certains aspects fondamentaux de la signification de rapports sonores, elle peut avoir un effet néfaste sur notre équilibre, sur notre vérité humaine. Comme pour la plupart des concepts sociaux ou moraux qui ont cours de notre temps, il s’agit de développement plus ou moins logiques basés sur des postulats, des orientations qui, eux, sont erronés. La musique que nous appelons moderne ne pourra retrouver un rôle bénéfique, une valeur humaine que lorsqu’elle changera non pas tellement ses structures, mais ses bases que, trop souvent, du point de vue des conceptions cosmologiques, nous devrons considérer comme démoniaques et qui contribuent au désordre moral de notre temps.

    Il existe des formes d’art musical qui s’apparentent à la conception cosmologique et dans lesquelles l’élément de structure prédomine mais dont l’impact psychologique est faible. C’est le cas, par exemple, de certaines œuvres de Bach.

    Aspect psychologique

    Le troisième aspect de la musique est de caractère psychologique. II concerne l’action des sons organisés sur les mécanismes émotifs de l’être humain. Cette musique peut nous remuer jusqu’au fond de l’âme, nous attendrir, nous exalter. C’est sur la base des correspondances des facteurs harmoniques et psychologiques qu’est construite la musique du Moyen Orient, dérivée de la musique grecque, et la musique des râgas de l’Inde. Mais c’est aussi à la même famille qu’appartient la musique guerrière qui entraîne les foules et aussi l’utilisation des formes sonores à des fins d’action médicale et psychologique, la musicothérapie.

    Du point de vue de l’action psychologique, la syntaxe, la manière d’organiser les sons qui paraît la plus efficace est de type modal. C’est le système prédominant dans le Moyen Orient et dans l’Inde, mais il a aussi été la base de la musique de l’Occident méditerranéen jusqu’à une époque relativement récente. Ce système mène à une division de l’octave en douze régions dans lesquelles, sous la forme de nuances expressives, se placent les 54 sons qui ont des répercussions psychologiques.

    La particularité la plus importante du système modal, du point de vue de son action psychologique, est la fixité du son de base, appelé la tonique. Ce son, maintenu tout au long de l’exécution d’un mode, fait que toutes les notes, choisies pour la gamme du mode du râga, sont également d’une hauteur constante, correspondent toujours à la même fréquence. Si donc un intervalle particulier, une certaine tierce mineure par exemple, est ressenti comme associé à un sentiment donné, disons la tendresse ou la tristesse, ce sentiment sera toujours représenté par le même son dont l’action répétée aura une acuité de plus en plus accrue.

    Dans l’Inde, les modes musicaux sont appelés des râgas, un mot qui signifie "état d’âme". Un râga peut être défini aussi bien comme une gamme théorique, comme une série d’intervalles proportionnels, que comme un complexe de sons ayant chacun des répercussions psychologiques, une signification précise. L’ensemble créant un climat émotif, un état d’âme. La psychologie indienne envisage neuf sortes d’humeur ou états affectifs différents qui sont appelés des rasas, des saveurs. Celles-ci se trouvent donc liées à des facteurs numériques, ce qui nous donne un aperçu intéressant du fonctionnement des mécanismes du cerveau et de la nature de nos réactions esthétiques et émotionnelles. L’ambiance émotive des râgas est souvent associée à celle qui prévaut aux différentes heures du jour et de la nuit, ou bien, aux saisons qui rythment le cycle de l’année. Comme le monde végétal, nous réagissons différemment le matin ou le soir, au printemps ou l’automne.

    La musique modale ne peut être qu’improvisée car la conscience modale, la vision intérieure, centrée sur l’échelle du mode et l’ambiance qu’elle crée, est troublée par des formes mélodiques préétablies. Le musicien doit donc se promener librement dans le paysage intérieur créé par le mode sans jamais en sortir. C’est une expérience très intense, très extraordinaire, qui exige l’oubli total du monde environnant. Il s’agit en fait d’une forme de méditation qui peut aisément prendre un caractère mystique. L’auditeur est, lui aussi peu à peu influencé par le caractère du mode. Il se trouve plongé dans une sorte de bain sonore évoquant un sentiment très défini. Il s’identifie peu à peu au paysage émotionnel évoqué. C’est pourquoi une bonne exécution de musique modale peut affecter profondément les auditeurs, les rendre mélancoliques, dubitatifs ou calmes, entreprenants, agressifs ou tendres, selon l’ambiance créée par l’interprète.

    En fait toute musique qui cherche à nous émouvoir comme celle que nous appelons romantique exige cette sorte d’abandon au sentiment évoqué qui prime sur la forme technique. C’est parce qu’ils provoquent une sorte de langueur érotique que l’écoute de certains modes était déconseillée aux guerriers grecs. On leur recommandait le Dorien qui stimule le courage et l’énergie. Les modes considérés comme sensuels furent, au moyen âge, interdits par l’Église, toujours sexophobe, sans parler de la quarte augmentée, qui, justement, ouvre des horizons sur l’invisible et qui a été considérée comme diabolique, le diabolus in musica.

    Si nous voulons écouter de la musique modale, telle que la musique indienne, il nous faut changer quelque peu nos habitudes, renoncer à tout esprit d’analyse, à toute critique. Il nous faut nous habituer à nous laisser pénétrer, bercer, imbiber par les sons, perdre la notion du temps, nous livrer sans réticence au climat magique qui va graduellement nous envoûter.Il faut, comme dans la méditation du Yoga, arrêter les agitations inutiles de la pensée. Nous verrons alors peu à peu s’ouvrir devant nous un paysage musical inconnu et merveilleux. C’est une expérience qui n’est pas très différente de celles que procurent certaines drogues, mais qui est ici beaucoup plus riche et susceptible d’une infinie variété. La musique peut alors devenir pour nous l’école de la sagesse et la clef du véritable savoir, un moyen de communication avec l’invisible, avec le monde mystérieux des génies et des Dieux.

    ► Alain Daniélou, conférence prononcée à Marseille en mai 1982 et publiée dans Antaios n°15, 1999.

     

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    Le symbolisme du Linga

    Linga[Ci-contre : une forme peu commune d'un trimūrti originel shivaïste : la triade des dieux tutélaires sous une forme "à trois visages", à laquelle se joint Sūrya, émergent d'un linga (mot sanskrit qui veut dire : “signe”, “symbole distinctif”). Période Gupta, circa 500, Musée national, New Delhi, Inde]

    Le symbole de Shiva, le créateur du monde, l’image que l’on vénère dans ses temples, est le phallus dressé, le Linga. Il est enserré dans l’organe féminin, le Yoni, mais il ne le pénètre pas. Il en sort victorieusement comme la colonne de feu qui sort du ventre de la terre et qui est appelée le Linga de lumière. « Le mot linga veut dire signe ; le signe distinctif par lequel on peut reconnaître la nature de quelque chose est appelé linga » (Shiva Purâna, 1.16.106). Le Dieu Shiva lui-même est en réalité « sans signe (sans sexe), sans couleur, sans goût, sans odeur, hors de la portée des mots ou du toucher. Il est sans qualités, immuable, immobile » (Linga Purâna, 1.3.2-3). « Dans l’informel en qui n’existe aucun signe distinctif apparaît un signe qui est l’univers. Ce signe peut être mentionné, touché, respiré, vu, goûté. Il est l’origine des éléments grossiers et subtils » (Linga Purâna, 1.3.3-4). La divinité ne peut être perçue qu’à travers sa création qui est son signe, son Linga. Son image est partout présente dans son œuvre. Dans le microcosme, c’est-à-dire dans l’homme, le sexe, source de vie, est la forme dans laquelle se manifeste la nature de l’informel. Toutefois « ce n’est pas le phallus en lui-même qui est vénéré, mais celui dont le phallus est le signe, le Progéniteur, la Personne Cosmique. Le phallus est l’emblème, le signe de la personne de Shiva dont il est l’image » (Shiva Purâna, 1.16.106-107). « Le symbole de l’homme cosmique, Purusha, le plan de l’univers présent en toute chose, est l’emblème mâle, le phallus. Le symbole de l’Énergie, qui est la substance du monde, la génératrice de tout ce qui existe est l’organe femelle, le Yoni » (Lingopâsanâ Rahasya). « Le centre du plaisir est logé dans l’organe sensuel (upastha), dans le phallus et le Yoni dont l’union est l’essence de toute jouissance. Tout amour, toute sensualité, tout désir, est une recherche de jouissance. La divinité n’est un objet d’amour que parce qu’elle représente une volupté sans mélange. Toute jouissance, tout plaisir est une expérience du divin. Tout l’univers jaillit de la jouissance » (Lingopâsanâ Rahasya).

    Le Linga de lumière

    Le Principe appelé Shiva peut être représenté comme l’axe de la manifestation du monde qui se développe en partant du point limite, du bindu, point de départ de l’univers. Cet axe du monde est représenté comme une colonne de lumière traversant l’univers de part en part. En Yoga, le « centre subtil situé à la base de la colonne vertébrale est un triangle de désir, savoir et action formant le Yoni au centre duquel se dresse le Linga né de lui-même, brillant comme mille soleils » (Shiva Purâna). Le principe appelé Shiva représente la totalité du pouvoir de procréation qui se trouve dans l’univers. « Tout, dans la création, porte la signature du Linga et du Yoni. C’est la divinité qui, sous la forme de phallus individuels, pénètre dans chaque matrice et procrée tous les êtres » (Lingopâsanâ Rahasya).

    « Nous vénérons dans le soleil, le dispensateur de la lumière, la somme de tous les yeux. De même, dans le phallus, nous vénérons Shiva, présent dans tout pouvoir générateur. Ce n’est pas un œil particulier que nous vénérons et dont nous faisons des images, mais le soleil, l’œil total qui nous donne la vue, la source de toute visibilité. De même c’est Shiva entier qui est vénéré et dont on fait des images » (Lingopâsanâ Rahasya).

    L’espace est le Linga, la terre « est son autel. En lui résident tous les Dieux. Il est le “signe” car tout se dissout en lui » (Skanda Puràna).

    Bîja

    Le sperme est la semence (Bîja) de vie. C’est la meilleure des oblations, la forme la plus pure de l’élixir sacrificiel (Soma). Tous les êtres sont nés d’une offrande de sperme jetée dans le feu du désir. On représente Agni, le seigneur du feu, buvant le sperme qui jaillit du phallus de Shiva. La lune est la coupe de Soma, de sperme, que Shiva porte sur son front. Le sperme est appelé Bîja (la semence), Soma (l’oblation), Chandra (la lune), Virya (l’essence virile), Bindu (le point qui sépare le non-manifesté du manifesté). C’est ainsi que pour l’homme, pour le microcosme, le plan est contenu dans la semence masculine et ne devient réalité que par la matière qui le nourrit dans le ventre de la mère, dans l’œuf, point de départ de tout être vivant.

    Maithuna (L’union des sexes)

    « Ceux qui ne reconnaissent pas la nature divine du phallus, qui ne comprennent pas le caractère sacré du rite sexuel qui considèrent l’acte d’amour comme vil et méprisable ou comme une simple fonction physique, sont certains d’échouer dans leurs tentatives de réalisation matérielle et spirituelle. Ignorer le caractère sacré du phallus est dangereux tandis qu’en le vénérant, on obtient le plaisir (Bhukti) et la libération (Mukti) » (Lingopâsanâ Rahasya).

    La Chandogya Upanishad compare l’acte sexuel aux rites sacrés : « Le premier appel est l’invocation du Dieu (Hinkara). L’invitation représente les laudes (Prastâra). S’étendre près de la femme est l’hymne de gloire (Udgîtha). Se coucher face à face est le chœur (Pratihâra). L’orgasme est la consécration, la séparation, l’hymne final (Nidhâna). C’est ainsi que l’hymne à Shiva est tramé sur l’acte d’amour. Celui qui comprend que cet hymne est basé sur l’acte sexuel se recrée lui-même à chaque copulation. Il vit longtemps et devient riche en progéniture, en bétail et en renommée » (Chandogya Upanishad, 2.13.1).

