• MabireEn souvenir de Jean Mabire

    Pour autant que je m’en souvienne, j’ai dû lire Jean Mabire pour la première fois en 1972, dans un numéro spécial d’Historia, sans trop bien me souvenir si l’article était signé Henri Landemer ou de son nom propre. C’était la belle époque de nos adolescences, que je narre très superficiellement dans mon hommage à Yves Debay, camarade d’école, futur directeur des revues Raids et L’Assaut et bien entendu, fervent lecteur précoce, lui aussi, de Jean Mabire. Finalement, par le biais des premiers numéros d’éléments, au début des années 70, l’image de Jean Mabire, écrivain, se précise pour moi : non seulement, il est celui qui narre, avec simplicité et puissance, la geste des soldats de tous horizons mais il est aussi celui qui s’intéresse aux réalités charnelles et vernaculaires, au vécu des gens, disciple qu’il est, à ce niveau-là, d’Olier Mordrel, l’ancien directeur de la revue nationaliste bretonne Stur, pour qui l’engagement devait être dicté par les lois du vécu et non par des abstractions et des élucubrations intellectuelles. Mordrel et Mabire sont en ce sens nos “Péguy” païens, ceux qui nous demandent d’honorer les petites et honnêtes gens de chez nous, nos proches, nos prochains, et d’honorer aussi le brave soldat qui, avec l’humilité de sa condition, accomplit son devoir sans récriminer.

    C’est en 1981 d’ailleurs que je rencontre pour la première fois Jean Mabire, en chair et en os, lors de la présentation du livre d’Olier Mordrel, Le Mythe de l’Hexagone, à Paris, dans une salle au pied de la Tour Montparnasse. Quand Jean Mabire est entré et s’est tout de go dirigé vers la table où Mordrel signait ses livres, c’est un véritable bulldozer de joie de vivre, de ferveur, d’énergie qui a fait irruption dans cette salle surchauffée et enfumée. Nous nous sommes simplement salué sans entamer la moindre conversation. Il faudra attendre quelques années, je crois, pour que nous nous retrouvions face à face, au “Dauphin”, à Paris, avec Pierre Vial et pour que nous entamions une conversation plus approfondie sur des sujets divers, tournant tous bien sûr autour des deux thèmes de fond qui nous sont chers : l’enracinement et l’aventure. J’y reviens. Depuis ce déjeuner au “Dauphin”, Mabire m’adressera chacun de ses livres, assortis d’une gentille dédicace.

    Nous nous reverrons dans le Beaujolais, milieu des années 80, où le GRECE avait organisé une “Fête de la Communauté” et où Jean Mabire, ainsi que Robert Dun, tenaient des stands pour vendre et dédicacer leurs ouvrages. Guibert de Villenfagne de Sorinnes m’avait accompagné, avec son épouse et sa fille, et y a acheté le livre de Jean Mabire sur les Chasseurs alpins [Presses de la Cité, 1984] pour l’offrir à son père Jacques, un des organisateurs du régiment des Chasseurs ardennais, dès les années 20 avec le Colonel Chardome, puis combattant du front de la Lys pendant les “Dix-Huit” jours de mai 1940 et animateur du maquis de la Semois pendant la Deuxième Guerre mondiale.

    Quand Jean Mabire débarque à Bruxelles, fin des années 80, pour venir présenter ses ouvrages sur les “Bourguignons”, il me demande de lui servir de guide pour trouver la salle à Sterrebeek, qui doit le recevoir. Nous y apprenons la mort, sur l’autoroute Liège-Bruxelles, d’un ancien (très jeune) officier, venu chercher son exemplaire et sa dédicace particulière, lui, le défenseur des quais de Stettin à l’âge de 18 ans… J’avais connu son fils en 1983, qui lui ressemblait comme deux gouttes d’eau, à l’Hôpital militaire de Neder-over-Hembeek, affligé qu’il était d’une maladie infectieuse, émacié sur son lit mais gardant, héritage paternel, un regard de feu et la fibre énergique que nous aimons voir vibrer chez nos interlocuteurs. La transmission avait été faite, aussi par l’apport d’Alexis Curvers et de Marcel Decorte, mais la Parque, méchante, avait tranché le fil qui reliait le Lieutenant Régibeau, valeureux Liégeois, à la vie.

    Jean Mabire m’invite ensuite, près de dix ans plus tard, à l’Université d’été des “Oiseaux Migrateurs”, un mouvement de jeunesse qui lui tenait fort à cœur. Au programme de la journée que j’ai animée avec d’autres : le long processus d’unification de l’Hexagone à partir du bassin de la Seine et de l’axe Paris-Orléans, soit la distance la plus courte entre la Seine et la Loire. Belle leçon de géopolitique, sur le modèle d’un cours prodigué à l’École de guerre et évoqué, sous Weimar, par deux éminents géopolitologues allemands, aujourd’hui oubliés et pillés, Henning et Körholz ! Personnellement, je devais parler de l’époque de la christianisation de l’Europe, entre l’effondrement mérovingien, le renouveau pippinide et la renaissance carolingienne. Mais une fois de plus, ce furent nos longues conversations vespérales puis à la terrasse d’une taverne de village qui furent les plus passionnantes : sur la Normandie, sur la métapolitique, sur l’histoire en général et surtout, ces jours-là, sur l’œuvre de Marc Eemans, qui venait tout juste de décéder à Bruxelles. Mabire était fort ému : il avait appris le décès du peintre surréaliste, poète et historien de l’art quelques jours auparavant. Deux jours après l’annonce de cette triste nouvelle, Mabire avait reçu une dernière lettre du peintre, prouvant que celui-ci avait bien l’intention de demeurer actif, au-delà de ses 91 ans. Mabire avait déjà été victime de la maladie qui devait l’emporter un peu moins de huit ans plus tard : il avait gagné la première bataille. Il était heureux. Actif. Nous partagions le même dortoir, sur un matelas, à même le sol, comme en bivouac. Mabire était septuagénaire et ne craignait pas les nuits à la spartiate, sur une paillasse à même le carrelage. Je me suis promis de faire pareil, au moins jusqu’à 75 ans. Jusqu’ici, j’ai tenu ma promesse.

