• NasserLe message révolutionnaire de Gamal Abdel Nasser

    Le 23 juillet 2002 était le cinquantième anniversaire de la chute de la monarchie morbide et corrompue qui “gouvernait” l’Égypte. Elle fut aussitôt remplacée par un régime de libération nationale, qui a dégagé le pays de la tutelle étrangère, qui a œuvré pour que le peuple arabe, partagé entre de nombreux États puisse se réunir dans un ensemble grand-arabe, harmonisé par un socialisme de facture nationale.

    L'ascension de Nasser

    Parmi les révolutionnaires qui débarrassent l’Égypte de sa monarchie corrompue, nous trouvons un officier de 34 ans : Gamal Abdel Nasser [en arabe : Djamāl'Abd al-Nāṣir]. Né dans une famille modeste du Sud de l’Égypte, il adhère aux principes et aux valeurs du nationalisme révolutionnaire dans sa jeunesse. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il sympathise, de même que ses camarades, avec les Allemands. Ces jeunes officiers admirent le “renard du désert”, le Feldmarschall Erwin Rommel ; ils espèrent que cet Allemand audacieux vaincra l'Empire britannique en Afrique du Nord, car Londres place de facto l’Égypte, pourtant théoriquement indépendante, sous sa tutelle. Pendant la guerre contre Israël en 1948, Nasser se révèle comme l'un des plus courageux officiers de l'armée égyptienne et acquiert le surnom de “Tigre de Falluyah”. Il est grièvement blessé.

    Après la révolution de 1952, Nasser devient véritablement le chef de son peuple qui lui voue une vénération sans fard. Il représente également le mouvement des peuples non alignés, espoir de tous les peuples colonisés du monde, soumis aux diktats de puissances coloniales étrangères. Nasser meurt en 1970. Bon nombre des principes énoncés à l'époque par Nasser restent parfaitement actuels, surtout aux yeux de ceux qui, à gauche, critiquent à juste titre le “capitalisme sans frein” et la “globalisation néo-libérale”.

    L’Égypte et l'Allemagne

    Les rapports germano-égyptiens reposent en ultime instance sur un événement historique, le même que celui qui a motivé l'action planifiée par les jeunes officiers révolutionnaires autour de Nasser, qui voulaient donner un autre destin à l’Égypte et à tout le monde arabe. Dix ans avant cette révolution, alors que l'armée germano-italienne de Rommel pénétrait en Égypte en 1942, Churchill, conscient du danger et des sympathies pro-allemandes des masses égyptiennes, lance un ultimatum : si l’Égypte ne se range pas immédiatement aux côtés de Londres et ne met pas un terme aux mouvements pro-allemands, l'Angleterre prendra toutes les mesures militaires pour “discipliner” le pays. L'armée égyptienne, mal équipée, ne pouvait absolument pas tenir tête aux Britanniques. Elle dut s'incliner. Pour bien montrer leur puissance militaire, les Anglais font encercler le palais du Roi Farouk par des blindés.

    Le chef de l'état-major général égyptien, Aziz Ali al-Misri, qui était germanophile, le Premier ministre Ali Maher (qui reprit brièvement son poste après la révolution de 1952), de même que bon nombre de leurs amis, ont été immédiatement internés par les Britanniques. Un groupe de jeunes soldats, dont Nasser, ont tenté, sans succès, de libérer Maher par un coup de force. Sadat, qui faisait à l'époque la liaison entre le mouvement arabe de libération et l’Afrika Korps de Rommel, participera également à la révolution nassérienne de 1952. En 1970, il sera son successeur à la tête de l’État égyptien. Les Anglais l'internent également en 1942. De la même façon, un an auparavant, Churchill fit décapiter un autre État arabe, par des mesures encore plus brutales : l’Irak pro-allemand de Rachid Ali el-Gailani. Dans ses souvenirs, Sadat fustige le comportement brutal des Anglais en Égypte et en Irak pendant la Seconde Guerre mondiale : il le décrit comme un mépris affiché, scandaleux et inacceptable du droit à l'auto-détermination.

