• Trop d’infiltrés : l’OTAN abandonne les Afghans

    L’ISAF a décidé de réduire en nombre les opérations conjointes avec les forces de sécurité afghanes

    AfghanistanL’OTAN en Afghanistan a décidé de réduire de moitié les opérations conjointes qu’elle menait avec les forces de sécurité locales, pourtant entraînées par le contingent international. Cette décision survient suite à une succession toujours croissante d’incidents dits “green on blue”, l’expression codée signifiant qu’un soldat ou un policier afghan tire sur ses collègues étrangers. Au cours de cette année 2012, ce type d’incident a causé la mort de plus de 50 militaires occidentaux. Le commandant de l’ISAF vient de l’annoncer, tout en spécifiant bien que la majeure partie des patrouilles communes sont menée à l’échelle du bataillon, voire d’unités plus grandes, tandis que la coopération entre unités plus réduites sera appréciée « au cas par cas et approuvée par les commandants régionaux ». Cette décision arrive juste après que les États-Unis, pour endiguer la multiplication des “attaques internes”, ont suspendu le programme d’entraînement des milices faisant fonction de police locale (ALP), tandis que l’OTAN continuait son propre travail avec l’armée (ANA) et la police (ANP) aghanes, tout en lançant simultanément une campagne de “nettoyage” des effectifs à l’intérieur des forces de sécurité afghanes. Une initiative qui, selon les renseignements fournis par le gouvernement de Kaboul, a conduit à l’expulsion ou à l’arrestation d’environ 700 personnes parmi les soldats et les policiers afghans.

    Une mesure temporaire ?

    Le commandement de l’OTAN a cherché à minimiser l’alarme déclenchée à propos des infiltrés, en précisant que la réduction des opérations conjointes ne constitue qu’une « mesure temporaire », adoptée surtout pour « répondre au niveau élevé de menace dû à la diffusion du vidéo-clip The Innocence of Muslims », le petit film controversé et satirique qui s’en prend au prophète Mohammed et qui a surexcité la rue dans les villes musulmanes du monde entier ces derniers jours. D’après les estimations, seulement un quart des “attaques internes” serait à mettre au compte d’insurgés infiltrés, même si d’autres officiers parlent d’une moitié. Le reste des incidents serait alors imputable à des remontrances personnelles et surtout à un effet ou un autre du “choc des civilisations”. Les incidents de type “green on blue”, par ex., auraient eu lieu suite à la crémation d’un Coran dans une base militaire américaine ou à la diffusion de vidéos montrant des marines outrageant des cadavres d’Afghans, tués au cours d’un combat.

    Toutefois, il est vrai aussi que la hâte de l’OTAN et des États-Unis à augmenter les effectifs des forces de sécurité afghanes — qui, en théorie, devraient garantir la sécurité après le départ des troupes étrangères en 2014 — a eu une influence négative sur la sélection et le recrutement des militaires et policiers qui, souvent, sont corrompus, toxicomanes ou analphabètes ; en outre, ces troupes se font aisément infiltrer par les talibans ou d’autres insurgés.

    Le grave incident de Camp Bastion

    D’après ce que vient de déclarer Leon Panetta, secrétaire américain à la Défense, les attaques contre les forces de l’OTAN perpétrées par des policiers ou des soldats indigènes constituent une tactique « de la dernière chance », parce que les talibans sont désormais « incapables de reconquérir le terrain perdu ». Malgré cette déclaration optimiste, les insurgés ont réussi à infliger quelques dommages importants aux troupes étrangères qui n’attendent plus qu’une chose : rentrer à la maison. Vers la mi-septembre 2012, une quinzaine de miliciens ont attaqué Camp Bastion, une base militaire de l’ISAF, dans laquelle ils ont pu pénétrer. Cette base se situe dans la province d’Halmand, sous contrôle britannique. Les miliciens afghans étaient armés d’armes automatiques, de lance-missiles RPG et munis de gilets bourrés d’explosifs. Le bilan de l’attaque, selon les sources de l’ISAF, est de 6 appareils Harrier AV-8B (à décollage vertical) complètement détruits et de 2 autres gravement endommagés. Trois stations de ravitaillement ont également été détruites. Six hangars ont été sérieusement endommagés. Il semble donc que les membres du commando ont pu se vêtir d’uniformes américains et aient bénéficié d’une aide intérieure.