    Je reverrai ensuite Mabire près de Lille, où il était venu prononcer une conférence sur Drieu la Rochelle dans le cadre des activités de Terre & Peuple, magistralement gérées par le camarade Pierre Loubry à l’époque. Mais, la plus poignante de nos rencontres fut incontestablement la dernière, début décembre 2005. C’était dans le cadre du Cercle de Bruxelles de l’époque, qui se réunissait le plus souvent rue des Renards, près du “Vieux Marché” (cher à Hergé qui l’a croqué dans Le Secret de la Licorne). Les membres et animateurs du Cercle de Bruxelles — dont le regretté Ivan de Duve, mort en mars 2014 —  avaient décidé de dîner avec Jean Mabire dans un restaurant animé par la Comtesse de Broqueville, la Flûte enchantée, également situé dans les Marolles. Ce restaurant était un resto du cœur de haute tenue : on y jouait du Mozart, forcément, mais aussi les meilleurs morceaux de jazz, on y avait organisé une bibliothèque et les démunis pouvaient manger chaque jour à leur faim un repas complet, en trois suites, pour 3,50 €, servi par des garçons en veste blanche, avec boutons argentés et belles épaulettes. Ceux-ci étaient généralement des musiciens ou des chanteurs d’opéra venus d’Europe orientale ou de l’ex-URSS, qui logeaient aux étages supérieurs pour un loyer plus que modeste et, en échange, servaient en semaine les démunis du quartier. Les samedis et les dimanches, le restaurant était ouvert au public : on y servait le même repas qu’aux démunis mais on le facturait 20 €. Les bénéfices étaient affectés à la cuisine et permettaient, sans déficit, de nourrir les déclassés pendant une semaine. Le Cercle de Bruxelles avait décidé de participer avec Jean Mabire, à une conférence organisée à la Flûte enchantée par les “Patagons”, les amis de Jean Raspail. Un couple qui avait vécu au fin fond de la Patagonie et y avait rencontré Raspail dans la gargotte au milieu de nulle part, qu’il avait construit de ses mains, nous a évoqué ces voyages de l’auteur du Camp des Saints dans un pays dont la nature est pleine de contrastes : où un glacier coule le long d’une forêt tropicale ou d’un désert aride. Les orateurs commentaient un vaste diaporama, illustrant cette luxuriance ou cette aridité, ces paysages si diversifiés. On comprenait dès lors la fascination de Raspail pour cette région du monde.

    Après la conférence et le diaporama, les conversations sont allés bon train. Mabire était certes marqué par le mal sournois qui le rongeait. La présence de la maladie était palpable mais Maît’Jean, superbe, l’ignorait délibérément, faisait comme si elle n’était pas là. Il parlait comme il avait toujours parlé : Ana, Hupin, de Duve, moi-même, nous l’écoutions, muets, car il exprimait sans détours tous les enthousiasmes qui animaient sa carcasse d’enraciné normand, de combattant des Aurès, d’écrivain prolixe. Son érudition, dépourvue de toute sécheresse, relevait indubitablement de ce “gai savoir” que préconisait Nietzsche. Mabire, effectivement, avait franchi les caps que Nietzsche nous a invités à franchir : il n’était plus — et depuis longtemps ! — le chameau de la fable du Zarathoustra de Nietzsche qui traînait un savoir lourd et sans joie ni le lion qui se révoltait contre les pesanteurs des prêtrailles de tous poils et cassait tout autour de lui : il était devenu un compagnon de l’enfant joyeux et insouciant qui joue aux billes, qui ne voit malice nulle part, qui n’est pas affecté par les pesanteurs et les ressentiments des “derniers hommes”. La faconde de Jean Mabire, en ce 9 décembre 2005, a été une formidable leçon de virilité romaine, de stoïcisme joyeux. Le flot ininterrompu des joies et des aventures, des pieds-de-nez aux sots qui nous gouvernent ou, pire, veulent gouverner nos âmes, ne doit pas s’interrompre, même si l’on doit mourir demain. En écrivant ces lignes, je nous revois sur le trottoir, en face de la “Flûte enchantée”, et je revois les yeux perçants de Mabire qui se braquent sur moi et m’intiment l’ordre de continuer le combat auquel il ne pourra bientôt plus participer. Et puis il me serre longuement la pince, la secoue doucement : je sens l’adieu du chef. Je ne pourrai plus jamais me dérober. Je me disais souvent : “J’y suis, j’y reste !”. Après l’ultime poignée de main de Mabire, je dis : “J’y suis et j’y resterai !”.

    Telle fut donc ma dernière rencontre avec Mabire. La plupart de nos conversations passaient toutefois par le téléphone. Comment exprimer l’essentiel de ce qui est passé entre lui et moi, entre l’écrivain et le lecteur, entre l’ancien qui évoque ses idées et ses sentiments et le jeune homme qui écoute ? Mabire, c’est avant tout un charisme, sûrement inégalé dans l’espace politico-idéologique qui est le nôtre. Mabire a traité des sujets brûlants, controversés, sans jamais blâmer les hommes dont il décrivait les aventures et les sentiments, fussent-ils totalement contraires aux principes figés de la “rectitude politique”. Mabire était capable de balayer les objections par le simple ton de sa voix, toujours enjouée et chaleureuse. Et de fait, Mabire n’a jamais été vraiment attaqué par les petits organes de presse, chargés par le système et ses polices de traquer les non-conformistes et de leur tailler “un beau costume”, pour qu’ils soient honnis par la postérité, houspillés hors des cercles où l’on cause, hors des médias, couverts d’opprobre. Souverain et parfaitement maître de sa propre parole, Mabire a largement échappé, grâce à son charisme si particulier, aux chasses aux sorcières, dont il n’aurait, de toutes les façons, pas eu cure.