    L’Égypte révolutionnaire a toujours fait montre d'un respect profond et d'une admiration pour les soldats de la Wehrmacht ; par ex. : le premier président du gouvernement révolutionnaire, Nagib, rédige en allemand un message de salutation en avril 1954 à l'adresse d'une organisation de vétérans de l'arme parachutiste allemande, assorti de sa photo et de sa signature personnelle. Les vétérans ont publié ce document à l'époque. En voici le texte : « Lorsque je salue mes parachutistes égyptiens, je salue en même temps votre commandant en chef, le Colonel-Général Student, ainsi que vous tous, qui avez combattu pour votre patrie au sein des formations parachutistes allemandes, dans l'espoir que les traditions de cette arme demeurent valides pour tous les temps ». Le Général Kurt Student, qui est évoqué ici, était celui qui avait conquis la Crète au départ du ciel en 1941; en 1944, il était devenu le Commandant en chef de la Première armée parachutiste de la Wehrmacht ; fin avril 1945, il devenait Commandant en chef du Groupe d'Armée “Vistule”.

    En Égypte, les mausolées et monuments pour les soldats allemands du désert sont nombreux ; les dirigeants du pays, surtout Sadat, ont toujours manifesté clairement leur admiration pour les guerriers venus de Germanie. Le monument en l'honneur des soldats, morts en servant dans l’Afrika Korps à El Alamein, ainsi que le monument en l'honneur de Rommel à Tel el Eissa en témoignent. En 1989, on a restauré, non loin d’El Alamein, un monument en forme de pyramide à la gloire du pilote et as allemand que l'on appelait “l’étoile de l'Afrique” ; on y lit en langues allemande, arabe et italienne : « C'est ici qu'est mort, invaincu, le Capitaine H. J. Marseille, le 30 septembre 1942 ».

    Les succès intérieurs du nassérisme, l'opposition de l'étranger

    Après que Gamal Abdel Nasser ait remplacé le Général Nagib à la tête du gouvernement révolutionnaire, le peuple l'élit Président d’État en 1956. Son gouvernement fut autoritaire ; il jugula les menées de l'opposition en arguant qu'elle était “dirigée de l'extérieur”, ce qui était vrai dans de très nombreux cas. Nasser procéda à des nombreuses réformes importantes en politique intérieure, surtout en ce qui concerne l'enseignement, la formation universitaire et la santé ; il procéda également à une réforme agraire au profit des paysans pauvres ; il a élargi l'espace habitable du pays en prenant des mesures d'irrigation de grande ampleur. Ces réformes ont fait de lui l'idole des masses. Sur le plan extérieur, Nasser s'est efforcé de parfaire l'unité des Arabes, notamment en forgeant l'Union avec la Syrie et le Yémen, considérée comme la première étape dans le rassemblement de tous les Arabes au sein d'un même état. Le projet a certes connu l'échec, mais suscité beaucoup d'espoirs. Nasser abat également les structures de domination étrangères qui demeuraient présentes dans la vie politique et économique égyptienne, de manière ouverte ou camouflée. Il convient de citer ici la nationalisation du Canal de Suez. Toutes ces mesures ont fait de Nasser un héros populaire dans tous les pays arabes.

    Mais très rapidement après la révolution de 1952, des forces étrangères se coalisent contre la nouvelle Égypte. Pendant l'été de 1954, des agents des services secrets israéliens organisent une série d'attentats à la bombe au Caire ; en février 1955, un commando israélien attaque Gaza. En 1956, les forces conjuguées d’Israël, de la Grande-Bretagne et de la France attaquent l’Égypte dans la zone du Canal de Suez. En faisant appel à l'ONU, Nasser oblige les agresseurs à se retirer. En 1967, éclate la guerre des Six Jours. Le monde occidental a toujours tenté de faire accroire l’idée qu’Israël lançait ainsi une guerre préventive pour annuler l’effet de surprise d'un plan égyptien et syrien visant à détruire l’État hébreu. En 1997, pourtant, le quotidien israélien Yediot Ahronot publie l’aveu de Moshé Dayan, à l'époque ministre israélien de la Défense : 80% des actions militaires syriennes ont été provoquées par Israël.

    Face à l'attitude pro-israélienne militante des États-Unis, Nasser n'a pas eu d'autre solution que de se rapprocher de l’Union Soviétique. En même temps, il s'efforçait, sur la scène internationale, en tant que chef charismatique des “non alignés”, de trouver une alternative viable au système bipolaire, conséquence de la Seconde Guerre mondiale, où seuls Moscou et Washington menaient le jeu.