    C’est en dominant l’instinct sexuel que nous pouvons acquérir la puissance physique et mentale. C’est par l’union sexuelle que des êtres nouveaux peuvent exister. Cette union représente donc un lien entre deux mondes, un point où le non-être et l’être se touchent, où la vie se manifeste, où l’esprit divin s’incarne. La forme des organes qui accomplissent ce rituel est un symbole. Ils sont la forme visible du créateur. Lorsque les Hindous vénèrent le Linga, ils ne déifient pas un organe physique, ils reconnaissent simplement une forme éternelle et divine manifestée dans le microcosme. C’est le phallus qui est l’image de l’emblème divin, de la forme causale, éternelle du Linga, présent en toute chose. Le phallus est la divinité « qui dépasse de la largeur de dix doigts » (Purusha Sukta).

    La transmission du code génétique, son implantation dans un terrain rigoureusement choisi, le transfert à un être nouveau de l’héritage ancestral qui comprend les archétypes issus de la pensée divine, est l’acte religieux le plus important de la vie de l’homme. Il doit être considéré comme un rite et pratiqué selon des règles très strictes qui tiennent compte de données diverses, y compris les données astrologiques, de manière à ce que le nouveau porteur du flambeau soit adapté à son rôle et que l’espèce façonnée par la longue série des ancêtres se continue et ne se dégrade pas ou ne meure pas en cours de route. Toutes les religions, y compris le Christianisme, attribuent à l’acte de reproduction un rôle central dans la morale, même si elles en ont perdu le sens et inverti les valeurs : la faute n’est pas dans le divertissement sexuel mais dans la fécondation mal assortie.

    Les rites de la procréation sont soigneusement décrits dans les Tantra. Ils incluent la vénération des organes, images des principes divins qui vont s’unir pour accomplir le miracle. Ne plus voir dans les organes de la procréation l’image du principe divin, ne plus les vénérer comme tels, constitue le premier pas vers la déchéance morale et la dégradation de l’espèce.

    L’image

    DaniélouSelon les traités d’architecture, le Linga, emblème de Shiva, se divise en trois parties. La partie la plus basse est carrée, cachée dans le piédestal. Elle représente Brahmâ, le façonneur, le pouvoir de gravitation qui forme les mondes. La partie centrale est octogonale et représente Vishnu, la force centripète de concentration qui donne naissance à la matière. La partie supérieure est cylindrique et représente la force centrifuge d’expansion, le jaillissement dont sont issues la forme et la matière. Le Linga est enserré par le Yoni, le réceptacle. « La mère universelle est son autel. Le Linga lui-même est l’intelligence pure » (Shiva Purâna, 1.21.22)

    Dans le temple, le Linga est placé au centre du tabernacle, une obscure chambre cubique qui est la matrice, le Garbagriha du temple. C’est l’axe du phallus dressé qui détermine l’axe de la tour jusqu’à son sommet. Il évoque alors le Linga de lumière, l’axe du monde. De même que l’on recouvre d’or les toits du temple, on revêt parfois d’une chape d’or l’emblème du Dieu. On inclut dans cette chape, appelée Kavacha, l’armure, certains éléments symboliques de l’image anthropomorphique du Dieu, les trois yeux, le croissant de lune, la couronne qui évoque sa royauté suprême sur tous les êtres et tous les autres Dieux. La chape permet de transformer le Linga nu en Linga avec un visage (Mukha Linga), qui signifie que la semence, la force procréatrice, stimulée sexuellement, peut être contrôlée, dirigée et absorbée par le mental. Parfois la chape comporte cinq visages. C’est le Linga aux cinq visages (Pancha - Mukha Linga). Les visages représentent les aspects du Dieu qui régentent les directions de l’espace et le zénith. Les aspects de Shiva liés aux directions de l’espace sont Tat Purusha vers l’Est, Aghora vers le Sud, Vâma Deva à l’Ouest et Sadyojata au Nord. Mahâ Deva, l’aspect transcendant, fait face au zénith. Tat Purusha représente la nature et l’élément terre, Aghora l’intelligence, l’élément éther, la parole, Vamâ Deva, la notion d’individualité, l’élément feu, la vue, Sadyojata, l’élément eau et le pénis.

    Le Serpent

    Un serpent entoure le Linga et, de sa langue fourchue, en touche l’orifice. Shiva porte un collier de serpents. Le serpent est l’image de l’énergie latente, endormie, source de la puissance sexuelle et mentale qui se trouve enroulée à la base de la colonne vertébrale et que le Yogi utilise dans sa tentative de conquête des mondes supérieurs au cours de son voyage intérieur. Les serpents protègent Shiva. Il porte des serpents comme ornements et comme cordon sacré. Selon les Grihya Sutras, les textes concernant les rites domestiques, on doit faire des offrandes domestiques à Shiva dans les lieux où se trouvent des serpents. Seul Shiva le guérisseur peut contrôler les serpents. Au début des âges, Shiva but le poison que le serpent Vasuki avait craché dans l’océan. Ce poison se bloqua dans la gorge du Dieu, laissant une marque bleue sur son cou.

    Le Linga né de lui-même (Svayambhu)

    De même que le Dieu s’incarne partout sous une forme visible, la forme du Linga se manifeste dans le monde. Des objets apparaissent qui évoquent la forme de l’emblème divin. C’est ainsi qu’est apparu dans la grotte d’Amarnath, le Linga de glace que des milliers de pèlerins viennent vénérer chaque année. Dans les eaux sacrées de la rivière Narbada, au centre de l’Inde, on trouve des galets appelés Shâlagrâma qui évoquent la forme du phallus. Ils sont très recherchés et sont recueillis et vénérés par de nombreux Hindous.

    « La semence du Dieu tomba sur la surface de la terre et emplit le monde. C’est cette semence qui fit apparaître tous les Lingas de Shiva qui se trouvent dans le monde infernal, sur la terre et dans le ciel » (Nârada Pancharâtra).

    Le Linga Sharira ou corps sexuel

    L’être vivant n’est qu’un moment transitoire d’une réalité permanente qui est l’espèce. Insignifiant en tant qu’individu, chaque être vivant est pourtant essentiel comme lien, comme anneau d’une chaîne. Il est comme le porteur d’un relais de la torche olympique. Il est le convoyeur d’un modèle, d’un code qui est permanent et se transmet d’individu à individu. Ce qui caractérise la vie est l’aptitude à se reproduire, à se continuer, à se transmettre. Elle évolue à travers des milliers de générations. L’homme est appelé Linga-dhara, le porteur de son sexe. Il est le serviteur de son sexe. Son individualité n’a aucune importance sauf dans la mesure très limitée où il ajoute quelques éléments au code qu’il a reçu et qu’il doit transmettre dans le cadre de l’espèce à laquelle il appartient. Il n’est qu’un anneau, mais il est de bons anneaux qui renforcent et de mauvais anneaux qui affaiblissent la chaîne. L’élément permanent transmissible, le code qui définit les possibilités de développement de chaque individu, de chaque chaînon, est inclus dans la semence qui le transmet. Il est issu du sexe de l’homme comme l’univers est issu du Linga, du phallus divin. D’après le célèbre traits de cosmologie shivaïte, la Sâmkhya-Kârika, « le programme, le corps sexuel, préexiste au développement physique de son porteur. Il est composé de l’intellect et des autres facultés subtiles. Mais il ne peut fonctionner que lorsqu’il s’incarne, bien qu’il reste indépendant du corps. Il est caractérisée par un Dharma, un “but à accomplir” qu’il transporte avec lui au moment où il quitte un corps pour en prendre un autre ».

    « Pour accomplir le but qui lui est assigné dans la création, le code sexuel, le Linga Sharira, incarné par la puissance de la nature (Pradhâna), agit comme un acteur qui joue un rôle après un autre » (Sâmkhya-Kârika).

    L’univers provient de la relation d’un Linga et d’un Yoni, d’une forme et d’une substance. Tout, par conséquent, porte la signature du Linga et du Yoni. C’est la divinité qui, sous la forme de phallus individuels, pénètre dans chaque matrice et procrée tous les êtres » (Lingopâsana Rahasya). « C’est lui seul qui pénètre dans toutes les matrices » (Shvetâshvatara Upanishad).

    L’apparition du Linga

    D’après le Shiva Purâna (Kothi Rudra Samhita, chap. 12) : « Il existe une immense forêt de cèdres appelés Dâruvana. C’est là que vivaient de nombreux ermites adorateurs de Shiva qui méditaient sans cesse sur le créateur du monde. Ils accomplissaient trois fois par jour les rites de vénération du Dieu et chantaient des hymnes à sa gloire. Un certain jour, alors que les ermites étaient partis dons la forêt pour chercher des herbes sacrées qui servent dans les rites, Shiva, pour mettre leur foi à l’épreuve, se manifesta sous une forme étrange. Il apparut resplendissant, tout nu. Son corps était enduit de cendres sans nul autre ornement Il était là debout, tenant son sexe dans sa main et commença à s’exhiber dans des actes obscènes. Shiva était venu en ses lieux pour montrer sa bienveillance envers les résidents de la forêt, ses fidèles ».

    « Les épouses des ermites furent au premier abord effrayées mais malgré leur surprise, beaucoup se sentaient attirées et s’approchèrent du Dieu. Les unes cherchaient à l’embrasser, d’autres lui saisissaient les mains. Elles commencèrent à se battre entre elles. C’est à ce moment que les sages revinrent. Voyant cet homme nu dans cette situation choquante, ils furent scandalisés et entrèrent en fureur. Trompés par le pouvoir d’illusion et aveuglés par leurs préjugés, ils s’écrièrent : “Que se passe-t-il ? Qu’est-ce que cela signifie ?” Le sage nu ne leur répondit pas. Alors les ermites lancèrent des imprécations contre le terrible Dieu-homme. “Tu te comportes d’une manière indécente.Tu as violé les règles des Véda. Puisse ton sexe tomber par terre !” Dès qu’ils eurent prononcé ces mots, le sexe de l’envoyé divin, Shiva au corps splendide, tomba sur le sol. Mais il brûlait tout devant lui, où qu’il allât, tout était brûlé. Il descendit dans les enfers, il monta jusqu’au ciel, il ravagea toute la terre. Il ne restait jamais en aucun lieu. Tous les mondes et tous les êtres étaient dans la détresse. Les ermites étaient terrifiés. Ni les Dieux, ni les sages ne connaissaient plus ni la paix ni la joie. Les Dieux et les ermites qui n’avaient pas su reconnaître Shiva étaient consternés, ils se réunirent et se rendirent auprès du façonneur du monde, le Dieu Brahmâ, pour implorer sa protection. Après avoir chanté son éloge, ils racontèrent au Dieu ce qui était advenu. Brahmâ leur dit : “Brahmanes ! Comment est-il possible, vous qui êtes des sages, que vous commettiez de telles erreurs ? Comment pourriez-vous condamner pour leurs fautes de pauvres ignorants si vous vous comportez comme eux ! Qui donc après avoir offensé Shiva si gravement peut espérer retrouver la paix ? Lorsque quelqu’un se refuse d’honorer un hôte imprévu qui se présente à la porte à l’heure du repas, tous les mérites acquis par les austérités sont emportés par le visiteur qui laisse en héritage le poids de tous ses crimes. Que peut-il advenir lorsque le visiteur est Shiva lui-même ? Tant que le sexe du Dieu ne sera pas stabilisé, rien de bon ne peut arriver dans les trois mondes”. Telle est la vérité. Il faut que les Dieux obtiennent de la grande Déesse, la fille des monts, Pârvâti, qu’elle assume la forme d’un vagin et se saisisse de ce phallus divin. Pârvâti, ayant pris la forme d’un vagin, formera le piédestal sur lequel le phallus sera installé et vénéré avec des chants, des parfums, du santal, de l’encens et des offrandes ».