    Le fond philosophique de la vision du monde de Mabire est un existentialisme, le seul vrai. Né dans la seconde moitié des années 20, Mabire vit son adolescence pendant la Seconde Guerre mondiale et arrive à l’âge adulte en 1945, quand sa Normandie a été totalement ravagée par les bombardements alliés et les combats, quand s’amorcent des années de déchéance et de misère pour la vieille Europe, une ère noire que les historiens ne commencent qu’à décrire aujourd’hui, notamment dans les pays anglo-saxons : je pense à Ian Buruma et à Keith Lowe, auteurs de livres à grand succès sur la déréliction de l’Europe entre 1945 et 1952. L’engouement littéraire de cette époque est l’existentialisme, dont on ne retient que les figures de Sartre et de Camus, avec leur cynisme ou leurs interrogations morales biscornues et alambiquées. Cependant le primat de l’existence sur l’essence — ou plutôt le primat de l’existence sur les fabrications purement intellectuelles ou les morales désincarnées — peut s’interpréter en un tout autre langage : l’aventure, la projection de soi vers un monde souvent dangereux, vers un monde non conforme, sont des formes d’engagement, politique ou non, plus pétulantes, plus enthousiastes, plus fortes que l’immersion facile dans les glauques caves “existentialistes” des quartiers branchés de Paris dans les années 50 où l’on protestait en abandonnant toute tenue, toute forme et surtout toute éthique. L’œuvre toute entière de Mabire, y compris son œuvre militaire, est l’affirmation haute et claire du primat des existences fortes, des volontés tranchées mais cette fois trempées dans une beauté, une luminosité, une éthique naturelle et non affichée, que le sinistre sartrisme, ponctué de sa jactance politicienne et communisante, ne possédait évidemment pas. Bernard Garcet, qui avait animé les écoles de cadre du mouvement Jeune Europe de Jean Thiriart, au moment où Mabire, avec Venner, côtoyait Europe-Action, le MNP et le REL, nous a un jour rappelé un cours qu’il avait donné et où était esquissée l’humanité idéale que devait incarner le militant de Jeune Europe : une humanité enracinée et désinstallée. Quant à l’humanité en déchéance qui avait promu la société triviale du “coca-cola et du frigidaire de Tokyo à San Francisco”, elle était, aux yeux des cadres formateurs de “Jeune Europe”, déracinée et installée. Mabire recourait aux racines, — normandes pour lui — et prônait le grand large, l’aventure, le désinstallement. Le bourgeois frileux, fustigé par tous les existentialistes, y compris les sartriens, n’avait plus le souci de ses racines et s’installait dans un confort matériel post bellum que secoueront pendant un bref moment les plus pugnaces des soixante-huitards. Mabire a donc été un homme de son temps. Mais il a clairement dépassé l’existentialisme mainstream de la place de Paris, qui n’est qu’une sinistre caricature, expression de la trivialité d’une époque de déclin, d’endormissement des énergies.

    La désinstallation, pour Mabire, était éveil et aventure. La notion d’éveil, chez lui, est un éveil permanent au message subtil des racines, à leur chant intérieur qui doit nous saisir et nous mobiliser entièrement. C’est dans cet esprit que Maît’Jean a voulu entamer une longue enquête sur les “éveilleurs de peuple”, dont, hélas, un seul volume seulement paraîtra chez Fayard, vu le désintérêt du public français pour ces figures d’Irlande, de Hongrie ou de Danemark. La notion d’éveilleur est la marque la plus patente du Jungkonservativismus de Mabire. Il entend conserver les valeurs innées du peuple, avec ses éveilleurs, mais les mettre au service d’un bouleversement régénérateur qui va culbuter les notables moisis de l’univers de Mauriac, les modérés d’Abel Bonnard, ceux qui se délectent dans les compromis. Mais l’élément “jung”, l’élément de jeunesse, est précisément ce qui doit redonner en permanence un élan nouveau, un “Schwung”, à une entité politique ou à un groupe ethnique marginalisé et persécuté. Cela amène notre Maît’Jean tout droit dans l’optique de la philosophie sphérique de l’histoire, mise en exergue par Armin Mohler dans son célèbre ouvrage sur la “révolution conservatrice” allemande des années 1918-1932. Pour la “révolution conservatrice”, tributaire de la nietzschéanisation de la pensée allemande, le temps historique n’est ni linéaire ni cyclique, c’est-à-dire ni messianique/déterminé ni répétitif/déterminé mais sphérique, c’est-à-dire qu’il reçoit à intervalle régulier — quand les âmes cessent soudain de subir le processus d’endormissement — l’impulsion d’élites, de peuples vivants, de personnalités énergiques, donc d’éveilleurs, qui le poussent dans le sens voulu par leurs volontés. Il n’y a pas d’existentialisme possible sans ces cœurs rebelles, sans ces cerveaux hardis, sans ces peuples enracinés, sans ces éveilleurs aventureux.

    Jean Mabire est aussi notre encyclopédiste. Sa série “Que lire ?”, issue d’une chronique dans National-Hebdo, nous indique la voie à suivre pour saisir justement, dans les patrimoines littéraires européens, toutes les facettes possibles de cet existentialisme profond et impassable qui fera, un jour encore, bouger les choses, culbutera les institutions vermoulues, impulsera à la sphère du temps une direction nouvelle. Les “Que lire ?” sont donc des bréviaires, qui attendent, d’une génération nouvelle, de recevoir suite. Où sont les volontaires pour constituer l’équipe ?

    ►Robert Steuckers, Forest-Flotzenberg, 25 mai 2014.

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    ◘ Lire aussi :  « Il fut beaucoup plus que cela », préface de Dominique Venner à : Bibliographie de Jean Mabire, Alain de Benoist, édité par l’Association des Amis de Jean Mabire (15 rue de Breuilles, 17330 Bernay Saint Martin - 9 €).

    ♦ Écouter : émission Méridien zéro n°44

    ♦ Textes de JM disponibles sur ce site :


     

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    MabireArtiste et partisan

    Entretien avec Jean Mabire

    Journaliste, historien, écrivain, Jean Mabire est un homme de style. Attaché à la civilisation européenne, dirigeant d’Europe Action et fondateur du GRECE, il a été de tous les combats identitaires. Critique littéraire à National Hebdo, membre du Comité de rédaction d'éléments et du Comité de parrainage de Nouvelle École, Jean Mabire nous a reçu pour parler en toute liberté du combat identitaire qui est le nôtre.

    • Pour vous quelle est la finalité du combat identi­taire ?

    Le véritable sens de notre lutte apparaît de plus en plus clairement : c'est la défense de l'individu contre les robots et, par conséquent, celle des patries contre le mondialis­me. Pour nous, chaque homme comme chaque nation pos­sè­de une personnalité irréductible. Aussi, je ne vois pas pour­quoi je devrais m'excuser de parler à la première per­sonne du singulier.

    • Et vous, comment participez-vous au mouvement identitaire ?

    Je ressens profondément la nécessité de concilier deux at­titudes, apparemment contradictoires : celle de l'artiste et celle du partisan. Cette rencontre est pour moi une que­stion de goût personnel. C'est aussi un problème de sens politique : je crois qu'on ne peut rien construire sans une certaine recherche esthétique. Mais celle-ci devient stérile sans une profonde rigueur doctrinale. Résultat pratique : je ne suis ni un bon écrivain ni un bon militant. Je triche un peu sur les deux attitudes. Mais elles remplissent tous mes jours et bien de mes nuits. Voici des images pour m'ex­pli­quer. Celle-ci, par exemple : il est des lieux où je me suis sen­ti parfaitement moi-même ; dans le grand hall de la Bi­blio­thèque nationale et sur la place d'armes d'un Régiment parachutiste. Le vertige et la plénitude que m'offrent les li­vres ne sont pas si éloignés de ceux que m'apportaient les sauts. La pensée et l'action ont toujours pour moi marché cô­te à côte, au pas fiévreux de la recherche ou au pas tran­quille de la certitude.