    Un “Raïs” légendaire

    Après la lourde défaite subite par l’Égypte en 1967, Nasser avait décidé de se retirer du pouvoir, mais un vague sans précédent d'enthousiasme populaire, qui voyait en lui “le seul et vrai chef du pays”, il accepte de rester en fonction. Ce qu’il fera jusqu'à sa mort en 1970. Arnold Hottinger, journaliste du quotidien helvétique Neue Zürcher Zeitung, écrit : « En dépit de tout, Nasser est resté l'homme auquel les peuples arabes et égyptien ont conservé leur confiance ». Ce correspondant au Caire du journal suisse évoque plus en profondeur la personna­lité de Nasser, dans son article célébrant le cinquantième anniversaire de la révolution égyptienne : « Nasser reste toujours, aux yeux de la grande majorité des Égyptiens, et aussi de la plupart des autres Arabes, le plus grand homme d’État que le monde arabe a produit depuis la fin de l’époque coloniale ». Les jeunes Égyptiens parlent encore et toujours du “Raïs”, du “Chef”. Et quand on leur demande : « Comment, tu es si jeune, tu n'as pas vécu à son époque ! ». Ils répondent : « C'est à son époque que j’aurais voulu vivre ».

    ► Viktor Stark, Au fil de l'épée (supplément au n°56 de NSE), août 2002.

    (DNZ n°32, 2 août 2002 ; tr. fr. : RS)

     

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    pièces-jointes :

     

    NasserEt Nasser vint

    Héros de l'indépendance égyptienne face aux superpuissances, Gamal Abdel Nasser a marqué durablement de son empreinte le monde arabe et le Tiers-monde. Une courte biographie chronologique illustrée lui a été consacrée par Jacques Legrand et Michel Marmin qui préparait alors la présentation et les annotations d'un essai inédit de son auteur de prédilection, Dominique de Roux : Gamal Abdel Nasser (Âge d'Homme, 2000). Il rappelle dans cet entretien les grandes lignes de son action et analyse sa postérité.

    • Nasser fut un homme à tous égards fascinant. En travaillant à sa biographie, quels sont les caractères qui t'ont le plus marqué ? La force exceptionnelle de sa volonté ? La simplicité de ses mœurs et de ses goûts ? La rigueur de sa probité morale ? Son intelligence des situations ?

    Ta question me met dans l'embarras parce que les qualités que tu viens d'énumérer, qui sont en effet celles qui caractérisent pour l'essentiel la personnalité de Gamal Abdel Nasser, sont à mes yeux également dignes d'admiration. Je dirai que celles qui se rapportent à son caractère personnel m'ont d'abord profondément ému, et que celles qu'il a révélées dans l'action politique m'ont impressionné. L'extraordinaire popularité qui a été la sienne auprès des masses arabes, si volontiers sentimentales et affectueuses, s'explique d'ailleurs largement par cette conjonction, assez unique dans l'histoire, d'un homme simple et bon, demeuré très proche de ses origines paysannes, très naturellement “peuple” et, aussi étonnant que cela puisse paraître, absolument dénué de toute ambition personnelle, et d'un chef d'une ténacité hors du commun dans la si difficile conduite d'une révolution politique et sociale sans doute encore plus ambitieuse que celle de Mustafa Kemal en Turquie, d'un courage politique admirable dans les revers, et aux vues souvent prophétiques.

    Une qualité, tout de même, éclaire fortement la personnalité de Nasser, c'est son honnêteté fondamentale, sa volonté de dire la vérité au peuple et, partant, une capacité d'autocritique dont peu d'hommes d'État ont fait preuve dans l'histoire. Ainsi, en 1961, lorsqu'il constate qu'il a manqué de fermeté dans la mise en œuvre de certaines réformes économiques et sociales et qu'il les a laissé battre en brèche par une bourgeoisie réactionnaire avide de revanche, il le dit avec franchise dans un grand discours télévisé. Ce qui me frappe au fond peut-être le plus, chez Nasser, c'est sa faculté de sans cesse remettre en cause son action par la réflexion et, ainsi, de la porter toujours plus loin, toujours plus en profondeur, avec « cette clairvoyance et cette prudence », je cite, qui avaient tant frappé Jean-Paul Sartre. Cette faculté l'a ainsi conduit a élargir progressivement son champ d'action, à passer du simple et ardent patriotisme égyptien de son enfance, dont témoigne le merveilleux petit roman qu'il a écrit vers l'âge de 15 ans et que sa fille, Hoda G.A. Nasser, m'a autorisé a publier en annexe de mon livre, à des vues mondiales d'une extrême perspicacité. À cet égard, je voudrais citer le discours qu'il a prononcé au sommet des non-alignés, le 5 octobre 1964 : « Nous ne voulons pas que la division du monde en un bloc oriental et un bloc occidental prenne fin pour que des blocs plus grands et plus dangereux surgissent à leur place : un bloc de pauvres et un bloc de riches, un bloc septentrional qui aurait droit à la prospérité et un bloc méridional qui n'aurait pour lot que la privation, un bloc de Blancs et un bloc d'hommes de couleurs ». Le moins que l'on puisse constater est que l'inquiétude de Nasser a été malheureusement depuis plus que largement justifiée !