    La vénération du Linga

    « Celui qui laisse passer sa vie sans avoir honoré le phallus est en vérité pitoyable. Si l’on met en balance d’un côté l’adoration du phallus et de l’autre la charité, le jeûne, les pèlerinages, les sacrifices, les vertus, c’est l’adoration du phallus, source de plaisir et de libération qui protège de l’adversité, qui 1’emporte » (Shiva Purâna). « Celui qui vénère le phallus sachant qu’il est la cause première, la source de la conscience et de la substance de l’univers est plus proche de moi qu’aucun être » (Shiva Purâna).

    Pourquoi vénère-t-on le Linga ? C’est parce qu’il est le symbole du permanent, des archétypes qui révèlent la nature de l’homme Universel, de Purusha. Vénérer le phallus c’est reconnaître la présence du divin dans l’humain. C’est le contraire d’un monothéisme anthropomorphique, qui est la projection de l’individualisme humain dans le monde divin. Dans l’instrument de la procréation, nous vénérons le principe créateur et ceci dans la joie car l’organe procréateur est aussi l’instrument

    du plaisir qui, pour un instant fugitif, nous donne un aperçu de la béatitude divine. L’état divin est formé de trois éléments qui sont l’existence, la conscience et la volupté (Sat-Cit-Ananda). Seule la volupté fait partie du domaine de l’expérience. C’est donc à travers elle que nous pouvons pressentir, toucher l’état divin.

    Le culte du phallus implique la vénération de l’harmonie, de la beauté du monde, le respect de l’œuvre divine, de l’infinie variété des formes et des êtres dans lesquelles se manifeste le rêve divin. Il nous rappelle que chacun de nous n’est qu’un être éphémère et de peu d’importance, que notre seul rôle est d’améliorer le chaînon que nous représentons pour un moment dans l’évolution de l’espèce, et de le transmettre. Le culte du phallus est donc lié à la reconnaissance de la permanence de l’espèce par rapport à l’impermanence de l’individu, du principe qui établit les lois dont nous sommes issus et non pas de leurs applications accidentelles et temporaires, du principe de la vie et non de l’être vivant, de l’abstrait et non du concret. Il a des implications sur tous les plans, qu’il s’agisse de morale, de rites, de cosmologie, de société, etc. Renoncer au culte du phallus pour vénérer une personne, fût-elle divine ou humaine, est une forme d’idolâtrie, un outrage au principe créateur. C’est le « péché d’orgueil » qui veut ramener le Divin à l’image de l’homme. Tous les textes sacrés du Shivaïsme, les Purâna, les Tantra, les Agama, nous répètent que seuls ceux qui vénèrent le phallus divin seront sauvés, que toutes les sociétés qui s’éloignent de son culte et du respect du corps sexuel sont vouées à la déchéance et seront anéanties comme le furent les Asura, la race des hommes qui précéda l’humanité actuelle.

    ► Alain Daniélou, Antaïos n°13, 1998.

    [texte publié en italien dans la revue FMR n°16 (sept. 1983), sous le titre « Il Volto di Shiva »]

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    ♦ Pour prolonger :

    • Le Mystère du Culte du Linga - Écrits Fondamentaux de Swami Karpatri, traduits du hindi et commentés par Alain Daniélou, Les Éditions du Relié, Robion 1993 [recension]

    • Symboles du monothéisme hindou : Le linga et la déesse, Swami Karpatri, traduit de l’hindi et du sanskrit par Jean-Louis Gabin et Gianni Pellegrini, Cerf, avril 2013 [recension]

     

    intertitre 

    ♦ Polémique ♦

     

    DaniélouAlain Daniélou, revu et corrigé

    Prophète ou mystificateur ? Lorsqu'on évoque la figure d'Alain Daniélou (1907-1994), musicologue et indianiste hors normes, la question se pose, mezza voce d'abord, puis de moins en moins discrètement. Jusqu'à faire planer le soupçon d'une imposture intellectuelle d'autant plus grave que le personnage se voulait le passeur de l'hindouisme en Occident. Si Béjart, Hergé, Mauriac louèrent le grand homme, ses confrères indianistes le tinrent dans une telle suspicion que l'homme avait beau jeu d'y voir une amertume de savant obscur comme une prévisible jalousie.

    Et voilà que le voile se déchire et que paraît un réquisitoire accablant contre Daniélou, coupable d'avoir défiguré le message qu'il prétendait servir. Qui plus est, l'auteur en est un proche, un intime même. Sitôt achevée sa thèse de doctorat consacrée au poète Gilbert Lely (1904-1985), Jean-Louis Gabin se mit au service du vieux musicologue pour préparer l'édition de ses textes épars, classant et préfaçant avec une dévotion de fidèle une œuvre dont il admirait la profonde singularité.

    Mais aujourd'hui, alors qu'il a achevé une édition bilingue, hindi-anglais, de The Linga and the Great Goddess de Swâmi Karpâtrî (1907-1982), l'un des sages les plus lumineux de l'hindouisme, dont Daniélou prétendait diffuser la pensée, Gabin reprend tout le dossier, contrit d'avoir été abusé, instruisant l'affaire d'une manipulation où la malhonnêteté intellectuelle le dispute à l'art du faussaire.

    Il ne s'agit pas d'un règlement de comptes. L'auteur entend juste démasquer une imposture dont il s'est fait imprudemment le complice. Imaginez son effroi lorsque, alors qu'il tentait de percer le vrai visage de l'orthodoxie hindoue auprès des membres du Ram Rajya Parishad (le Conseil du royaume de Rama), parti fondé par Swâmi Karpâtrî, il reçut une lettre d'un de ses plus fameux disciples, le Mahant Veer Bhadra Mishra.

    Celui-ci pointait du doigt une erreur capitale dans L'Histoire de l'Inde, de Daniélou, parue chez Fayard en 1971 et tout juste publiée aux États-Unis, où le parti de Swâmi Karpâtrî devenait le Jana Sangh (l'Assemblée du peuple), mouvement ultranationaliste d'un sectarisme religieux absolu que le sage avait toujours combattu.

    Lorsqu'il voulut faire corriger l'horrible contresens, Gabin n'aboutit à rien auprès de la fondation Daniélou. Il se rendit compte alors de la méthode très particulière dont son maître avait traité les textes qu'il prétendait divulguer, coupant, interférant, dénaturant les "classiques" qu'il réécrivait sans vergogne jusqu'à faire coïncider, à force de détournements, l'hindouisme avec un improbable polythéisme, réduisant par des traductions orientées une métaphysique subtile en une voluptueuse imagerie sexuelle. Faisant fi de la tradition qu'il prétendait servir pour inventer une voie spirituelle où l'approche de la divinité se joue dans les plaisirs charnels.

    Contre-christianisme

    Gabin défend l'hypothèse d'un Daniélou pourfendeur du monothéisme tel qu'il l'a subi, entre sa mère, Madeleine, proche de Pie X, que son fils épingle sans aménité (« Elle poussait jusqu'à l'héroïsme l'inhumanité, la logique de sa foi ») et son frère Jean, futur cardinal, qu'il croit qu'on lui préfère. Cette "idéologie totalitaire", il l'a vomie en inventant avec des éléments de l'hindouisme authentique un contre-christianisme. Sans spiritualité en fait, puisque seul l'affranchissement des règles et contraintes le retient dans le système qu'il compose et pose comme vrai. Une relecture résolument nécessaire. Pour l'éthique et la science.

    L'Hindouisme traditionnel et l'interprétation d'Alain Daniélou, Jean-Louis Gabin, Cerf, 590 p., 45 €.

    ► Philippe-Jean Catinchi, Le Monde du 08 septembre 2010.

     

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    Note de lecture sur L’Hindouisme traditionnel et l’interprétation d’Alain Daniélou

    L’Histoire de l’Inde d’Alain Daniélou a reçu le prix de l’Académie française, mais ce même quai de Conti ne lui aurait jamais décerné le prix Émile Senart de l’Académie des inscriptions et belles-lettres pour les études indiennes. Il faut bien le dire, le nom d’Alain Daniélou n’a pas bonne presse dans les couloirs de l’Université — un fait qui aurait pu d’ailleurs le réjouir au dernier degré. Daniélou est un artiste doué, un musicien, un danseur, un peintre, un écrivain qui reçoit légitimement des prix littéraires ; on ne devrait avoir aucun reproche à lui faire, sauf qu’il s’est vu comme le “passeur” d’une culture traditionnelle quatre fois millénaire, dans l’approche de laquelle il faut une certaine rigueur et un esprit neutre pour ne pas être tenté de tirer la couverture à soi. Si le nom d’Alain Daniélou a quasiment disparu des notes de bas de page des travaux sérieux sur l’Inde (à l’exception des mises en garde), aucune véritable lumière n’avait été jetée sur son œuvre “hindoue”.

    Peut-être fallait-il que la critique vienne de son propre camp. Disciple charmé par le personnage, Jean-Louis Gabin arrive en Inde en 1993 pour enseigner le français à Pondichéry avec le projet de publier l’œuvre posthume du « professeur ». Il se met à la tâche avec passion et publie des textes inédits, notamment aux éditions Kailash, basées elles aussi à Pondichéry. Au fur et à mesure de son travail d’édition et d’érudition, Gabin découvre l’ampleur des dégâts et le disciple se laisse aller à une remise en cause du maître. Il faut dire que le décalage n’est pas mince entre la réalité religieuse et politique de l’hindouisme traditionnel et la perception entretenue par Alain Daniélou, qui tord littéralement son sujet d’étude pour le faire entrer dans le cadre de ses fantasmes. Gabin suit alors son intuition et décide en 2003 de se rendre à Bénarès — ce qui était assurément la chose à faire. Il y apprend l’hindi et le sanskrit, discute avec les pandits et rencontre le Mahant Veer Bhadra Mishra, ingénieur hydraulique et grand prêtre d’un temple shivaïte, qui consacra doublement sa vie au Gange, mêlant dévotion et savoir scientifique. Mahant Mishra est le gardien de la pensée de Svâmî Karpâtrî, un moine militant, défenseur de l’hindouisme traditionnel, qui désigna imprudemment Daniélou pour promouvoir sa pensée en Occident. La préface du Mahant Mishra au livre de Gabin est aussi brève que remarquable : c’est un cri distingué contre les confusions de Daniélou, un cri qui ne cache pas sa joie de voir Jean-Louis Gabin prêt à démonter un à un les fils de cette trame fantasmatique. En exergue à son livre, Jean-Louis Gabin a placé l’emblème et la devise des maharajahs de Bénarès : « Il n’existe aucun droit supérieur à celui de la vérité ». Pourquoi cet exergue est-il gênant ? Pourquoi aurait-on préféré ouvrir le livre sur la préface, simple et claire, du Mahant Mishra ? Peut-être parce que l’on se dit que la vérité n’a pas besoin d’étendard pour conquérir le lecteur ; peut-être craint-on que l’auteur agisse décidément sous le sceau de la passion (une passion à rebours) ?

    Si nous nous réjouissions à l’ouverture du livre que la critique soit venue du propre camp de Daniélou, on regretterait presque en le refermant qu’elle ne fût pas venue de l’esprit froid et scientifique de l’Université, a priori attachée à une certaine idée de la vérité. Force est de constater que L’Hindouisme traditionnel apparaît parfois comme un second volume — moins amusant — du Chemin du labyrinthe, le livre de souvenirs d’Alain Daniélou, tant Jean-Louis Gabin use de la première personne et rappelle des souvenirs personnels dont le lecteur qui souhaite effectivement démêler le vrai du faux aurait bien pu se passer. Le zèle qu’il met à abattre l’arbre de son admiration déborde parfois le cadre de la critique. Par exemple, il est heureux que l’ésotérisme teinté d’extrême droite à la mode de René Guénon soit combattu, mais pouvait-on aller jusqu’à y voir « une sympathie cryptée pour le nazisme » ? Daniélou est avant tout un frondeur mondain qui aime s’opposer à l’idéologie dominante, comme le montre d’ailleurs fort bien ce livre, prenant fait et cause pour un hindouisme traditionnel mis à mal par la marche du monde contemporain, dans un mélange d’adhésion farouche et de fantasmes magico-sexuels. La tâche de Jean-Louis Gabin était donc ardue, pénétrer le « chemin du labyrinthe » dessiné par Daniélou n’était pas sans risque, et c’est à sa forme de courage que l’on pourrait ici rendre hommage.