    • Au fait, comment êtes-vous devenu écrivain ?

    On croit être né pour une carrière d'officier, d'architecte ou d'avocat (c'était bien porté dans ma famille). Et puis les ha­sards, les amis et les guerres vous lancent dans d'étranges batailles. J'ai commencé à écrire parce que je haïssais tout autant le silence que le bruit et que mon pays était devenu silencieux et bruyant. À la barre d'une revue culturelle : Wi­king ; dans les soutes d'un quotidien départemental : La Presse de la Manche ; sur le pont d'un journal politique : L'Es­prit public ; ou au pied du mât avec mon livre sur Drieu.

    • Je reviens à ma question initiale : comment êtes-vous devenu écrivain ?

    Cela me fait souffrir quand on m'appelle écrivain. Écrire pour moi n'est pas un plaisir ni un privilège. C'est un service comme un autre. Rédiger un article ou distribuer un tract sont des actes de même valeur. Chacun sert où il peut. C'est une question de tempérament et d'efficacité. Non de mérite, et encore moins de hiérarchie. Dans notre aristo­cratie militante, nous sommes parfaitement démocrates et même égalitaires. Nous ne sommes pas de ces intellectuels de gauche qui se sentent supérieurs aux employés, aux ouvriers ou aux paysans de leur propre peuple.

    • Pour vous, qu'est-ce que le nationalisme ?

    Le nationalisme, c'est d'abord reconnaître ce caractère sa­cré que possède chaque homme et chaque femme de notre pays et de notre sang. Notre amitié doit préfigurer cette unanimité populaire qui reste le but final de notre action, une prise de conscience de notre solidarité héréditaire et inaliénable. En quelque sorte, c'est une certaine forme de socialisme !

    • Il s'agit d'une véritable conception du monde…

    J'espère être assez artiste pour exprimer d'une manière li­sible notre conception du monde et de la vie. Mais j'essaye d'être assez partisan pour ne pas transformer en jeu d'adresse et en exercice de sty1e ce qui demeure la chair et l'esprit de notre combat. Si je hais tout sectarisme, je n'en méconnais pas moins les nécessités de la discipline et même de la brutalité. Je sais qu'il est des dialogues qu'il faut clore et des amitiés qu'il faut briser. Les écrivains po­litiques doivent accepter ces injures qui font aussi mal que des coups. Je me bats avec les armes qui sont les miennes. Ce ne sont pas les seules. Nos ennemis se battent sur tous les fronts. Nous aussi, nous devons être partout. Dans la rue comme dans la presse.

    • Vous êtes direct…

    Nous sommes des amants éperdus de la liberté.

    • Qui détestez vous le plus ?

    Je déteste ces écrivains qui font un petit tour dans la poli­ti­que et se retirent à temps, lorsque leurs idées commen­cent à se transformer en actes entre des mains un peu é­ner­giques. Ils ne savent plus que dire : "Nous n'avions pas vou­lu cela !" Les belles âmes ! Les salauds !

    • Écrire peut être un jeu dangereux…

    C'est la seule noblesse de l'écrivain, sa seule manière de participer aux luttes de la vie. L'écrivain politique ne peut se séparer du militant politique. Le penseur ne peut aban­donner le guerrier. Un certain nombre d'hommes de ce pays ont sauvé et l'honneur des lettres et l'honneur des armes. Ils ne furent pas tous du même camp, mais ils sont nos frè­res et nos exemples. Je pense à Saint-Exupéry, abattu au cours d'une mission aérienne ; je pense à Robert Brasillach, fusillé à Montrouge ; je pense à Drieu La Rochelle, acculé au suicide dans sa cachette parisienne ; je pense à Jean Pré­vost exécuté dans le maquis du Vercors. Ceux-là n'ont pas triché. Ils n'ont pas abandonné les jeunes gens impatients et généreux qui leur avaient demandé des raisons de vivre et de mourir et qu'ils avaient engagés sur la voie étroite, rocailleuse et vertigineuse de l'honneur et de la fidélité. Au­jourd'hui, nous sommes là, avec nos certitudes et nos es­pérances.

    ► Propos recueillis par Xavier Cheneseau, Nouvelles de Synergies Européennes n°50, 2001.

     

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    Réflexions sur “l’Aventurier”

    Entretien avec Jean Mabire

    • Jean Mabire, quels que soient les domaines que vous ayez abor­dés dans vos 90 et quelques volumes publiés à ce jour (ndlr : 170, en fait, nous confiera J. Mabire lui-même dans la lettre accompagnant ses réponses), des SS français aux 55 jours de Pékin, d'Amundsen à l'histoire de la Normandie, toujours ressort en filigrane, sinon d'évidence, une idée récurrente, mieux, une certaine définition de l'homme, dont les valeurs pourraient se résumer par un mot : l'aventure. Jean Hohbarr ne s'y trompait pas, qui écrivait dans un numéro du Français : « Mabire l'avoue, il ne tient pas la littérature pour un genre “neutre”, mais bien comme l'expression d'une vision du monde ». Sans doute le sang viking qui coule dans vos veines de Normand n'y est pas étranger. Toujours est-il qu'aujourd'hui, l'aventure paraît définitivement ressortir du domaine du passé, à l'heure du tout-media et de la photographie par satellite. La conquête de l'espace, le mercenariat ou l'exploit sportif (voir la lutte contre le SIDA selon certains) seraient-ils les dernières formes d'aventure ouvertes à l'homme de demain ?