    • Quels ont été les grands axes de la politique nassérienne ?

    Comme il l'a souvent lui-même expliqué, notamment dans son livre Philosophie de la Révolution, dans d'innombrables discours ou face à des interlocuteurs comme Jacques Benoist-Méchin, Nasser a développé sa politique par cercles concentriques. Il a d'abord voulu libérer l'Égypte de l'emprise coloniale britannique, puis il a très vite réalisé que cette libération nationale n'aurait de sens que si elle était appuyée sur une révolution politique, économique et sociale profonde, le meilleur moyen de libérer définitivement l'Égypte des servitudes extérieures étant de libérer les Égyptiens de leurs servitudes intérieures, les unes et les autres étant en l'occurrence étroitement liées. C'est ainsi que Nasser est devenu socialiste en faisant du socialisme, si je puis dire !

    Mû depuis sa prime jeunesse par un sentiment de solidarité naturelle avec une nation arabe largement soumise aux puissances occidentales, il a ensuite voulu œuvrer à sa libération et à son unification, la création de la République arabe unie (RAU) en 1958, par la fusion volontaire de l'Égypte et de la Syrie, n'étant dans son esprit qu'une étape. Ce projet grandiose, généreux et sans doute utopique qui, s'il avait pu être réalisé, eût été un formidable facteur d'équilibre sur l'échiquier mondial, s'est malheureusement heurté à des obstacles insurmontables où se conjuguèrent les louches manœuvres des puissances anglo-saxonnes, les provocations israéliennes et aussi, il faut hélas bien le dire, l'égoïsme de certains chefs d'État arabes eux-mêmes, peu soucieux de voir la révolution nassérienne faire tache d'huile… Et pourtant, malgré l'échec cuisant qu'a constitué l'éclatement de la RAU en 1961, Nasser est demeuré le leader incontesté de cette malheureuse nation arabe désunie. On en a eu la preuve éclatante quand, quelques heures seulement avant de succomber à une crise cardiaque, le 28 septembre 1970, il a réussi à arrêter les épouvantables combats fratricides entre Palestiniens et jordaniens. Ce fut son dernier grand geste politique, et non le moindre.

    Très vite aussi, Nasser a compris que la révolution égyptienne et, partant, l'hypothétique révolution arabe, ne résisteraient pas longtemps à la pression des puissances occidentales, les États-Unis et leur bras séculier israélien (pour reprendre l'expression employée par Aymeric Chauprade dans le dernier numéro d'éléments) prenant le relais de la Grande-Bretagne, si elles n'étaient liées à l'insurrection des peuples et des nations du Tiers-monde contre les séquelles du colonialisme et contre la cynique partie de dominos jouée par les États-Unis et l'Union soviétique. Cette prise de conscience mondiale, cristallisée lors de la fameuse conférence de Bandung, en 1955, a amené Nasser à créer, avec Tito et Nehru, le « tiers bloc » indépendant des non-alignés. Autant sa politique arabe fut une source de déceptions cruelles, autant sa politique tiers-mondiste fut une très grande réussite. Elle a incontestablement contribué à empêcher la guerre froide de dégénérer en conflit nucléaire et, nous l'avons vu tout à l'heure, elle a permis de mettre en lumière les périls de l'avenir, lesquels se sont considérablement aggravés depuis l'effondrement du bloc soviétique. Comme l'écrit Hoda G.A. Nasser dans la préface de mon livre, « au moment où un bloc unique veut imposer l'unité mondiale sous son hégémonie exclusive, les peuples arabes et du Tiers-monde peuvent s'appuyer sur le modèle représenté par Nasser pour rétablir leur liberté, leurs particularités, leur indépendance, leur dignité et leurs prérogatives nationales ».

    • Peut-on à cet égard esquisser une comparaison entre Nasser et de Gaulle ?