    ► Jérôme Petit, Revue des Deux Mondes, janv. 2011.

    Daniélou

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    BrahmaRené Guénon et l'Hindouisme

    [Ci-contre : Statue en grès de Brahma, milieu du Xe siècle, style de Koh Ker (925-950), temple Vat Baset (province de Battambang, Cambodge). Musée Guimet, Paris]

    La tradition hindoue est omniprésente dans l’œuvre de René Guénon, qui la considérait comme « l’héritage le plus direct de la Tradition primordiale ». S’il n’a consacré que deux ouvrages à l’hindouisme proprement dit (plus un recueil posthume d’études et de comptes rendus), il n’est aucun de ses autres livres où l’Inde — sa métaphysique, sa cosmologie, ses sciences traditionnelles, son organisation sociale — n’apparaisse comme une référence majeure, quasi absolue, à tel point que certains ont pu se demander pourquoi, dans sa voie personnelle, il n’avait pas embrassé l’hindouisme plutôt que l’islamisme. Paul Chacornac, son premier biographe [1], nous fournit une réponse dont beaucoup se sont contentés : « Les modalités d’initiation hindoue étant liées à l’institution des castes, on ne voit pas comment un Occidental, par définition sans caste, pourrait y accéder. D’autre part, le rituel hindou ne se prête, en aucune manière, à la vie occidentale, tandis que le rituel islamique, quelles que soient les difficultés pratiques qu’il présente, n’est tout de même pas incompatible avec la vie de l’Occidental moderne ». À quoi l’on peut objecter qu’il y a eu malgré tout des exemples, rares mais non douteux, d’Occidentaux qui se sont intégrés dans l’hindouisme ; eût-il décidé de vivre en Inde que Guénon eût certainement mené la vie rituelle d’un hindou, tout comme, établi en Égypte, il a mené la vie rituelle d’un musulman. On ne voit donc pas, dans son cas si exceptionnel, d’impossibilité radicale à “devenir hindou”, la notion de “caste” s’effaçant dans certains types d’initiation et n’ayant plus le moindre sens dans le cas du samnyâsin. La “conversion” à l’islam — bien antérieure, comme on le sait, à l’installation en Égypte [2] — s’explique peut-être par la place “intermédiaire” entre l’Orient et l’Occident qu’occupe cette tradition, en accord avec la propre fonction intermédiaire de Guénon, et aussi par le caractère “ultime” de la religion du Prophète, en correspondance avec le caractère ultime du message guénonien [3]. Ce seraient là néanmoins, reconnaissons-le, des motivations assez abstraites, même pour un homme dont la vie revêt un incontestable “symbolisme” et que l’on a de plus en plus tendance à “mythifier”. La véritable raison du “choix” d’une forme traditionnelle (choisit-on, est-on choisi ?) relève de l’intimité mystérieuse de chaque être et n’est pas comparable à une stratégie militaire ou à un mariage de raison.

    Un peu moins vaine mais aussi peu résoluble apparaît cette question maintes fois posée : Guénon, dans ses années de formation parisiennes, a t-il eu un ou des maîtres hindous ? Quels que fussent ses dons intellectuels, il est difficile de croire qu’il ait pu parvenir seul ou juste avec l’aide de quelques livres à cette compréhension lumineuse du Vêdânta qu’il manifeste dès l’âge de 23 ans, lors de ses premiers articles publiés sous le nom de Palingenius dans la Gnose. À moins d’aller chercher des explications fantastiques, il faut donc supposer une rencontre et un contact humains, une transmission orale et directe. Or celle-ci ne pouvait assurément pas venir des indianistes français, auprès desquels Guénon a pris quelques cours, ni des membres de la Société théosophique, dont l’enseignement était extravagant, ni d’autres individualités néo-spiritualistes vivant alors dans la capitale [4]. On inclinera donc à croire Chacornac lorsqu’il affirme : « Guénon a eu un Maître ou des Maîtres hindous. Il nous a été impossible d’avoir la moindre précision sur l’identité de ce ou ces personnages, et tout ce qu’on peut en dire avec certitude, c’est qu’il s’agissait en tout cas d’un ou de représentants de l’école Védânta adwaita, ce qui n’exclut pas qu’il y en eut d’autres [5] ». Ce que vient corroborer le témoignage du Hollandais Frans Vreede, qui fut un ami très proche de Guénon pendant trente ans : « Il [Guénon] fut initié par une personnalité hindoue, affiliée à une branche régulière d’un ordre initiatique remontant à Shankarâchârya [6] ».

    En dehors de cet « initiateur » dont il est peu probable et d’ailleurs peu utile qu’on découvre jamais l’identité, Guénon eut aussi, tout au long de sa vie, de bons informateurs d’une certaine réalité indienne, tel Hiran Singh qui lui procura une partie de sa documentation pour le Théosophisme, histoire d’une pseudo-religion (1921). Assez gratuitement, d’aucuns ont supposé que les “contacts hindous” de Guénon s’interrompirent après la parution du Roi du monde (1927), ouvrage dans lequel il en aurait “trop dit” sur l’Agarttha. Rien ne permet de l’affirmer. Il est évident que les jugements sévères (et parfois légèrement excessifs, nous y reviendrons) que Guénon porta sur telle ou telle personnalité hindoue alors à la mode — et relevant plutôt du “néo-hindouisme” que de l’hindouisme orthodoxe — lui attirèrent quelques rancœurs tenaces, non éteintes encore aujourd’hui, dans ce milieu qui n’est ni vraiment d’Orient ni vraiment d’Occident. Mais, à ces acidités résiduelles, on peut préférer d’autres témoignages autrement convaincants, par ex. celui de Roger du Pasquier : « Ce n’est qu’en 1949, lors d’un séjour à Bénarès, que j’ai fait connaissance de l’œuvre de René Guénon. Sa lecture m’avait été recommandée par Alain Daniélou, lequel avait soumis les ouvrages de Guénon à des pandits orthodoxes. Le verdict de ceux-ci fut net : de tous les Occidentaux qui se sont occupés des doctrines hindoues, seul Guénon, dirent-ils, en a vraiment compris le sens » [7].

    L’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, qui est en fait une introduction générale à tout le grand œuvre guénonien — la « charpente et comme la structure » de celui-ci selon Jean-Claude Frère [8], l’« indispensable prolégomène » selon Jean Robin [9] —, fut publiée en 1921 par l’éditeur Marcel Rivière et présentée en Sorbonne comme thèse de doctorat ès lettres. Sylvain Lévi, dont Guénon avait suivi les cours au Collège de France, régnait alors sur l’indianisme français [10]. Voici la conclusion du rapport mitigé qu’il fit de la thèse de Guénon au doyen Brunot : « En tout cas, il [Guénon] témoigne d’un effort personnel de pensée qui est respectable et que les philosophes apprécieront ; il apporte une conception curieuse des systèmes philosophiques de l’Inde, qui tout en choquant les indianistes peuvent les inviter à d’utiles réflexions. Enfin, la Faculté donnera une preuve manifeste de son libéralisme en acceptant cette critique violente de la ‘science officielle’ des philosophes comme des indianistes. Je crois donc devoir vous engager, Monsieur le Doyen, à accorder votre visa à la thèse de Monsieur Guénon » [11].

    Ledit Doyen ne fut point sensible à l’argument “libéral” puisqu’il refusa la thèse. Noële Maurice-Denis Boulet, qui rédigea un compte rendu de l’Introduction générale dans la Revue universelle du 15 juillet 1921 (compte rendu élogieux à l’exception d’une phrase finale un tantinet perfide due à Maritain [12]), devait plus tard attribuer ce refus au fait que « la méthode d’exposition de René Guénon n’avait rien de la méthode historique et critique universitaire », ce qui tombe sous le sens. Ce fut là, en tout cas, le point de départ ou peut-être la cristallisation du long “désamour” entre René Guénon et l’Université française. Il faut constater que, sournoise ou virulente, allant de la conspiration du silence au dénigrement systématique (Louis Renou en fut un spécialiste), l’hostilité des indianistes hexagonaux envers Guénon n’a jamais vraiment cessé. Si quelques-uns aujourd’hui admettent son apport constructif, c’est généralement en privé ou du bout des lèvres, comme si un hommage public (voire une simple mention bibliographique) risquait de compromettre leur carrière [13]. En 1921, ce n’était sans doute pas cette crainte qui prévalait. Tout simplement les idées de Guénon étaient trop nouvelles — en dépit ou à cause de leur référence à une Tradition immémoriale — pour être entendues de ces bons docteurs nourris aux mamelles du scientisme et du positivisme, ces orientalistes “officiels” qui, en réalité, pour leur mode de pensée, ne différaient guère de leurs collègues latinistes ou hellénistes. Qu’ils fussent chrétiens, athées ou agnostiques, ils ne pouvaient penser l’hindouisme qu’en termes de religion ou de philosophie occidentales et, au nom de l’« objectivité scientifique » (grande vache sacrée de l’alma mater), étouffaient en eux-mêmes toute sensibilité spirituelle qui eût pu les rendre réceptifs à l’interprétation guénonienne. Lui parlait “du dedans”, eux “du dehors”. Et le fait que cet indianiste non patenté s’exprimât en un langage clair, précis, “classique” sans effets littéraires, “cartésien” (un « Descartes de l’ésotérisme », dira-t-on plus tard avec un brin de malice) et s’appuyât sur une érudition discrète mais évidente n’arrangeait rien, bien au contraire, rendant l’adversaire encore plus insaisissable. Comme il eût été plus facile de le classer définitivement parmi ces “néo-spiritualistes” et ces “théosophistes”, ces plumeurs de chimères et ces marchands d’exotisme frelaté dont il ne cessait, et avec beaucoup plus de détermination que les orientalistes eux-mêmes, de dénoncer les impostures !

    Quand on relit l’Introduction avec le recul de 80 ans, elle fait vraiment — sous son allure correcte, un peu guindée, un peu “premier de la classe” — l’effet d’une bombe, et peut-être davantage dans ses deux premières parties qui opposent, de façon générale, les modes de la pensée orientale et les modes de la pensée occidentale (ou, en filigrane, les modes de la pensée traditionnelle et de la pensée moderne) que dans ses deux dernières qui traitent directement des doctrines hindoues et de leurs fausses interprétations. Toutes ces définitions coupantes, ces grandes distinctions guénoniennes entre tradition et religion, pensée métaphysique et pensée théologique ou philosophique ou scientifique, ésotérisme et exotérisme, non-dualisme et monisme, création et manifestation, etc., sont maintenant familières aux lecteurs de cette revue — on veut l’espérer ! — mais, à l’époque, elles dérangeaient passablement les idées reçues et le ronronnement intellectuel ambiant. La première qualité qui éclatait dans ces pages, c’est ce génie de la “discrimination”, au sens védantique du terme, cette lucidité suraiguë — qu’aucun auteur du siècle dernier n’a poussée à ce degré —, cet art de discerner, de démêler le vrai du faux et parfois de trancher l’erreur d’un coup d’épée vigoureux, sans souci de la peine ou du plaisir que l’on causera à l’un ou à l’autre. Un brâhmane oui, mais un brâhmane militant (comme son maître Shankara ou comme, dans la Chrétienté, saint Bernard), affable et délicat dans la vie privée mais pugnace et inflexible quand il s’agissait de défendre la vérité.