    Jean Mabire : Quand Ernst von Salomon, cet aventurier-type de notre siècle, se vit obligé, après la défaite de son pays, de répondre à un Questionnaire, il ne fallut pas moins de 650 pages pour ce faire, ce qui lui permit d'ailleurs d'écrire son meilleur livre. On s'aperçut alors qu'il n'avait jamais cessé de se mettre en scène lui-même et qu'il avait tout au long de sa vie mélanger sa bibliographie et sa biographie. Tel n'est certes pas mon cas. Je m'intéresse bien davantage à mes personnages — imaginés ou restitués — qu'à moi-même. Et bien davantage peut-être à mes lecteurs qu'à mes personnages. Certes, mes “héros” vivent une aventure, à commencer par le très singulier Roman Feodorovitch von Ungern-Sternberg, cas extrême s'il en fut. Je pense cependant que le terme d'aventurier ne leur con vient guère. Il m'arrive de préférer celui de militant. Ou si l'on veut ce lui de “soldat politique”, expression inventée, je crois, par Ernst Roehm, qui n'est pas le moins singulier de tous mes sujets et qui a l'avantage d'être plus véridique que romanesque, d'où le côté assez “instructif” du livre que je lui ai consacré.

    Puisque vous parlez d'aventurier, je crois qu'il faut revenir à un essai (si important que j'ai consacré à son auteur une chronique entière dans Que lire ?). Il s'agit du Portrait de l’aventurier de Roger Stéphane. On sait qu'il y évoque trois hommes hors du commun : Lawrence d'Arabie, André Malraux et l'indispensable von Salomon. Ce petit livre, publié en 1950 et récemment réédité, est précédé d'une très éclairante étude de Jean-Paul Sartre. Une vingtaine de pages, mais elles me sem­blent capitales pour répondre à votre interrogation. Sartre distingue assez bien : « Aventurier ou militant : je ne crois pas à ce dilemme. Je sais trop qu'un acte a deux faces : la négativité, qui est aventurière, et la construction qui est discipline. Il faut rétablir la négativité, l'in­quiétude et l'autocritique dans la discipline ». Dans une fameuse querelle, vieille d'un demi-siècle, je me sens plus proche de Sartre que de ces “Hussards” qui harcelaient le lourd convoi de la littérature engagée. Je crois, par ailleurs, qu'il y a quelque simplification abusive à oppo­ser aventurier de l'action et aventurier du rêve. Drieu la Rochelle l'avait fort bien compris qui se refusait à enfermer l'aventure dans le carcan dérisoire de la gratuité. Si l'on parle voile, le plaisancier peut se révéler aussi “aventurier” que le navigateur de compétition. Et vice-versa. Moilessier-Tabarly. L'opposé de l'aventurier ? C'est le bourgeois. Voir Flaubert qui a tout dit là-dessus. Le champ reste vaste, infini même, y compris avec la boutade de Péguy qui prétendait que les pères de famille étaient les aventuriers de son siècle. Sur la littérature comme “vision du monde”, je voudrais encore citer Drieu. J'ai récemment découvert un article du 20 février 1932 : « Il n'est donné à personne d'écrire une ligne qui, à un égard quel con­que, soit neutre. Un écrit présentera toujours une signification politique aussi bien qu'une signification sexuelle ou religieuse ». Non, I'aventure n'est pas le passé. Croyez-moi, on vivra encore fort dangereusement au XXIe siècle.

    • Pierre Mac Orlan, dans son fameux Petit manuel du parfait aventurier (aujourd'hui réédité au Mercure de France) mettait l'accent sur le paradoxe de l'aventurier, à savoir que celui-ci n'existe pas, qu'il n'est que recréation a posteriori, minéralisation pseudo-mythologique par une société bourgeoise avide de rêves et d'exploits; et que, a contrario, ce même aventurier ne montrait dans ses actes que cruauté, nihilisme et cynisme, si non cupidité. On est là, nous semble-t-il, à mille lieues du message que diffusent vos ouvrages, plus proches de Jack London que de Lawrence d'Arabie.

    Je devais avoir une douzaine d'années quand j'empruntais dans la bibliothèque de mon père ce petit manuel dont vous parlez et je me souviens d'avoir été fort déçu. Brusquement privé de mon imaginaire adolescent, nourri de L'île au trésor de Stevenson et des Corsaires du roi de t'Serstevens. D'où mon ultérieure méfiance envers Mac Orlan, maître-démystificateur. Il me retira l'envie d'être un aventurier. J'en devins, par réaction sans doute, militant. Cela n'enlève rien à la sombre fascination des gentilshommes de fortune. Mais je m'identifiais plus facilement à Cyrano qu'à L'Olonnois ou Borgnefesse… Il devait toujours me rester, du drame épique d'Edmond Rostand, l’opinion que c'est bien plus beau quand c'est inutile… Cette sensation fut confortée par le film La patrouille perdue de John Ford, avant de trouver son épanouissement avec Le désert des Tartares de Buzzati. J'ai été frappé du fait que les batailles fondatrices — ces aventures exemplaires — sont toujours des batailles perdues : Sidi Brahim, Camerone, El Alamo, Bazeilles, Berlin, Dien Bien Phu. Cela devait renforcer mon pessimisme foncier (toujours Flaubert, bien plus que Stendhal). Mais un pessimisme qui incite à l'action plus qu'au rêve. Voir là-dessus les sagas et Corneille. Dans mon cas très personnel, ce qui m'a rendu assez exaltante la guerre d'Algérie en 58-59, c'est que je savais qu'elle était perdue pour l'armée dans laquelle je me battais. On retrouve ce sentiment à la puissance dix quand j'ai rejoint Philippe Héduy et l'équipe de L'Esprit public à la fin de 1962. À l'âge des relectures, j'ai repris La Bandera, La cavalière Elsa et même Picardie, avec un constant sentiment de malaise. Seul bouquin à surnager : L'ancre de miséricorde. Il est de fait que le “roman d'aventure” n'est que substitution. Le lecteur vit ce qu'il n'est pas, revit même ce qu'il n'a pas vécu. Phé­nomène auquel la télévision donne une dimension fascinan onirique. On “fait” la guerre ou l'amour par procuration de­vant le petit écran. Triomphe de l'illusion absolue.

    • Le héros de votre dernier livre, Padraig Pearse (Patrick Pearse une vie pour l'Irlande, éd. Terre et Peuple) donne aussi cette impression d'osciller entre l'idéalisme révolutionnaire et le plus noir nihilisme, l'amour des hommes et la froide détermination criminelle. Un peu comme Ungern avant lui, et ce, dans une perspective très proche des Conquérants de Malraux.