    Avec les réserves qui s'imposent, eu égard à toutes sortes d'évidentes différences historiques, géographiques, culturelles et personnelles, assurément oui, et jusque dans leur style politique. Comme le général de Gaulle, le lieutenant-colonel Nasser alliait un fond de patriotisme indéracinable à un “empirisme organisateur” qui leur ont permis, à l'un comme à l'autre, d'aller beaucoup plus loin qu'ils ne l'avaient au fond imaginé en franchissant le Rubicon, le 18 juin 1940 et le 22 juillet 1952. Quant aux actes politiques, je me bornerai à rappeler que la rupture de De Gaulle avec l'OTAN renvoie au refus de Nasser d'adhérer au “pacte de Bagdad”, fomenté par les Anglo-Saxons pour entraîner les Arabes dans une guerre éventuelle contre l'Union soviétique, et que le discours de Phnom Penh répond à la conférence de Bandung.

    II est vraiment regrettable que les deux hommes ne se soient jamais rencontrés. C'eût été un symbole magnifique. Mais après l'agression israélienne de 1967, de Gaulle a adressé à Nasser un message de soutien extrêmement fort, l'invitant à ne pas perdre courage en des circonstances qui, précisait de Gaulle lui-même, rappelaient celles qu'avaient connues la France en 1940… Et au lendemain de sa mort, alors qu'il était retiré des affaires, de Gaulle a écrit à l'am­bassadeur de la RAU en France une lettre dont je voudrais citer le passage le plus significatif : « Par son intelligence, sa volonté, son courage exceptionnels, le président Gamal Abdel Nasser a rendu à son pays et au monde arabe tout entier des services incomparables. Dans une période de l'histoire plus dure et dramatique que toute autre, il n'a cessé de lutter pour leur indépendance, leur honneur et leur grandeur. Aussi nous étions-nous tous deux bien compris et profondément estimés ». Si de Gaulle était mort le premier, Nasser aurait pu écrire la même lettre à l'ambassadeur de France au Caire, en remplaçant simplement “monde arabe” par “Europe”.

    Je peux maintenant livrer un petit “scoop” à nos lecteurs. Ce parallèle entre les deux chefs d'État a été magistralement dressé par Dominique de Roux dans un livre sur Nasser qui est un peu le pendant de celui qu'il a consacré à de Gaulle. Ce livre, resté à ce jour inédit, sera prochainement publié par les éditions de l'Âge d'Homme.

    • Que reste-t-il de l'héritage de Nasser en Égypte et dans le monde arabe ?

    Je pourrai répondre en te renvoyant la question : que reste-t-il de l'héritage de De Gaulle en France et en Europe ? II semble qu'il y ait une sorte de fatalité de la trahi­son… De même que le “gaulliste” Chirac aura été le liquidateur du gaullisme, de même que le “péroniste” Carlos Menem aura été celui du péronisme, les “nassé­riens” Sadate et Moubarak ont vidé le nas­sérisme de sa substance, démantelé les acquis de la révolution (notamment sur le plan agraire) et rendu l'Égypte au capitalisme international auquel Nasser l'avait arrachée de haute lutte. Il n'est jusqu'à la figure même de Nasser qui n'ait été pratiquement élimi­née. II est plus facile aujourd'hui d'acheter un portrait de Nasser à Barbès qu'au Caire, j'en ai fait l'expérience… Manifestement, le souvenir de Nasser dérange un pouvoir exclusivement au service d'une grande bourgeoisie revancharde, “tenu” par les Américains et les Saoudiens, et qui interdit de transformer la maison de Nasser en lieu de mémoire alors que les anciens palais de Farouk sont désormais ouverts au public. C'est tout dire !

    Toutefois, les dirigeants actuels de l'Égypte ont quelque raison de se méfier. Certes le mythe nassérien est quelque peu endormi au sein d'une population exténuée de misère par une politique économique criminelle dictée par les dogmes monétaristes du FMI, et qui n'a actuellement d'autre pré­occupation que de survivre au jour le jour. La même remarque peut être d'ailleurs rapportée à l'ensemble du monde arabe et même, je dirais, du Tiers-monde. Mais ce mythe, j'ai la conviction qu'une simple étincelle pourrait le réveiller. D'où viendra-t-elle, et de quelle façon ? II est évidemment impossible de le dire. Les vives polémiques suscitées par la récente sortie, au Caire, d'une biographie cinématographique de Nasser, démontrent en tout cas que son fantôme hante toujours la vie politique égyptienne et qu'il n'a pas fini de troubler le sommeil de ses successeurs…

    • Le réveil de la conscience arabe ne risque-t-il pas de se produire sous les espèces de l'intégrisme islamique, plutôt que par la résurrection d'un nationalisme de type laïque comme l'a été le nassérisme ?