    Venons-en aux doctrines hindoues proprement dites. Si l’Introduction générale reste le meilleur livre en langue française que l’on puisse, aujourd’hui encore, recommander à une personne qui voudrait commencer à étudier l’hindouisme — hors de toute ambition universitaire, bien sûr —, on ne saurait cependant s’en contenter absolument ni lui vouer une admiration béate [14]. Le dédain de la “méthode historique” se retourne ici un peu contre l’auteur, empêchant toute perspective et donnant de la tradition hindoue une image trop monolithique et trop statique. Ce n’eût pas été céder au “progressisme” haï que de relever qu’à certaines époques il a pu y avoir passage d’un ritualisme prédominant (voire dominateur) à des formes plus spéculatives puis plus dévotionnelles, cette évolution n’excluant pas que les trois tendances aient pu toujours, plus ou moins, coexister en Inde et jusqu’à nos jours, où pourtant la bhakti l’emporte indiscutablement. Ce n’eût pas été non plus attenter à la hiérarchie traditionnelle que de reconnaître que tous les maîtres spirituels de l’Inde ne furent pas des brâhmanes, que, même sur ce plan intellectuel cher à Guénon, les kshatriyas n’eurent pas toujours un rôle subversif mais au contraire positif (ne les voit-on pas, dans certaines “joutes” upanishadiques, triompher doctrinalement des représentants de la caste sacerdotale ?), ou encore que, dans les temps “vêdiques”, les femmes paraissent bien avoir eu accès à l’enseignement sacré. Justifiant avec raison l’institution des castes, sans laquelle il n’y aurait plus d’hindouisme du tout, Guénon omet tout de même de signaler combien ce système est dégénéré et sert de prétexte à toutes sortes d’abus et d’oppressions (sans compter qu’il laisse en dehors de lui des dizaines de millions d’« intouchables »). Lui, si sagace sur les autres traditions [15], “idéalise” parfois légèrement l’Inde, par exemple lorsqu’il nous dit que « le point de vue moral n’y existe point » : comment expliquer alors que le moralisme soit devenu tellement envahissant dans l’Inde moderne si rien, dans la mentalité indienne, n’avait été prêt à l’accueillir ? Et n’est-ce pas encore embellir un peu cette même mentalité que d’affirmer que les darshanas — dont la coordination au demeurant ne semble pas très ancienne —, les six « points de vue » orthodoxes « ne sauraient naturellement entrer en conflit ou en contradiction » ? Les traités spéculatifs hindous — y compris ceux du non-dualiste Shankara — sont remplis de controverses et de polémiques, parfois âcres et pointilleuses, sans parler des rivalités féroces qui peuvent exister entre certains ordres ascétiques.

    Au fond tout se ramène à ceci : pour Guénon, n’est vrai que ce qui est orthodoxe et n’est orthodoxe que ce qui est strictement conforme au Vêda. C’est laisser penser d’abord que le Vêda ne contient aucune contradiction, ensuite que tous les brâhmanes l’interprètent de la même manière, enfin qu’il existerait des critères unanimement acceptés de l’orthodoxie ; mais, plus fâcheux peut-être, c’est méconnaître qu’il y a toujours eu en Inde — ou en tout cas depuis des temps fort lointains — deux traditions, parfaitement légitimes, que l’on peut considérer tantôt comme concurrentes, tantôt comme complémentaires ou encore “superposées” : la tradition vêdique — la seule que reconnaît Guénon où à laquelle il voudrait rattacher et subordonner l’autre — et la tradition qu’on pourrait appeler “âgamique” (ce qui n’est pas absolument synonyme de « tantrique »). Cette distinction n’est ni ethnique (“Aryens” contre “Dravidiens”) ni sociale (brâhmanes contre kshatriyas ou d’autres castes) ; elle est spirituelle et initiatique [16]. Les shivaïtes non dualistes du Cachemire, par ex., qui relèvent de la tradition âgamique, tiennent leurs textes sacrés comme révélés par Shiva lui-même à la Déesse (Shakti) ; cette nouvelle révélation [17] ne s’oppose pas au Vêda, ne le combat pas mais le rend en quelque sorte caduc ; elle s’adresse, quant à elle, à tous les hommes sans restriction de race, de caste, de sexe, de croyance ou de mode de vie, et cela dans une perspective eschatologique plus ou moins marquée ; elle possède ses propres rites et ses propres modes d’initiation, ce qui n’implique nullement qu’elle soit en dehors de “l’hindouité” et ne puisse emprunter à la tradition vêdique tel ou tel élément (la réciproque étant possible). À la fois ouverte et “secrète” (rahasya) — ouverte socialement et secrète pour des raisons techniques —, elle n’en est pas moins, en tout cas, “orthodoxe” et il ne viendrait jamais à l’esprit d’un brâhmane intelligent — tous ne le sont pas — de traiter d’“hétérodoxe” le maître incontesté de cette école Trika, Abhinavagupta, qui était d’ailleurs aussi un brâhmane très respecté et dont le génie métaphysique n’a rien à envier à celui de Shankara. Mais Guénon ne semble jamais avoir entendu parler du Trika ou, du moins, n’y fait point allusion dans ses livres. Il a par contre, et il faut lui en rendre hommage, écrit des pages très pénétrantes sur le tantrisme, dont les orientalistes de son temps — à l’exception de John Woodroffe (Arthur Avalon) — avaient une vue complètement déformée : ses exposés sur le Kundalinî-yoga, Tantrisme et magie [18] restent des modèles de perspicacité et de justesse en un domaine où n’importe qui, plus que jamais, dit n’importe quoi. Néanmoins, gardant toujours son point de vue de « brâhmane vêdique » — l’expression lui eût paru pléonastique alors qu’elle ne l’est pas absolument —, il s’en tient à une conception quelque peu “légaliste” du tantrisme comme un « cinquième Vêda » et n’aperçoit peut-être pas avec une audace suffisante son caractère universaliste ni les possibilités qu’il pourrait offrir aux hommes des « derniers temps ». Car enfin, si les mots ont un sens, le fait de s’adresser à tous les individus, « sans restriction de race, de caste, de sexe ou de croyance », n’indique-t-il pas avec clarté que cette nouvelle révélation (ou cette nouvelle adaptation du Vêda si l’on préfère) a vocation de dépasser les cadres de l’hindouisme ? C’est d’ailleurs ce qu’elle a fait avec le bouddhisme tibétain (dont on voit aujourd’hui, par les malheurs des temps, l’étonnante expansion, même si ses aspects tantriques, hors d’Asie, n’apparaissent que d’une façon assez floue). Elle a également touché l’islam, quoique de manière, on s’en doutera, plus discrète (Bauls musulmans du Bengale, soufis du Cachemire) et rencontré le taoïsme en Chine. Avec le christianisme la “greffe” paraît exclue, du moins tant que cette religion ne se sera pas “réconciliée” avec son propre ésotérisme [19]. Mais l’esprit tantrique reste “disponible” pour tous, n’importe l’appartenance ethnique ou religieuse, tout simplement parce que notre époque entière est sous le signe de “l’Énergie”, — Énergie mal maîtrisée à l’évidence et de plus en plus menaçante et autonome, “Science sans conscience”, Kâlî déchaînée. Parce que, en dépit d’un certain côté « guerrier » de sa nature, Guénon n’avait pas vraiment un “tempérament tantrique”, il n’envisageait pas que le “remède” pût se trouver là même où était le “poison” et que, pour redresser un monde déchu, il fût parfois nécessaire de descendre à son niveau, pénétrer dans le camp de l’adversaire pour mieux le détruire ou encore “pousser à la Roue”.

    La dernière partie de l’Introduction générale est consacrée aux « interprétations occidentales » de la tradition hindoue, et bien évidemment pour en dénoncer l’inanité et la fausseté. Nous ne reviendrons pas sur les orientalistes “officiels”, sauf à rappeler que la « myopie intellectuelle » qu’il diagnostiquait chez eux n’est pas tout à fait guérie. En ce qui concerne les théosophistes, le danger paraît plus écarté, encore que les élucubrations de Madame Blavatsky ou d’Alice Bailey occupent toujours de pleins rayons de librairies. À ce propos, Guénon stigmatise, comme il le fera si souvent par la suite (en la distinguant soigneusement de la transmigration et de la métempsycose), la croyance en la réincarnation. On ne peut que lui donner raison si l’on songe que celle-ci a encore gagné du terrain depuis 1921, est devenue un véritable dogme dans quantité d’écoles spiritualistes et fait quasiment partie désormais du bagage culturel de l’Occidental moyen (avec les « chakras » et le Tantra de supermarché), générant toute une littérature aussi poisseuse qu’indigeste. Pourtant, quitte à froisser certains admirateurs inconditionnels de Guénon pour lesquels l’anti-réincarnationnisme est devenu à son tour une sorte de « dogme », il faut ici un peu déchanter : c’est prendre son désir pour une réalité que d’affirmer que « tous les Orientaux, sauf peut-être quelques ignorants plus ou moins occidentalisés dont l’opinion est sans aucune valeur, sont unanimement opposés » au réincarnationnisme. En ce cas il faudrait considérer comme « ignorants » bien des brâhmanes et bien des maîtres spirituels de l’Inde, nés avant que les Occidentaux ne soient arrivés dans leur pays. Qu’on le déplore ou non, la croyance en la réincarnation, entendue au sens le plus littéral (retour dans un corps humain, animal ou végétal), n’est pas simplement le fait de basses castes, elle est répandue dans toutes les couches de la population hindouiste (et partagée par les jaïns, les bouddhistes, les Sikhs). Est-ce à dire que Guénon se serait magistralement trompé et que sa doctrine des « états multiples de l’Être » comporterait une fissure ? À Shiva ne plaise. Mais tout Hindou n’est pas si « naturellement métaphysicien » que Guénon l’a voulu. S’il a l’esprit ouvert, on pourra très bien lui « démontrer », selon le terme guénonien ici par trop mathématique, que la réincarnation « est une absurdité métaphysique, car admettre qu’un être peut passer plusieurs fois par le même état revient à supposer une limitation de la Possibilité universelle, c’est-à-dire à nier l’Infini, et cette négation est, en elle-même, contradictoire au suprême degré ». Une logique aussi éblouissante — étayée par de brillantes considérations de géométrie sacrée — ne manquera pas de frapper son intelligence mais, paradoxalement, il n’est pas sûr qu’elle le convainque jusqu’au fond. Par « instinct métaphysique » justement, et par le fait d’une imagination très développée (cette faculté dont Guénon avouait être dépourvu), il se peut qu’il n’exclue pas la possibilité d’encore “autre chose”, ou de “quelque chose de plus”, au-delà de la logique (la « Possibilité universelle » admettant même la répétition ou l’ « auto-limitation »). Et, s’il a le respect des Écritures (les Lois de Manu pour ne citer qu’elles), comment lui faire croire que toutes les allusions à la réincarnation dont elles regorgent ne devraient être entendues que “symboliquement” ? Pourquoi ces symboles ? s’étonnera-t-il, et pourquoi les anciens maîtres n’auraient-ils pas dit la vérité telle qu’elle est — surtout une vérité dont on ne voit pas bien en quoi elle serait dangereuse —, évitant ainsi à leurs descendants de tomber dans une interprétation littéraliste, avec toutes les illusions et les grossières confusions qu’elle entraîne [20] ?

    Après les théosophistes — qui n’auront jamais d’antagoniste plus déclaré que lui — Guénon s’en prend sans ménagement aux propagateurs d’un « Vêdânta occidentalisé » (pour la plupart, soit dit en passant, natifs du Bengale). En commentant la fondation par Râm Mohun Roy (1772-1833) — celui qu’on a appelé « le père de l’Inde moderne » — du Brahmo Samaj ou « Église hindoue réformée », il note que « ce fut, en fait, la première tentative pour faire du Brâhmanisme une religion au sens occidental de ce mot ». Or, bien que, depuis cette époque, beaucoup d’eau ait coulé entre les rives du Gange, on constate que cette volonté de transformer l’hindouisme en « religion » (et en religion militante) persiste, quoique sous des formes modifiées, dans l’Inde d’aujourd’hui. Au temps du Raj britannique, il s’agissait de réaliser une improbable synthèse entre la philosophie des lumières, un certain protestantisme moralisant et le brahman impersonnel du Vêdânta, et un tel syncrétisme, nébuleux et hostile à la caste brahmanique, faisait plutôt le jeu du colonisateur. De nos jours, c’est sur fond de xénophobie et de nationalisme exacerbé que se poursuit le projet d’imposer une « religion hindoue » capable, non seulement de concurrencer, mais d’évincer l’islamisme et le christianisme, religions étrangères. Néanmoins l’esprit antitraditionnel [21], d’un point de vue guénonien, est le même et bien naïfs ceux qui confondraient le Sanâtana Dharma authentique avec ce traditionalisme crispé ou ce faux « retour à la Tradition » qu’ont incarné successivement, et avec différentes contorsions, l’Arya Samaj, la Hindu Mahasabhâ, le RSS ou d’autres mouvements politiques plus récents [22].