    Ce côté nihiliste et même suicidaire de Patrick Pearse a été souvent mis en avant par ses adversaires. Si vous retirez cette impression de mon livre, c'est que j'aurais manqué ma démonstration. Car c'en est une. Ce court essai décrit une sorte de cheminement inévitable qui conduit un homme — qui est un écrivain, donc un artiste — du combat culturel à l'engagement politique et de cet engagement à la lutte armée. Une autre dimension de Pearse, et non la moindre, est son rôle d'éducateur à Saint-Enda. Nous sommes très loin d'un aventurier, comme le sera après lui, par bien des traits de son caractère, un homme comme Michael Collins. Pearse me semble la plus haute incarnation du “soldat politique”. Il va accomplir un geste fou, mais qui lui semble le seul capable de réveiller le peuple irlandais. Évoquer Les Conquérants à son sujet me paraît fort éclairant. Ne pas oublier aussi que ce petit livre se situe dans la même ligne que mon gros ouvrage sur Les éveilleurs de peuples (Jahn, Mazzini, Mickiewicz, Petöfi et Grundtvig). Pearse se bat dans leur sillage et conjugue en lui tous les aspects de leurs diverses personnalités : poète, éducateur, militant, prophète, martyr… Ungern, lui, échappait à cette sorte de “rationalisation de la folie”. Il était à la fois plus dément et plus lucide.

    • Dans votre livre La Torche et le Glaive, vous écrivez ces mots, superbes : « Écrire pour moi n'est pas un plaisir ni un privilège. C'est un service comme un autre. Rédiger un article ou distribuer des tracts sont des actes de même valeur (…) Écrire doit être un jeu dangereux. C'est la seule noblesse de l'écrivain, sa seule manière de participer aux luttes de la vie ». Or, en relisant Dominique de Roux, quelle ne fut pas notre surprise de retrouver des propos similaires, et écrits à peu près à la même époque : « Ces dernières années, j'ai compris ceci : la littérature et l'action révolutionnaire directe sont, toutes les deux, des modalités d'approche de la mort (…) C'est à travers la mort que la littérature devient action révolutionnaire, et c'est par la mort que l'action révolutionnaire rejoint la littérature ». Il ne paraît pas usurpé aujourd'hui de voir en lui un aventurier des lettres. Fort de ces confidences, et au risque de nous répéter, l’aventure du prochain siècle ne serait-elle pas davantage intérieure ? Entendez par là une attitude que nous qualifierions de “Re-deviens ce que tu es”. N'est-ce pas là somme toute l'objectif supérieur assigné à la littérature, tels que vos écrits nous le laissent à penser ?

    D'abord, ne nous faisons pas trop d'illusions, nous autres écrivains, sur l'importance de ces “aventures” que sont nos livres. On ne sait trop quel usage en feront nos lecteurs. Ainsi l'influence d'un Barrès nous apparaissait hier surprenant et aujourd'hui incroyable. Je suis d'une génération marquée au fer rouge par Montherlant et Malraux. C'est dire si Sartre et Camus m'ont paru ensuite d'une rare fadeur. On revenait à la littérature “fin de siècle” avec l'esthétisme méditerranéen et l'intellectualisme dreyfusard. La contre-attaque des “Hussards” m'a semblé moins pertinente que celle des garçons de la fournée suivante, et notamment Dominique de Roux et Jean-Edern Hallier. On se doit d'ajouter Jean-René Huguenin et Jean de Brem, mais ils sont morts trop tôt. Il faudrait parler de la mort. Dominique comme Jean-Edern en avait la fascination, la prescience. C'est une réflexion qui ne vient pas seu­lement avec l'âge. Là encore, on retrouve Malraux. L'idée tragique de la vie. Vous posez ensuite une sorte d'opposition entre “action in­térieure” et “action extérieure”. Il y a là une tentation : la voie royale Guénon/Evola. Elle m'intéresse, mais c'est un chemin qui ne m'attire guère. Je suis plutôt fasciné, dans le même ordre d'esprit, par la dialectique paix/guerre. Disons Giono/Malraux (toujours lui). Nietzsche avait assez bien pressenti tout cela. La tentation de la tour d'ivoire se heurte à la brutale affirmation que la rue appartient à celui qui y descend. Il est évident que pour un écrivain, l’acte d'écrire est intérieur et l'acte de publier extérieur. Deux aventures strictement complémentaires. Il me semble que vous faites allusion à “la politique”. Autant sa version politicienne et même politicarde m'est totalement étrangère, autant le sort de la cité, de ma patrie charnelle à l'Europe, n'a jamais cessé de me hanter. D'où une réflexion sur l’État, dont le but doit être de “fortifier” le peuple et non de servir une idéologie.

    • Toujours dans le même registre, mais autre aventure aussi intensément vécue depuis bientôt 50 ans, l’engagement fédéraliste, qui combine dans la même absoluité européisme passionné et défense des identités charnelles. Vous dites dans le Manifeste pour la renaissance de la culture normande que la culture française ne sera sauvée que par son ressourcement dans ses traditions régionales et son ouverture à l'Europe des lettres. Pouvez-vous préciser ?

    L'identité d'un peuple, c'est son esprit autant que sa chair. C'est pourquoi le “culturel d'abord” me paraît plus décisif que le fameux “politique d'abord” de Maurras. Certes, je ne nie pas la vision politique. Mais je la situe hors des multiples et néfastes contin­gences actuelles. Pour moi, tout se résume dans la dialectique, di­sons plutôt la confrontation, entre ces deux entités, non contradictoires mais complémentaires, qu'est l'Empire, c'est-à-dire l'Europe, et les peuples qui ne se confondent certes pas avec les états-nations existants. L'Europe, si elle veut préserver son identité et s'affirmer par rapport au reste du monde, c'est-à-dire en résistant d'abord et avant tout à l'impérialisme américain, doit être avant tout une et diverse. Une politiquement, militairement, diplomatiquement, économique­ment. Mais diverse culturellement. C'est pourquoi la France n'a de signification qu'en assurant d'abord ce que la Pléiade nommait « la défense et l'illustration de la langue française ». En ce domaine, le rôle de la Wallonie comme de la Suisse romande est capital, même si ces deux entités excitent le mépris du parisianisme le plus stérile. Cette culture française, incarnée dans une langue, ne pourra retrouver quelque vivacité qu'en intégrant toutes ses spécificités régionales. Je ne parle pas ici des langues dites “minoritaires”, breton, flamand, allemand, corse, catalan, basque, occitan, mais aussi des différents dia­lectes d'oïl, tout comme de ce qu'on nomme le “français régio­nal”, qui varie selon les pays et les usages. L'actuelle promotion du “langage des banlieues” aboutit à un terrible appauvrissement, entre autres facteurs par l'emploi du “verlan”, qui est le contraire d'une création pour devenir une mécanique. Maintenir le langage écrit contre le langage parlé est un des aspects de la guerre culturelle. Cela se heurte certes à la modernité qui ne connaîtra bientôt plus qu'une sorte de basic French assez analogue à ce qu'est l'américain par rapport à la langue de Shakespeare. Cette attitude implique le souci des “humanités” comme on disait autrefois, c'est-à-dire la connaissance du grec et du latin. On doit y ajouter, pour les patries charnelles concernées, une certaine con­nivence avec leurs racines les plus profondes. C'est-à-dire, en Normandie, par ex., des notions élémentaires sur le mode norrois primitif qui nous permettrait de maintenir le lien avec notre plus ancienne culture.