    Échec du “parcours de transition”

    Cet épisode a contribué, à coup sûr, à précipiter la décision des commandants de l’ISAF de réduire la coopération avec les Afghans, ce qui augmentera le clivage, déjà sourdement existant, entre les militaires de l’OTAN et les troupes indigènes. Cette mesure traduit l’échec du fameux “parcours de transition”, pour lequel on avait déployé une propagande tapageuse, dans les milieux otanesques et américains. Il fallait absolument prouver que, dans l’euphorie et la plus franche des camaraderies, les forces internationales et les troupes afghanes combattaient côte à côte contre le même ennemi taliban ou insurgé. Et que cette situation idyllique allait perdurer jusqu’à ce que l’OTAN et les Américains passent le flambeau. Mais si les instructeurs de l’OTAN ne peuvent plus collaborer étroitement avec les Afghans par crainte de mettre en péril leur propre intégrité, il s’avèrera bien difficile d’atteindre, à terme, l’objectif ambitieux de créer une armée afghane bien structurée et efficace.

    ► Ferdinando Calda, Rinascita, 19 septembre 2012.

     

    Afghanistan

     

    Karzaï s’éloigne du Pakistan et se rapproche de l’Inde 

    Le Président afghan rencontre Singh pour renforcer les rapports bilatéraux

     

    [Ci-dessous : Le président afghan Hamid Karzaï (à g.) et le Premier ministre indien Manmohan Singh, le 4 octobre 2011 à New Delhi. Le “partenariat stratégique” signé avec l'Inde permettra notamment à New Delhi d'aider à entraîner les forces de sécurité afghanes. Cet accord, le premier du genre signé par l'Afghanistan, vise à approfondir la coopération en matière de sécurité, les liens commerciaux et économiques ainsi que les échanges sociaux et culturels. Il pourrait ouvrir la voie à de futurs accords avec les États-Unis : compte tenu des grandes oppositions intérieures et extérieures à un accord sécuritaire de l’Afghanistan avec les États-Unis, le gouvernement de Kaboul espèrerait ainsi que la signature de son premier accord stratégique avec l’Inde pourra réduire les oppositions à la signature d’un accord stratégique avec les États-Unis. Sans doute les États-Unis ont-ils eu un rôle-clé dans la signature de cet accord stratégique, car en fortifiant la situation stratégique de l’Inde dans la région, ils affaiblissent par la même occasion le Pakistan, adversaire traditionnel et atomique de l’Inde. C’est pour cette raison que Hamid Karzaï, tout de suite après la signature de l’accord stratégique avec l’Inde, a affirmé, pour ne pas froisser les susceptibilités, que cette coopération n’était, en aucun cas, dirigée contre le Pakistan ; cela montre que les gouvernements de Kaboul et de New Delhi sont quelque peu inquiets de la réaction d’Islamabad, face à leur coopération stratégique]

    le-pre10.jpgLe Président de l’Afghanistan, Hamid Karzaï, revient d’une mission en Inde, à un moment plutôt délicat pour les équilibres et les alliances qui sont en train de se modifier dans la région. La visite du leader afghan — qui, le 4 octobre 2011, a rencontré le Premier ministre indien Manmohan Singh et le ministre des Affaires étrangères S. M. Krishna — revêt une signification particulière, à la lumière des tensions récentes entre les Afghans et leurs voisins pakistanais, ennemis historiques de la Nouvelle Dehli.

    Tout en rappelant qu’Islamabad est l’unique interlocuteur plausible pour chercher à faire avancer un processus de paix avec les Talibans (vus les rapports présumés et privilégiés des services secrets pakistanais de l’ISI avec les miliciens islamistes et vu le fait que « tous les sanctuaires des terroristes se trouvent sur le territoire pakistanais »), Karzaï et quelques autres ministres de son gouvernement ont accusé le gouvernement du Pakistan de « ne pas soutenir nos efforts pour ramener la paix et la sécurité en Afghanistan ». L’assassinat récent [le 20 septembre dans un attentat suicide à Kaboul] de Burhanuddin Rabbani, chef du Haut Conseil de Paix afghan en charge des négociations avec les Talibans, a refroidi les rapports entre l’Afghanistan et le Pakistan. Une commission d’enquête afghane a affirmé que le fauteur de l’attentat est venu du Pakistan ; hier, Kaboul a accusé les Pakistanais de ne pas collaborer à l’enquête.