    Autre Hindou occidentalisé dont Guénon supportait mal la tendance au prosélytisme et à la vulgarisation : Vivekânanda (1863-1902), « disciple de l’illustre Râmakrishna mais infidèle à ses enseignements » : c’est là un verdict assez grave si l’on se remémore le lien spirituel tout à fait privilégié qui a uni ces deux yogis. Guénon dira mieux un autre jour [23] : « Vivekânanda aurait pu être un homme fort remarquable s’il avait rempli une fonction convenant à sa nature de Kshatriya, mais le rôle intellectuel et spirituel d’un Brâhmane n’était certes pas fait pour lui ». Néanmoins, n’est-ce pas encore réduire un peu trop le personnage ? Au-delà de ses conférences et de ses écrits qui se ressentent du style humanitaire et progressiste de l’époque, Vivekânanda était un être de feu, doué d’un charisme extraordinaire. Et puisque Guénon convenait que le tempérament “kshatriya” prédominait chez les Occidentaux, un tel maître ne leur était-il pas parfaitement approprié ?

    Sur ses contemporains hindous les plus célèbres, Guénon s’est cependant peu trompé. D’emblée, il a perçu l’authenticité de Ramana Maharshi. Il a estimé Tilak (1856-1920) qui partageait avec lui la certitude d’une origine « arctique » du Vêda et faisait de la Bhagavad-Gîtâ une lecture nettement plus “virile” que Gandhi. La pensée de Krishnamurti, même après que celui-ci se fut dégagé, non sans courage, de la Société théosophique, ne pouvait le séduire (et pas davantage s’il l’eût connue dans ses derniers développements) : d’abord parce que, dans son désir farouche de repartir en quête de la vérité, elle répudie violemment toutes les traditions, jetant pour ainsi dire “le bébé avec l’eau du bain” ; ensuite parce que, comme il n’y a rien de nouveau sous le soleil, ce qu’elle retrouve de la tradition, et comme malgré elle, est plus bouddhiste qu’hindou, allant dans un sens déstructurant et dissolvant peu sympathique à Guénon ; enfin parce qu’elle est fortement psychologique, à tel point qu’on peut se demander si Krishnamurti n’appartient pas davantage à l’histoire de la psychologie qu’à celle de la spiritualité. Or Guénon abhorrait tout « psychologisme » appliqué au domaine métaphysique ou symbolique [24].

    Pour ce qui est d’Aurobindo, l’appréciation de Guénon fut assez mouvante, très favorable au début, plus réticente à la fin (et sans doute fût-elle devenue franchement réprobatrice après la mort du maître, à l’endroit de la “Mère” et de ceux qui prétendaient prolonger son enseignement). “L’évolutionnisme” d’Aurobindo, pour être plus lumineux que celui de Nietzsche et plus intelligent que celui de Teilhard de Chardin, n’en était pas moins difficilement conciliable, pour Guénon, avec la doctrine authentique des cycles cosmiques. Enfin la terminologie lourde et filandreuse que le sage de Pondichéry crut bon de réinventer pour exposer des conceptions souvent traditionnelles ne pouvait que gêner Guénon, si rigoureux et si net quant à lui dans son vocabulaire. Au fond Aurobindo n’aurait-il pas été le premier Indien à créer un « système philosophique », ce que n’étaient point les darshanas avant lui ? Cette marque d’individualisme expliquerait l’attrait qu’il exerce sur les intellectuels occidentaux, outre l’aspect “progressiste” auxquels ils sont généralement sensibles. Mais, d’un autre côté, on observera que, depuis la mort d’Aurobindo (qui se produisit la même année que celle de Ramana Maharshi, dernier grand sage traditionnel de l’Inde [25]), aucun effort spéculatif d’envergure n’est apparu dans ce pays. Et cet “essoufflement” spirituel, sur lequel nous reviendrons, ne laisse pas d’inquiéter.

    Le deuxième livre que Guénon a consacré à l’Inde, l’Homme et son devenir selon le Vêdânta (1925), est également son premier grand exposé métaphysique, le premier “vol de l’aigle” dans un domaine où, au XXe siècle, il n’aura jamais de véritable rival [26]. Certes il suit presque exclusivement le point de vue d’une seule des cinq écoles védantiques : celle, shivaïte, de Shankara ; et il ne prétend pas traiter toutes les questions qu’a pu se poser cette école adwaita (sur le thème de la “réalisation”, notamment, il reste comme toujours très retenu). C’est sous un angle bien défini — l’étude de la nature et de la constitution de l’être humain et son évolution posthume — que Guénon aborde l’enseignement « non dualiste », mais en réalité il élargit constamment son sujet, traverse d’autres darshanas (Sânkhya, Yoga), relie avec un doigté incomparable toutes les traditions et nous offre l’exposé le plus complet, le plus profond et, disons le mot, le plus « inspiré » de la doctrine de “l’Identité suprême” publié jusqu’alors en Occident. L’analyse détaillée de cet ouvrage est ici impossible et l’on ne peut mieux faire que de renvoyer chacun à sa lecture (ou à sa relecture) directe [27]. On ne saurait trouver de nourriture plus substantielle pour l’intelligence ni d’antidote plus puissant contre la paresse d’esprit. Le « déroulement » de la pensée guénonienne, majestueux et minutieux à la fois, avec ses longues phrases balancées, droites dans l’intention et sinueuses dans le parcours [28], avec ses parenthèses riches de sens, ses notes qui sont comme autant d’“écrins” pleins de joyaux en bas de page — formant presque un “second livre” encore plus ésotérique —, cette parole qui prend tout son temps mais ne se laisse jamais distraire exige aussi du lecteur une attention sans faille, capable d’arrêts, de retours, d’interrogations et de silence (la « part de l’inexprimable », disait-il), attention ferme et souple, totalement à rebours de notre époque avide et dispersée ; elle est, dans son essence comme dans sa forme, “initiatique” (“écouter” le maître puis “méditer” ce qu’il a dit sont d’ailleurs les deux premiers paliers de l’apprentissage védantique). Aussi, aux austères chefs-d’œuvre métaphysiques de Guénon (L’Homme et son devenir, Le Symbolisme de la Croix, Les États multiples de l’Être), beaucoup préfèrent-ils sa veine plus “polémique” et “prophétique”, qui stimule davantage le “mental” et moins “l’intellect”.

    Approchant du terme de cette étude, peut-on risquer un jugement d’ensemble, non pas sur toute l’œuvre de Guénon — ce qui excéderait nettement nos forces et poserait au demeurant bien des problèmes, tant cette œuvre, prétendue impersonnelle et détachée, continue de provoquer passions et tensions —, mais sur sa contribution particulière à la connaissance des doctrines hindoues ? On ne soulignera jamais assez combien cet apport fut novateur et, en un sens bien éloigné de celui qu’on donne habituellement à ce mot, “révolutionnaire” : en ce domaine comme en bien d’autres — mais d’une manière qu’il a voulue lui-même plus centrale et plus primordiale — il y a vraiment un avant et un après-Guénon. Toute une certaine façon d’interpréter le Vêdânta à travers des catégories philosophiques occidentales — panthéisme, idéalisme, monisme spiritualiste, etc. — semble aujourd’hui obsolète, du moins à ceux qui ont des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. Toute une certaine rhétorique hindouisante — qui va des attendrissements de Schopenhauer aux trémolos délirants d’André Malraux en passant par l’ascétisme théâtral de Lanza del Vasto et les sucreries de Romain Rolland — paraît désormais insupportable à qui a goûté un pain plus amer mais plus substantiel. Grâce à Guénon les masques tombent et les marionnettes ont les fils coupés. On sait que la “Délivrance” métaphysique est beaucoup plus que le “salut” religieux. On sait — et qui l’avait montré avant lui, nous disons bien montré et pas seulement rêvé ou pressenti ? — que la doctrine hindoue de la non-dualité trouve des équivalents exacts dans le taoïsme, dans la kabbale, dans le soufisme et peut-être dans certains courants ésotériques chrétiens ; que l’on croie ou non à une “Tradition primordiale” (et c’est là une pierre d’achoppement pour beaucoup), les ressemblances sont trop éclatantes, trop troublantes pour que l’on se contente des sempiternelles explications par les « influences » historiques ou un vague “fonds commun” de l’humanité. Enfin, et toujours grâce à Guénon (on serait tenté de dire au seul Guénon), on dispose d’une connaissance suffisante des cycles cosmiques — même si l’on ne connaît pas “le jour et l’heure” — pour se repérer dans un monde en décomposition accélérée.

    Reste cependant le recul nécessaire à qui sait bien admirer [29]. Guénon a dit l’essentiel mais il n’a pas tout dit (personne, sur l’hindouisme, n’en serait capable). On a signalé quelques menues lacunes, simplifications, exagérations, on a soulevé quelques objections, ne doutant d’ailleurs pas que, s’il était toujours vivant, il trouverait le moyen de les balayer. Deux points demeurent plus problématiques, l’un qui concerne frontalement l’hindouisme, l’autre qui le concerne aussi mais de manière plus indirecte et dérivée.

    En premier lieu donc, comment ne pas constater que Guénon a, sinon ignoré, du moins déprécié à l’excès une composante majeure de la tradition hindoue : la bhakti ? Il y a vu, avant tout, une voie “sentimentale”. Sentimentale elle l’est, et elle peut même aller, dans l’Inde actuelle, jusqu’à une mièvrerie proprement écœurante ! Mais elle peut aussi être chose, autre chose même qu’une “voie pour kshatriyas” puisque nombre de brâhmanes la pratiquent et que nombre de spirituels hindous, parmi les plus grands, l’ont recommandée à leurs disciples. En réalité, pour qui ne “sait” pas encore, la bhakti s’avère un moyen particulièrement rapide et efficace de connaissance ; et pour qui “sait” déjà, pour qui a compris la théorie, elle devient un accomplissement naturel, un prolongement spontané. On se demande donc si, en ce domaine précis, la réticence de Guénon ne vient pas d’une compréhension insuffisante, tout autant que d’un manque évident d’affinité. Mais n’a-t-il pas éprouvé la même difficulté vis-à-vis du mysticisme chrétien, auquel il reprochait, encore davantage, sa “sentimentalité” et sa “passivité” ? Ce qui est manifeste de beaucoup de mystiques “mineurs” mais non des plus grands, Maître Eckhart, Tauler, Ruysbroeck ou saint Jean de la Croix, sans parler des maîtres hésychastes qui disposaient d’une méthode proprement initiatique [30]. Dans la bhakti — cette participation unifiante à l’Être divin — il existe également bien des degrés et Guénon n’a peut-être pas perçu à quel point, en Inde, les voies spirituelles communiquent et se mêlent constamment et librement : c’est ainsi que Shankara et Abhinavagupta ont pu composer à la fois des traités de pure gnose, des hymnes dévotionnels et même — bien que la chose soit moins connue pour le premier que pour le second — des écrits tantriques. Être, connaître, aimer et pouvoir ne font qu’un pour un homme vraiment “réalisé”. Absorbé par la recherche de la « source », Guénon pouvait-il voir dans toute son ampleur la nature “océanique”, tumultueuse et “joueuse” de l’hindouisme ?