    • Et parce que pour vous l'aventure continue, pouvez-vous, pour les lecteurs de Nouvelles de Synergies Européennes, nous indiquer quelques prochaines pistes de lecture…

    Je n'ai pas à l'heure actuelle le projet d'écrire quelque grand document sur la Seconde Guerre mondiale, même si je suis loin d'en avoir terminé avec la vaste fresque des “corps d'élite”, commencée voici près de trente ans chez l'éditeur Balland. Il me reste à écrire deux volumes de l'histoire des volontaires français sur le front de l'Est : 1943 et 1944. J'attends que mon jeune ami Eric Lefèvre me fournisse, comme cela a été dans le passé, les documents nécessaires à l'évocation de cette aventure. Je laisse à d'autres le soin d'évoquer les motivations et les combats des volontaires baltes, ukrai­niens ou hongrois. Cela me demanderait trop de temps en recherches et traductions. Après Béring et Amundsen, j'aurais eu envie de faire revivre d'autres explorateurs polaires comme le Suédois Nordenskjöld et le Danois Rasmussen. Mais le marché du livre et l'incuriosité du public sont tels que je n'envisage pas de me lancer dans ces aventures. Alors, je me concentre sur mes chroniques de Que lire ? Le volume 6 est terminé et devrait paraître à la fin de cette année. J'en suis à plus de 450 écrivains et il reste environ deux cents auteurs que j'estime indispensable de traiter. J'ai aussi l'intention de consacrer un livre à ce mystère qu'est la permanence de la Normandie depuis onze siècles. Mon projet d'une gi­gantesque histoire des écrivains normands, en plusieurs volumes, reste pour le moment à l'état de notes et de fiches, faute d'avoir trouvé un éditeur assez entreprenant. Quant au roman sur la dernière guerre dont j'ai l'idée depuis plus d'un demi-siècle, il sera peut-être réduit à une simple nouvelle.

    • De la part de la rédaction, M. Mabire, merci.

    ► Entretien recueilli par Laurent Schang, Nouvelles de Synergies européennes nº41, 1999.

     

    Ungern

     

    MabireAux fils d’Ungern, qui par un bel été rouge à Pékin…

    La nature est ainsi faite, malgré les deuils de nos proches, la proximité des cimetières — « Ô France, vieux pays de la terre et des morts ! » —, il est des aînés, des figures, au sens latin du mot, qu’on n’imagine pas devoir mourir un jour. Qui aurait l’idée saugrenue de peindre la baie de Saint-Malo sans son phare ? Afin de retarder l’instant fatidique, il plut au poète d’inventer un baume, une formule magique à l’usage des bonnes gens, et l’on ne parle plus de la perte de l’être cher mais de sa disparition, comme si la personne avait tourné le coin de la rue pour ne jamais revenir. Infinie pitié de la langue française… Disons donc, avec Monsieur le curé, que Jean Mabire a disparu le 29 mars dernier dans sa quatre-vingtième année, au terme d’une existence bien remplie, et restons-en là.

    Par ma faute, notre relation épistolaire, je n’ose écrire notre amitié, était plutôt mal partie. Dans un article où j’encensais le travail de recherche effectué par un ex-officier de l’armée soviétique sur la vraie vie du baron Ungern, Le Khan des steppes (Léonid Youzéfovitch, Syrtes, 2001), j’avais commis l’injustice toute journalistique de féliciter l’auteur pour l’abondance de ses sources, comparée à leur absence supposée dans la biographie romancée de Jean Mabire, Ungern le baron fou *, parue en 1973. Je dis supposée parce que, sûr de mon fait, je ne m’étais pas donné la peine, élémentaire, de vérifier l’information avant de rédiger mon papier. Deux semaines plus tard, l’article paraissait dans un supplément littéraire à gros tirage. Sans se démonter, Jean Mabire m’écrivit au journal, un carton ferme mais poli accompagné d’une photocopie de sa bibliographie — six pages complètes, impossibles à rater, en fin de livre. Honte à moi ! J’ai oublié depuis le contenu de ma réponse mais j’en devine la nature. L’imprudence est un péché de jeunesse et Mabire, je m’en rendrais compte au fil du temps, n’aimait rien tant qu’aller à la rencontre de ses jeunes lecteurs. J’ai conservé ce carton imprimé, un des rares écrits de sa main, et je le conserve encore dans son enveloppe, comme le plus précieux des autographes. La mansuétude n’était pas la moindre de ses qualités, je ne tarderais pas non plus à m’en apercevoir. En guise d’excuse, me connaissant j’ai dû lui griffonner à peu près ceci : « Cher Jean Mabire, (…) chose exceptionnelle chez moi, (…) pourtant, j’ai lu deux fois votre Ungern, (…) la première dans sa version de poche, la seconde dans sa réédition sous un nouveau titre : Ungern le dieu de la guerre, (…) mon livre de chevet, (…) Les Hors-la-loi, (…) Mourir à Berlin, (…) Les Samouraï, (…) L’Été rouge de Pékin » Etc., etc. Rien que la vérité en somme.

    S’en suivit dès lors une correspondance ininterrompue entre l’élève et son maître, même si au final, à relire ses lettres tapées à la machine, l’impression d’un commerce d’égal à égal domine. Jean Mabire m’y exposait l’avancée de son travail, ses projets de livres, et ils étaient nombreux, se souvenait des amis perdus, Roger Nimier, Dominique de Roux, Philippe Héduy, mais surtout, il m’interrogeait. Car derrière le bourreau d’écriture, le vénérable malouin curieux de tout, se cachait d’abord un éternel jeune homme, toujours inquiet de son époque et des siens. J’en veux pour preuve nos échanges de point de vue sur Israël — sa fascination pour les kibboutzim, leur idéologie de la charrue et de la grenade —, l’avenir de l’Union européenne, la subite redécouverte de Nietzsche, « le moins allemand des philosophes allemands », après les décennies de purgatoire. Vraiment, Christopher Gérard, dont on lira plus loin l’article, a raison de qualifier Jean Mabire d’honnête homme.