    C'est une question extrêmement complexe à laquelle il est dangereux de répondre par des oppositions tranchées. D'abord, il faut rappeler que, contrairement au Baas, dont la philosophie a été largement influencée par les doctrines politiques européennes, et notamment françaises, le nassérisme n'a jamais été une idéologie laïque stricto sensu. Mais à l'inverse, il faut aussi rappeler que l'islam lui-même est une religion d'une certaine façon “laïque”, dans la mesure où il n'est pas constitué en Église et où il s'identifie totalement à la société civile qu'il innerve et sacralise dans toutes ses ramifications. Beaucoup plus que le christianisme, c'est vraiment une religion, au sens étymologique et antique du terme. Cela, il n'est jamais un seul instant venu à l'esprit de Nasser de le remettre en cause, même s'il a dû combattre durement le mouvement intégriste des Frères musulmans. Si je devais, moi aussi, faire mon autocritique, je reconnaîtrais que, dans mon livre, je n'ai sans doute pas suffisamment souligné l'importance de l'islam dans la formation intellectuelle de Nasser et dans son action révolutionnaire. Indéniablement, son socialisme trouve sa source la plus profonde, et la plus naturelle, dans l'idéal d'égalité et de solidarité communautaire exprimé dans le Coran, comme il l'a d'ailleurs lui-même souligné à de nombreuses reprises.

    Cela dit, il n'en demeure pas moins exact que, dans l'état actuel de décrépitude politique et de délabrement économique et social du monde musulman (et pas seulement arabe), l'intégrisme le plus radical ne peut que séduire des masses désemparées et réduites au désespoir, et il ne manque d'ailleurs pas de le faire. Mais c'est un autre débat dans lequel je ne veux pas entrer maintenant car il exige beaucoup de nuances et de finesse, et ne saurait être ramené à des schémas simplificateurs auxquels l'Occident n'a que trop tendance à recourir pour se dispenser de penser. Tout de même, j'ai pu constater en Égypte que le pouvoir, censé mener une guerre sans merci à “l'islamisme”, lui fait en réalité beaucoup de concessions et lui abandonne même des pans entiers de la vie publique, notamment dans le domaine de la culture. La persécution insidieuse et parfois brutale dont les Coptes sont par ex. aujourd'hui l'objet eût été impensable à l'époque de Nasser qui, après la guerre de 1956, aimait à rappeler que les bombes lancées par MM. Mollet et Éden sur le si pacifique petit peuple de Port-Saïd assassinaient indifféremment chrétiens et musulmans. Voilà une autre trahison du nassérisme par ses héritiers !

    • Michel Marmin, Nasser, Chronique, 1998, 128 p.

    ► Propos recueillis par Michel Thibault, éléments n°93, 1998.

     

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    Evola et Nasser

    En poursuivant une recherche dont nous avons donné les premiers résultats il y a quelques années dans un essai inclus dans notre livre Avium voces (Edizioni all’insegna del Veltro, Parma 1998, pp. 67-87), dans le numéro de juin du bulletin informatique La Nazione Eurasia (numéro spécial pour le trentenaire de la mort de Julius Evola) nous avons publié un essai intitulé Evola et l’Islam. De la tentative de reconstruire organiquement la vision évolienne de la tradition islamique a résulté un cadre qui, s’il apparaît parfois inexact dans quelques détails et souvent conditionné par une perspective plutôt personnelle, constitue toutefois, en fin de compte, une représentation inspirée par la reconnaissance évolienne de ce qu’est essentiellement l’islam : une manifestation de l’esprit traditionnel dont on ne peut pas négliger la « révolte contre le monde moderne ».

    À cet essai, auquel nous renvoyons de toute façon le lecteur, se rattache le présent article, qui est né de la récente redécouverte d’un article d’Evola sur l’« émancipation de l’islam », inclus dans le recueil I testi del Meridiano d’Italia (Edizioni di Ar, Padova 2003, pp. 217-219). L’article remonte à une époque, les années 50, où les milieux fascistes italiens maintenaient encore vivant le souvenir de la position philo-arabe et philo-islamique assumée par l’Italie au cours du Ventennio (1), ainsi que de la solidarité qui durant les années du conflit mondial s’était instaurée entre les forces de l’Axe et des mouvements indépendantistes du monde musulman (2). D’Ailleurs le Manifeste de Vérone, auquel continuait à se référer une grande partie des militants du fascisme de l’après-guerre, avait indiqué parmi les points essentiels de la politique étrangère de la RSI le « respect absolu des peuples parmi les musulmans qui, comme l’Égypte, sont déjà civilement et rationnellement organisés ».