    Autre domaine où le discernement de Guénon n’apparaît pas parfait : le bouddhisme. Pendant longtemps, reflétant en cela les opinions du brâhmanisme le plus rigide [31], il n’a voulu voir dans la doctrine de Shâkyamuni, qu’une « hétérodoxie » sans intérêt métaphysique, « diamétralement opposée à la mentalité hindoue », moralisante et « sentimentale », le simple produit d’une « révolte des Kshatriyas contre les Brâhmanes » [32], allant jusqu’à établir un parallèle entre la situation du bouddhisme par rapport à l’hindouisme et celle du protestantisme par rapport au catholicisme [33], sans d’ailleurs vraiment se demander ce qui, dans l’un et l’autre cas, au-delà de la simple explication temporelle, avait pu provoquer (et qui sait en partie justifier ?) une telle “révolte”. Plus tard, on le sait, sous l’influence notamment d’Ananda Coomaraswamy, son jugement évolua dans un sens plus favorable et il eut l’honnêteté intellectuelle de rectifier ses premières erreurs. Nonobstant, sa relation au bouddhisme demeura toujours assez froide (et même franchement « glaciale » vis-à-vis du Hînâyâna). Pour autant qu’il l’ait connu, le lamaïsme tibétain lui a inspiré des lignes pleines de finesse et de respect. Mais il ne semble pas avoir perçu le génie métaphysique de Nâgârjuna et il n’a pratiquement rien dit du ch’an chinois ni du zen japonais, voies anti-sentimentalistes s’il en est mais aussi, d’un autre côté, trop anti-intellectualistes pour son tempérament. On dirait que, de façon générale, il n’a pu penser le bouddhisme que par rapport à l’hindouisme [34], soit en le regardant avec sévérité comme une « déviation », soit en le relégitimant, en le ramenant en quelque sorte doctrinalement dans le giron de la tradition mère (ce qui fut aussi l’effort, magnifique mais discutable, de Coomaraswamy). Lorsqu’il nous dit que le bouddhisme a été « réellement destiné à des peuples non indiens », que ce fut là, dès l’origine, sa véritable raison d’être (en somme, pour parler familièrement, une espèce d’hindouisme “au rabais”, conçu pour l’exportation), lorsqu’il lui dénie toute « originalité » métaphysique, — sans doute, de son point de vue de brâhmane, croit-il lui faire un cadeau, mais en même temps n’est-ce pas là passer à côté de l’essentiel, comme si l’on voulait sauver du christianisme ce qui est acceptable pour les juifs ? Et, plus profondément, cet attachement imperturbable à “l’orthodoxie” ne l’a-t-elle pas amené par moments à méconnaître la spiritualité toute pure, le fait spirituel lui-même, dans son jaillissement vif et spontané ? À oublier que l’Esprit souffle où Il veut, quand Il veut et comme Il veut, et qu’à la limite peu importe qu’une tradition soit « orthodoxe » ou non si elle est capable de produire des saints, des sages et des éveillés [35].

    Peut-être ces dernières réflexions paraîtront-elles encore trop “sentimentales”, et par surcroît sacrilèges, à ces guénoniens « passifs et pétrifiés » dont parlait Jean Tourniac ou à tous ceux qui voudraient que la jungle hindoue ressemblât à un jardin à la française. Pourtant elles viennent d’un homme qui n’est ni un bouddhiste déguisé ni un bhakta enflammé ni encore moins un disciple masqué de Luther ou de Calvin ; un homme qui doit tout à Guénon, — sauf les moyens “pratiques” pour parvenir au but que Guénon a fixé. Ayant “choisi” l’hindouisme (mais ne parlant au nom d’aucune école particulière), je reste cependant songeur devant cet Hindou « naturellement métaphysicien », métaphysicien « en quelque sorte par définition » auquel Guénon se réfère avec tant de certitude. Cet « Hindou » archétypal, intemporel en somme, je ne doute pas qu’il soit dans l’absolu, je doute seulement un peu qu’il existe encore. Celui qui existe, c’est “l’Indien”, homme ou femme plus préoccupé d’artha et de kâma que de dharma et de moksha [36], procédurier et ratiocineur, débordé parfois par le sentiment, et alors plus violemment encore que l’Occidental, capable de rêves fous, d’une plasticité psychique infinie, doué d’une imagination sans limites, être composite et multiple, tantôt incroyablement dogmatique et tortueux, tantôt merveilleusement généreux et limpide… Cet Indien-là, Guénon, réfractaire à toute approche historique ou sociologique, psychologique ou esthétique, ne s’y est pas intéressé, quoiqu’il existât déjà de son temps, et s’y intéresserait encore moins aujourd’hui — où il bouillonne et prolifère —, sinon pour le conjurer de ne pas tomber jusqu’au cou dans les pièges de l’Occident. Mais peut-être rêvait-il, hélas, lui si peu rêveur quoique inconscient poète, quand il prédisait que l’Inde serait l’ultime refuge de la spiritualité, qu’elle opposerait par son élite « une barrière infranchissable à l’envahissement de l’esprit occidental moderne », qu’elle conserverait intacte, « au milieu d’un monde agité par des changements incessants, la conscience du permanent, de l’immuable et de l’éternel [37] ». Combien d’Indiens aujourd’hui, plus fascinés par l’informatique que par la métaphysique et par le « règne de la quantité » que par l’« Un sans second », auraient besoin de lire René Guénon — le catholique de la Loire, le soufi du Caire — pour « redevenir hindous » !

    ► Pierre Feuga, Connaissance des Religions n°65/66, 2002.

    Notes :

    [1] La Vie simple de René Guénon, Éditions traditionnelles, 1958, p. 48.

    [2] Guénon récusait d’ailleurs ce terme de “conversion” en ce qui le concernait : « Je ne me suis jamais converti à quoi que ce soit ».

    [3] On peut y ajouter l’universalité des deux traditions et le fait qu’elles se “répondent” aux deux extrémités du cycle, au point qu’il n’est pas interdit d’imaginer que celui-ci se terminera par leur affrontement ou leur conjonction : « Il est intéressant de remarquer que la tradition hindoue et la tradition islamique sont les seules qui affirment explicitement la validité de toutes les autres traditions orthodoxes ; et, s’il en est ainsi, c’est parce que, étant la première et la dernière en date au cours du Manvantara, elles doivent intégrer également, quoique sous des modes différents, toutes ces formes diverses qui se sont produites dans l’intervalle afin de rendre possible le “retour aux origines” par lequel la fin du cycle devra rejoindre son commencement et qui, au point de départ d’un autre Manvantara, manifestera de nouveau à l’extérieur le véritable Sanâtana Dharma » (Études sur l’hindouisme, « Sanâtana Dharma », Éditions traditionnelles, 1970, p. 114).

    [4] Il ne semble pas qu’il y ait eu, dans le Paris de la Belle Époque, d’équivalent pour l’hindouisme de ce que furent, par ex., Pouvourville-Matgioi pour le taoïsme et Aguéli-Abdul Hâdi pour le soufisme : des Européens capables de transmettre un enseignement oriental, limité peut-être mais authentique, et une initiation régulière.

    [5] P.Chacornac, op. cit., p. 42.

    [6] P. 197 de René Guénon et l’actualité de la pensée traditionnelle, « Actes du colloque international de Cerisy-la-Salle : 13-20 juillet 1973 », Ed. du Baucens, 1977. Vreede ajoute ce commentaire fort pertinent qui devrait faire réfléchir ceux des guénoniens qui ont une conception trop ritualiste et figée de l’initiation : « Comme Guénon n’était jamais allé en Inde, il n’a pu constater sur place la multiplicité et la diversité des modes d’initiation aussi authentiques que celui qu’il avait connu lui-même : le mode d’initiation propre aux brâhmanes orthodoxes. C’est pour cela qu’il a tant insisté sur la nécessité pour le disciple d’être rattaché à une organisation traditionnelle. Plus tard, un jour que nous en reparlions, il reconnut de bonne grâce la valeur restreinte de son insistance sur ce point ». Il me semble également que le schéma guénonien de l’initiation, valable pour l’Occident et pour l’Islam, ne s’applique pas tout à fait à l’extraordinaire richesse du monde hindou.

    [7] P. Chacornac, op. cit., p. 74.

    [8] N° de Planète 1970 consacré à Guénon. On y trouve un article de Jean Filliozat, presque amusant d’incompréhension, qui nous dit que « les exposés de Guénon sont en général conformes à ceux de l’enseignement indianiste de son temps » (!), rattache Guénon aux “doctrinaires” et aux “occultistes” et lui refuse finalement le droit d’entrée dans l’histoire de l’indianisme mais non — merveilleuse générosité ! — dans celle de la philosophie…

    [9] René Guénon, Témoin de la Tradition, Guy Trédaniel, 1978, p. 74.

    [10] C’est le même Sylvain Lévi qui écrivait : « L’Inde a donné au problème de la vie et de la destinée une solution si particulière qu’elle se sépare du reste du monde. Impuissante à dépasser l’horizon de son pays natal, elle n’a jamais pu s’élever à une vision universelle de l’homme et de la vie humaine » (Cité par Henri Massis dans L’Occident et son destin). Cette vision réductrice et péjorative, surprenante à première vue, n’était pas rare chez les universitaires de l’époque, tant français qu’anglais et allemands : ils révéraient “l’indianisme” — leur spécialité et leur chasse gardée — mais, au fond d’eux-mêmes, détestaient l’Inde. Aujourd’hui personne n’oserait écrire de semblables énormités mais la tendance est au contraire à tout relativiser et à tout niveler, au nom d’un humanisme multiculturel.

    [11] Texte cité par Michel Vâlsan dans Études traditionnelles, sept.-oct. 1971. D’après d’autres auteurs (J.-P. Laurant, M.-F. James), c’est Sylvain Lévi qui aurait refusé lui-même l’approbation écrite pour enregistrer le sujet.

    [12] Voici cette “flèche du Parthe” néo-thomiste : « Si le pseudo-orientalisme théosophiste dont la propagande inonde actuellement l’Occident représente pour l’intelligence une menace de déliquescence et de corruption radicale, il faut bien avouer que le remède proposé par M. Guénon — c’est-à-dire, à parler franc, une rénovation hindouiste de l’antique Gnose, mère des hérésies — ne serait propre qu’à aggraver le mal ».

    [13] Un cas ambigu fut celui de Mircea Eliade (que l’on ne saurait d’ailleurs rattacher à l’indianisme français), dont l’œuvre doit beaucoup à Guénon — il sut, comme H. Corbin et G. Dumézil, diffuser certaines idées traditionnelles dans un langage et avec un appareil critique acceptables par les universitaires — mais qui n’eut jamais le courage de reconnaître sa dette intellectuelle. Il y aurait d’autre part bien des choses à dire sur la « récupération » diffuse de certains thèmes guénoniens par nombre d’auteurs, en les isolant de leur axe essentiel et en les détournant, avec plus ou moins d’adresse, pour leurs propres fins (pseudo-ésotériques, voire politiques). Guénon disait lui-même : « La meilleure façon de faire le silence sur une œuvre, c’est de la plagier ».

    [14] Trop de guénoniens s’estiment quittes avec la tradition hindoue lorsqu’ils ont lu les deux ou trois livres du maître sur le sujet. Ceux-ci sont indispensables mais on ne saurait s’y limiter, sous peine de méconnaître des pans entiers de l’hindouisme, comme nous le montrerons dans la suite de cet article. On constate aussi que, à de rares exceptions près, les guénoniens de la “première génération” ne se sont pas tournés vers l’Inde, paralysés sans doute par l’impossibilité ( ?) d’obtenir un rattachement initiatique.

    [15] Mais on peut aussi contester son appréciation des Chinois, « le peuple le plus profondément pacifique qui existe » (Orient et Occident, Guy Trédaniel, 1987, p. 1O3) et estimer que, de façon générale, il a surévalué la capacité de résistance de l’Orient traditionnel au modernisme occidental.