    J’ai évoqué plus haut sa bonté d’âme, il me faut maintenant raconter l’extraordinaire générosité avec laquelle il me fit si souvent profiter des chefs-d’œuvre de sa collection. Mabire connaissait ma passion pour l’Extrême-Orient des années 30. Du rarissime Shanghai secret, petit bijou de reportage signé Jean Fontenoy aux portraits japonais de Sur le chemin des Dieux, de Maurice Percheron, des cadeaux de Jean Mabire mon préféré, avec son ex-libris frappé sur la page de garde, je ne compte plus le nombre de livres reçus par la poste en 5 ans. Combien en eut-il de ces gestes spontanés envers moi ? « Et va la chaîne de l’amitié… » me disait-il. Plus modestement, je lui envoyais mes nouvelles, des articles découpés dans la presse, sur l’histoire des ducs de Lorraine, la guerre de 1870, et mon livre dédicacé. Ainsi respections-nous l’antique principe du don et du contre don. « Chacun sert où il peut », aimait-il à me répéter en signe d’encouragement, lui qui confessait n’avoir été pleinement heureux qu’une fois dans sa vie en dehors de sa bibliothèque, en Algérie, où il servit de 58 à 59 sous l’uniforme de capitaine d’un commando de chasse.

    Je n’insisterai pas sur la carrière du romancier ni sur la prodigalité de l’écrivain militaire, une centaine de livres, sans parler des rééditions. S’agissant du régionaliste normand, du fédéraliste européen, je renvoie le lecteur à l’entretien qui suit. Pour le détail de son œuvre, les intéressés trouveront sur Wikipédia une biobibliographie très correcte et des liens vers d’autres sites.

    Jean Mabire n’aura pas vécu assez pour feuilleter la réédition de L’Été rouge de Pékin (Rocher, 2006), enrichie de sa préface inédite. Dans son dernier courrier, déjà très affecté par la maladie, il me faisait part de sa tristesse de voir les rangs se dégarnir un peu plus autour de lui chaque année. Il n’en poursuivait pas moins d’arrache-pied la rédaction d’un essai sur la vie et l’œuvre du lieutenant-colonel Driant, de son nom de plume le capitaine Danrit, un soldat à sa mesure, rendu célèbre au début du siècle précédent par ses romans d’anticipation et tué en 1916 à la tête des 56e et 59e chasseurs, au deuxième jour de la bataille de Verdun. Une belle mort, aurait-il dit, la mort rêvée du centurion.

    Jean — je peux bien l’appeler Jean à présent — avait choisi la voie martiale de l’écriture pour mieux se faire entendre dans ce pays « devenu silencieux et bruyant ». Il s’est tu avec, je l’espère, le sentiment du devoir accompli.

    Jean Mabire, Paris 8 février 1927 – Saint-Malo 29 mars 2006

    ► Laurent Schang, 2006.

    * dernière édition remaniée : Ungern, l'héritier blanc de Gengis Khan, Veilleur de proue, 1997.

     

    Ungern

     

    MabireOpération Minotaure

    ◊ Recension : J. Mabire, Opération Minotaure, Presses de la Cité, Paris 1996.

    On connaît le talent érudit de Jean Mabire, l'auteur de ce merveilleux livre qu’est Thulé, le soleil retrouvé des Hyperboréens, pour évoquer la grandeur, les fastes héroïques, mais aussi les misères sanglantes, les illusions d'une Europe en lutte avec et contre son destin. Voici que l'écrivain normand, dans son second roman Opération Minotaure [le premier étant Les Paras perdus], nous apporte une preuve de plus de ses dons pour mêler la fiction à la réalité. Il nous conte les péripéties d’une mission scientifique ultra-secrète dont est chargé, en pleine guerre, l’Oberleutnant Karl Schäffer de la Wehrmacht (un second Otto Rahn ?) par le bien réel Wolfram Sievers, puissant secrétaire général de l’Ahnenerbe, noyau pensant de la SS. La mission consiste à récupérer un disque d’argile minoen recouvert d’une inscription mystérieuse, peut-être runique, qui pourrait donc être la preuve de l’origine hyperboréenne de notre civilisation…

    L’opération se déroule durant la sanglante conquête de la Crète [20 mai 1941], tombeau des Fallschirmjäger [parachutistes de la Luftwaffe]. Le jeune archéologue-espion allemand se heurte à d’autres collègues : un agent britannique, une égyptienne d’ascendance bretonne, un militant sioniste, un résistant crétois… Tous ces personnages sont attachants et partagent un type humain bien particulier. Nous n'en dirons pas plus, ni sur l’écriture du disque, ni sur le dénouement, tragique comme il se doit. Un roman passionnant à recommander !

    ► Marc. Eemans, Antaïos n°10, 1996.

     

    Ungern

     

    Raven

    “Si nous ne sommes pas les meilleurs, nous n'avons pas de raison d'être” : Ainsi parlaient les derniers chevaliers. Ainsi devons-nous parler… N'en déplaise aux esprits simples, ce sont les chefs et les minorités qui font l'histoire. Mais nous devons respecter les lois de notre solitude. Répondre à l'idée de masse par l'idée d'élite. Résister à “l'Administrationisme” par l'idée de hiérarchie des hommes et des faits. Reprendre de fond en comble la conception même des rapports sociaux, construire d'abord notre royaume en nous-mêmes, en respecter les lois parmi nous. Nous sommes des croyants et non pas des agitateurs… On ne réveille des affaiblis que par la force et la volonté tenace. On ne sort de la vulgarité un peuple qu'en lui lançant des mots d'ordre un peu élevés. Ne courant ni après une situation ni après un bulletin de vote, nous n'avons pas de concessions à faire. Nous sommes trop pauvres pour accroître notre fortune. Trop certains pour redouter l'échec des premières années. Notre faiblesse même nous impose de tendre à devenir sans trêve moralement supérieurs. (…) Affirmant par notre nom même d'où nous venons nous ne devrions plus maintenant nous soucier que de savoir où nous irons. Et de l'affirmer. Et de le réaliser. Étant la jeunesse nous sommes l'avenir. Cette affirmation banale n'est sans doute pas inutile… Si nous voulons agir selon notre volonté et ce que nous nommons notre “mission”, alors QUALITÉ d'abord et en tout.  

    Jean Mabire in : Viking, Cahiers de la jeunesse des pays normands

     

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