    Et de fait en Égypte, dans les années 50, la révolution des Officiers Libres, après avoir chassé le roitelet fantoche (ami du roi savoyard traître et fugitif), proclama la république, abolit la partitocratie, entama un vaste programme de réformes, nationalisa le capital étranger, expulsa les Britanniques du Canal de Suez, refusa les alliances militaires fonctionnelles de la domination impérialiste, accorda asile et aide aux exilés du Troisième Reich, s’engagea à construire un socialisme national qui, dans la perspective géopolitique nassérienne de l’unité de la Nation Arabe, aurait dû devenir un véritable socialisme panarabe, basé sur les fondations spirituelles fournies par l’islam. Et lorsqu’en 1956, suite à la nationalisation du Canal de Suez, l’Égypte dut faire face à l’agression anglo-franco-sioniste (3), beaucoup de ceux qui avaient combattu avec une conscience de soldat politique contre les « ploutocraties démocratiques de l’Occident » virent dans l’Égypte une nouvelle ligne de front contre les ennemis de toujours et manifestèrent leur solidarité vis-à-vis du peuple égyptien et de son Raïs, Gamal Abd el-nasser (4).

    Julius Evola, qui à l’époque collaborait activement avec les organes de presse du soi-disant « alignement national », publia le 3 Mars 1957 dans le Meridiano d’Italia (dirigé par Franco Maria Servello) un article intitulé « L’émancipation de l’islam est la voie vers le communisme » (5) ; le même article, avec quelque virgules en plus et quelque points-virgules en moins, fut reproposé le 25 juin 1958 aux lecteurs du Roma de Naples.

    Avant tout, écrit Evola, « nos milieux nationaux », qui regardent avec sympathie « les mouvements irrédentistes des peuples arabes et les mêmes initiatives égyptiennes », commettent l’erreur d’attaquer aveuglément le colonialisme, « en oubliant qu’hier il se rattachait au principe même de l’hégémonie de la race blanche ». En second lieu, poursuit-il, « le danger est assez évident que les dits mouvements d’indépendance finissent de manière naturelle dans les eaux du communisme » ; et l’Égypte nassérienne, selon Evola, serait la plus avancée sur cette route dangereuse. Aux positions représentées par le nassérisme et les autres mouvements de libération du monde musulman, Evola oppose « l’islam orthodoxe », qui, à son avis, « est encore défendu par l’Arabie saoudite et par l’organisation des Frères Musulmans », même si ces derniers ont inclus dans leur programme des « idées sociales réformistes et radicales très poussées ».

    « Quandoque bonus dormitat… Julius » — ce serait le cas de le dire, en paraphrasant le proverbe connu. Au contraire, le bon Evola devait vraiment dormir sérieusement pour faire des affirmations de ce genre, lui qui vingt ans auparavant avait développé sur le caractère problématique de la « suprématie de la race blanche » (6) des considérations bien plus profondes et plus cohérentes avec l’essence de sa pensée. Aussi il est difficile de comprendre comment Evola pouvait reconnaître l’orthodoxie islamique dans un pays comme l’Arabie saoudite, gouverné par une tendance (la wahabite) qui dans tout le monde de l’islam, soit sunnite soit chiite, a toujours été considérée comme sectaire et hérétique par la majorité. De plus il est vraiment étrange que même un chercheur comme Evola, beaucoup plus au courant que tant d’autres quant à l’arrière-scène de l’histoire, négligeait le fait que l’Arabie saoudite était née des opérations plus ou moins occultes de l’Angleterre, intéressée à fomenter le nationalisme arabe contre la Turquie et à se garantir un contrôle sur la péninsule arabique. Comme si cela ne suffisait pas, vers la fin des années 50 la monarchie saoudite était un pion de premier ordre du nouvel impérialisme mondial : celui des États-Unis. Mais Evola — il est cruel de devoir se rappeler de certaines limites de sa pensée — avait établi que l’Occident capitaliste était, non certes « du point de vue des idées », mais plutôt par une reconnaissance tactique des circonstances contingentes, le « moindre mal » (7). L’ennemi principal, comme on le sait, était pour lui le communisme, qui, malgré l’évidence de la situation configurée à Yalta, était vu par beaucoup, également de bonne foi, comme un risque réel. Et l’obsession du communisme l’induisit aussi, comme tant d’autres, à voir le danger communiste même là où il ne se trouvait pas : comme, justement, dans l’Égypte de Nasser, où le parti communiste était mis à l’index et où ses dirigeants, qui généralement étaient juifs, étaient mis hors d’état de nuire !