    [16] Sans se confondre pourtant avec la division occidentale entre “exotérisme” et “ésotérisme” car chacun des deux courants possède un aspect “public” et un aspect caché.

    [17] Nous savons que Guénon n’aimait pas ce terme, trop lié aux trois religions monothéistes pour s’appliquer adéquatement à la Shruti ; il préférait parler d’ « inspiration directe ». Toujours est-il que l’Agama tient son autorité de lui-même et non du Vêda, même si ce n’est pas l’opinion des brâhmanes “orthodoxes” (au sens guénonien) qui voudraient ranger Agamas et Tantras dans la Smriti.

    [18] Études sur l’hindouisme, chap. III et VII. Guénon dissipe la confusion fréquente entre tantrisme et magie ; reconnaissant celle-ci comme une science traditionnelle authentique, il lui refuse nonobstant toute qualité initiatique. Cependant comment a-t-il pu nier que la magie joue un rôle important dans le quatrième Vêda ?

    [19] On répondra que le hatha-yoga, discipline tantrique en son origine et en son essence, a déjà largement pénétré l’Occident mais en fait c’est un leurre, car personne ou presque ne l’enseigne dans cet esprit : soit on en fait une gymnastique raffinée, soit, quand on le spiritualise, c’est dans un vague sens “patañjalien”, en oubliant du reste que les Yoga-sûtras ne s’adressent pas à des “maîtres de maison” mais à des ascètes renonçants.

    [20] Les objections que nous prêtons à notre “Hindou à l’esprit ouvert” (aussi hypothétique et imaginaire, nous le reconnaissons, que le “Persan” de Montesquieu) peuvent paraître contredire l’appréciation très élogieuse portée sur Guénon par les pandits de Bénarès (voir note 7). Mais ceux-ci, que fréquenta Alain Daniélou, forment une élite très particulière. Il vaudrait aujourd’hui de leur poser une semblable question. Rappelons aussi la phrase de Ramana Maharshi : « La réincarnation existe aussi longtemps que l’ignorance existe ». C’est un thème fréquent de l’hindouisme qu’une chose peut être vraie à un certain niveau de la conscience et cesser de l’être à un niveau supérieur. René Allar a écrit assez justement : « Il y a réincarnation du point de vue empirique, transmigration du point de vue théologique et ni l’une ni l’autre du point de vue métaphysique ».

    [21] Quoique le nationalisme soit une doctrine antitraditionnelle, il faut cependant comprendre, si l’on se reporte au XIXe siècle et à la première moitié du XXe, qu’il était un mal nécessaire et un passage obligé, non seulement pour se libérer du joug anglais mais même pour réveiller les énergies spirituelles du sous-continent. Malheureusement, lorsqu’on utilise les idées de l’adversaire on en est toujours un peu contaminé.

    [22] Précisons toutefois, pour faire bonne mesure, que Gandhi n’est pas davantage, au même sens guénonien, un “homme de la Tradition”. D’une intellectualité réduite, ayant subi beaucoup d’influences occidentales (protestantisme, théosophisme, Tolstoï, Ruskin, Thoreau) ou extra-hindoues (puritanisme jaïn), il ne peut être considéré comme un vrai maître spirituel, malgré son incontestable force d’âme ; sa haine du sexe, la façon quasi “magique” dont il a utilisé le jeûne, et sa “non-violence” même qui a déchaîné tant de violence sont des signes au moins ambigus et peut-être inquiétants ; du moins une part de son psychisme était-elle profondément en phase avec la sensibilité populaire hindoue. Chez ses “successeurs” (Nehru et sa dynastie), plus rien de l’esprit traditionnel ne subsiste, sinon sur un mode purement rhétorique et tactique. Le laïcisme, le socialisme, l’humanisme peuvent en effet avoir leur utilité comme « contrepoids » au fanatisme intégriste, mais ils n’ont pas la moindre résonance avec le Sanâtana Dharma.

    [23] Études sur l’hindouisme, p. 159 (à propos du livre de Vivekânanda sur le Râja-yoga).

    [24] C’est la même aversion qui le fit se méprendre sur Jung. Partant du principe que toute la psychanalyse est diabolique et contre-initiatique, Guénon n’a pas vu que le rôle (providentiel ?) de Jung avait été, non pas de tirer l’homme encore plus bas, de l’ « enfoncer » encore plus que ne l’avait fait Freud, mais au contraire de limiter les dégâts, d’opérer un certain redressement en sauvant de la méthode ce qui méritait de l’être et en la débarrassant de ses opacités et de ses obsessions les plus vénéneuses. Qu’il n’ait pas été suivi ou bien compris est une autre affaire mais c’est son mérite d’avoir tenté — quoique trop timidement car il n’osait s’affranchir de son milieu — de réorienter le “psychique” vers le “spirituel”. Il est vrai que Guénon n’a pu connaître ses écrits les plus intéressants, ce “dernier Jung” alchimique et catholique.

    [25] Tous deux disparurent en 1950 et Guénon (dont on sait qu’il naquit l’année de la mort de Râmakrishna) les suivit de très près.- On ne peut nier la valeur de certains maîtres hindous plus récents (par ex. Shri Nisagardatta Maharaj ou W.L. Poonja) mais ils se situent, pour parler vite, dans la lignée “néo-védantine” de Ramana Maharshi, en y ajoutant une certaine tendance “psychologisante” (et même franchement “psychanalysante” chez un Swami Prajnanpad). Ces modernes gurus, comme beaucoup de lamas tibétains , répondent moins à un besoin doctrinal qu’à une angoisse existentielle, plus térébrante encore aujourd’hui qu’il y a cinquante ans, et il est frappant que même la méditation soit utilisée désormais dans un but thérapeutique, alors qu’on n’y accédait pas autrefois avant que le “mental” ne fût complètement purifié.

    [26] On ne veut pas diminuer ici l’apport de Frithjof Schuon, de Julius Evola ou de A.K. Coomaraswamy (qui fut peut-être le vrai “frère spirituel” de Guénon) mais, d’une part, tous lui doivent immensément et, d’autre part, aucun n’a eu un sens métaphysique aussi pur et une connaissance aussi vaste de la Science sacrée.

    [27] Les lecteurs curieux d’observer certaines modifications que Guénon a décidé d’introduire dans la réédition de 1947 (actuellement la seule disponible) par rapport à l’édition de 1925 se reporteront au livre très fouillé de Bruno Hapel, René Guénon et l’esprit de l’Inde (Guy Trédaniel, 1998). Cet auteur, qui poursuit un admirable travail documentaire sur des écrits peu connus de Guénon (cf. son dernier ouvrage René Guénon et le Roi du monde, même éditeur, 2001), déplore avec raison le manque consternant de soin avec lequel certains de ses ouvrages posthumes ont été publiés. Comment ne pas souscrire à la remarque qu’il exprime p. 147, note 26 : « On peut regretter de ne pas disposer d’une édition complète de l’œuvre de René Guénon proposant tous les textes avec leurs variantes qui sont riches d’enseignements. Le lecteur confronté à l’édition actuelle (malheureusement désordonnée) de cette œuvre devra se soucier de la chronologie qui en marque le déploiement cyclique » ?

    [28] Raymond Queneau comparait même Guénon à Proust ! Indépendamment du style, et avec la distance qui sépare un métaphysicien d’un romancier, les deux hommes ont en commun une certaine recherche de “l’origine” et de “l’éternel présent”.

    [29] Qualifier René Guénon (comme l’a fait, par une gratitude compréhensible, Michel Vâlsan) de « Boussole infaillible » et de « Cuirasse impénétrable » n’est peut-être pas la meilleure manière de servir sa mémoire. De telles expressions tendent à accentuer l’aspect défensif et fermé d’une œuvre qui est assez forte pour supporter la critique et qui, quand on la lit bien, est beaucoup plus ouverte et nuancée qu’on ne le dit.

    [30] La distinction guénonienne entre “voie mystique” et “voie initiatique” reste cependant valable mais souffre quelques exceptions ou admet des cas ambivalents. Elle ne peut se réduire de toute façon aux termes contraires de “passivité” et d’“activité”, car ces deux attitudes coexistent ou alternent dans toute vie spirituelle authentique (à une telle opposition la sagesse hindoue répondrait peut-être neti neti…). D’autre part, il n’est pas sûr que le mysticisme soit un phénomène purement occidental : le soufisme persan, le sikhisme, la bhakti hindouiste elle-même (tant shivaïte que vishnouite), tout en étant aussi des voies initiatiques, présentent des traits mystiques. Sur cette question de “l’antimysticisme” de Guénon, le récent livre de Xavier Accart, l’Ermite de Duqqi (Archè, Milano, 2001) apporte un éclairage assez nouveau, surtout dans le dernier chapitre intitulé « Feu et diamant » qui traite de la relation, sinon « conflictuelle » du moins difficile, entre Louis Massignon et René Guénon.

    [31] Dire que Shankara n’a attaqué que les formes dégénérées du bouddhisme et jamais le Bouddha lui-même est inexact. Malheureusement, il a accusé Shâkyamuni de s’être adonné au « délire » et d’avoir eu du « dédain pour les créatures », ce qui est un comble quand on connaît la compassion universelle de l’Éveillé. Cf. Maître Shankara, Discours sur le bouddhisme, traduction, présentation et notes par Prithwindra Mukherjee, Guy Trédaniel, 1985.

    [32] Dans la première édition de Autorité spirituelle et pouvoir temporel (1929), il emploie même l’expression « révolution anti-brâhmanique et anti-traditionnelle » (cité dans B. Hapel, René Guénon et l’esprit de l’Inde, p. 142). À ses yeux, le bouddhisme n’est pas seulement « révolutionnaire » mais « véritablement anarchique », de par sa négation absolue des castes (ibid., p. 139).

    [33] Dans cette même édition originale d’ASPT, Guénon consacre tout un passage (qu’il fera bien de supprimer dans la seconde édition de 1947) à ce “parallèle” entre deux doctrines « ayant le même caractère négatif et antitraditionnel ». « Le Protestantisme, écrit-il [nous respectons ses majuscules], fut surtout l’œuvre des princes et des souverains, qui l’utilisèrent à des fins politiques, et sans lesquels […] il n’aurait sans doute eu qu’une importance fort limitée ; il supprime le clergé, comme le Bouddhisme rejette l’autorité des Brâhmanes ; ses tendances individualistes, qui préparaient la voie aux conceptions démocratiques et égalitaires, représentent en cela l’équivalent de la négation des castes ; et il ne serait peut-être pas très difficile de trouver encore d’autres points de comparaison ». Et il ajoute en note : « Il y a lieu de noter cependant, sur un point important, une différence au moins apparente : le Protestantisme maintient l’autorité de la Bible, tandis que le Bouddhisme rejette celle du Vêda ; mais, en fait, il ruine cette autorité par le ‘libre examen’, de sorte que cette différence est beaucoup plus théorique qu’effective » (B. Hapel, ibid., pp. 144-145).

    [34] Ou par rapport au taoïsme quand il s’agit du bouddhisme chinois : le second, selon lui, aurait emprunté certaines de ses méthodes au premier, quand il ne lui aurait pas même servi de “couverture”. Cela n’est pas nécessairement faux mais revient encore à dévaloriser l’originalité du bouddhisme.

    [35] Peu importe aussi, lorsqu’on écoute la musique de Bach, de savoir qu’il était protestant et donc appartenait à une tradition “hétérodoxe”…

    [36] Cette opinion paraîtra bien pessimiste à tous ceux qu’émerveille le fait que certains pèlerinages hindous puissent encore rassembler des dizaines de millions de personnes. Mais cette ferveur incontestable et spectaculaire n’empêche pas le matérialisme pratique de “progresser” fortement en Inde et d’ailleurs on ne voit pas, étant donné le contexte historique et “cyclique”, comment il pourrait en aller autrement.

    [37] Études sur l’hindouisme, « L’Esprit de l’Inde », p. 23.

     

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