    Dans l’article cité apparaît par contre un point plus digne de considération, que l’auteur tient lui-même pour « essentiel » et qui est formulé dans les termes suivants, souligné en caractères italiques : « ces mêmes peuples islamiques ne se rendent indépendants de l’Occident qu’en s’occidentalisant, c’est-à-dire en subissant spirituellement et culturellement l’invasion occidentale ». C’est-à-dire qu’« ils ne s’émancipent matériellement qu’en abandonnant dans une large mesure leurs propres traditions et en se transformant en copies plus ou moins imparfaites des États occidentaux ».

    Maintenant, si Evola avait tort lorsqu’il exprimait la crainte que l’occidentalisation pousserait les pays musulmans dans les bras du communisme, il avait par contre raison lorsqu’il observait que l’émancipation politique des pays musulmans coloniaux s’accompagnait souvent de l’adoption d’éléments culturels étrangers à la culture islamique.

    Ce qu’Evola ne réussissait pas à apercevoir dans le panorama de la fin des années 50, c’était les énormes potentialités de l’islam, qui, une vingtaine d’années plus tard, se seront manifestées dans un véritable « réveil » et auront conduit des avant-gardes et des peuples musulmans à mettre de côté les idéologies importées et à se tourner à nouveau vers le modèle inspirateur de la Tradition.

    ► Claudio Mutti, 2005. Texte repris dans : Evola envers et contre tous, avatar, 2010.

    [version italienne]

    Notes

    • (1) Sur les rapports entre le fascisme et le monde islamique, voir Enrico Galoppini, Il Fascismo e l’Islam, Parme, 2001.
    • (2) Cf. Stefano Fabei, Guerra santa nel Golfo, Parme 1990 ; Manfredi Martelli, Il Fascio e la Mezzaluna, Rome, 2003.
    • (3) Cf. Gianfranco Peroncini, La guerra di Suez, Parme 1986.
    • (4) Parmi ceux qui dans le socialisme national nassérien reconnurent une des formes de fascisme de l’après-guerre, il y eut Maurice Bardèche, dont nous rapportons ici quelques extraits : « ‘Relève la tête, mon frère, car les jours d’humiliation sont passés’. Cette phrase qui eût convenu à l’Allemagne de 1934, c’est par elle que Nasser annonçait sur les murs du Caire en 1954 l’avènement d’une ère nouvelle. À vingt ans de distance, un autre peuple brisait ses chaînes (…) la structure de la république d’Égypte reproduit les caractères de la structure politique fasciste. Le chef de l’État réunit entre ses mains les différents pouvoirs (…) les partis politiques sont dissous et le contact est maintenu avec le peuple par l’intermédiaire d’un parti unique, l’Union Nationale. (…) Mais en regardant mieux encore, nous trouvons dans le régime de Nasser des traits déjà visibles dans le fascisme d’avant guerre. En particulier ce caractère du fascisme (…) que l’inspirateur d’un mouvement fasciste porte en lui-même et fait porter à son peuple une certaine image de l’homme qui commande une certaine image du monde. Il y a dans tout fascisme une morale et une esthétique (…) Cette mystique fasciste, Nasser et ses amis l’ont trouvée dans l’Islam (…) Dans le Coran il y a quelque chose de guerrier et de fort, quelque chose de viril, quelque chose de romain pour ainsi dire. C’est pourquoi Nasser est si bien compris des Arabes ; il leur parle la langue que parle leur race au fond d’eux-mêmes. » (M. Bardèche, Qu'est-ce que le fascisme ?, Les Sept Couleurs 1962 ; rééd. Pythéas 1995, pp. 121-127).
    • (5) Repris dans : J. Evola, I testi del Meridiano d’Italia, Padoue, 2002, pp. 217-219.
    • (6) J. Evola, « Il problema della supremazia della razza bianca », in : Lo Stato, juillet 1936 ; repris dans J. Evola, Lo Stato (1934-1943), Rome, 1995, pp. 151-160.
    • (7) J. Evola, Orientamenti : Undici punti, Padoue, 2000, p. 24.

     

     

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