    Et tandis que le gouvernement afghan envoie des inspecteurs à Islamabad, Karzaï s’envole vers la Nouvelle Dehli, pour la deuxième fois en un an, avec la ferme intention de renforcer dans l’avenir la coopération entre son pays et l’Inde. L’Inde ne peut certes étendre “militairement” son influence sur l’Afghanistan (du fait qu’elle n’a pas de frontière commune avec ce pays) mais pourrait très bien devenir un important partenaire commercial de Kaboul. Ce n’est pas un hasard si l’Inde est de fait l’un des principaux donateurs pour l’Afghanistan, où elle a investi plus de 2 milliards de dollars depuis 2001. Cet effort semble avoir donné ses fruits, si l’on considère qu’au cours de l’année fiscale 2009-2010, le volume des échanges commerciaux entre les 2 pays a atteint le chiffres de 588 millions de dollars. Il faut souliger tout particulièrement que l’Inde est aujourd’hui l’un des plus importants marchés pour les exportations afghanes de produits agricoles, un secteur sur lequel le gouvernement de Kaboul mise beaucoup. Cette nouvelle visite de Karzaï devrait renforcer ultérieurement l’implication indienne en Afghanistan. Certaines sources évoquent d’ores et déjà un “accord de partenariat stratégique”, qui impliquerait les Indiens dans l’entraînement et la formation des forces de sécurité afghanes.

    Mais l’Inde n’est pas le seul pays à vouloir occuper une place de première importance en Afghanistan, dès que les troupes de l’OTAN auront quitté le pays. Par sa position stratégique, tant économique que militaire, l’Afghanistan, comme depuis toujours, suscite bien des convoitises. Mis à part les États-Unis, qui sont en train de négocier avec Kaboul le droit de maintenir leurs bases pendant quelques décennies, il y a aussi la Russie et, surtout, la Chine qui investissent déjà dans la reconstruction du pays, dans l’espoir de s’accaparer des riches ressources du sous-sol afghan et de se réserver une présence garantie et stable sur le territoire. Il ne faut pas oublier non plus 2 autres puissances régionales, l’Iran et l’Arabie Saoudite, dont la présence potentielle n’est certes pas aussi affichée, mais qui ne voudront sûrement pas courir le risque d’être exclus de tout contact avec l’Afghanistan dans les prochaines décennies.

    Enfin, et ce n’est certainement pas là le moins important des facteurs en jeu, le Pakistan continue à voir dans les massifs montagneux afghans un éventuel refuge inaccessible, tout comme sont inaccessibles les dangereux sanctuaires des groupes armés islamistes, en cas de nouvelle guerre avec l’Inde.

    ► Ferdinando Calda, Rinascita, 5 oct. 2011.

     

    Afghanistan


    AfghanistanObama a adopté la “Doctrine Nixon”

    Bombardements aériens, opérations secrètes et vietnamisation du conflit : c’est ainsi que les États-Unis étaient sortis du conflit vietnamien !

    [Ci-contre : ph. par Sebastian Junger, Afghanistan, 2010]

    La comparaison qui s’impose entre le conflit qui secoue aujourd’hui l’Afghanistan et la guerre du Vietnam a été faite à maintes reprises au cours de ces dernières années. Souvent, cette comparaison a été émise de manière inflationnaire et hors de propos, dans les descriptions que faisaient les observateurs du bourbier sanglant dans lequel les États-Unis semblent empêtrés depuis peu. Quoi qu’il en soit, Barack Obama lui-même, dans son discours tenu à la fin de l’année 2009 à l’Académie militaire de West Point, a bien dû reconnaître qu’il y avait plus d’un parallèle à tracer entre les 2 conflits.

    Il est tout aussi vrai que les différences entre les 2 guerres sont nombreuses ; d’abord, parce que l’époque n’est plus la même et parce que les équilibres internationaux et les acteurs en jeu ont changé. On demeure dès lors stupéfait de constater que les stratégies adoptées par les locataires successifs de la Maison Blanche sont fort similaires. Cette similitude frappe d’autant plus que nous avons, d’une part, le démocrate Barack Obama, Prix Nobel de la Paix, et d’autre part, le républicain Richard Nixon, considéré comme le président belliciste par excellence.

    Nixon avait hérité de son prédécesseur démocrate Lyndon B. Johnson (qui avait accédé à la Maison Blanche après l’assassinat de John F. Kennedy) une guerre toujours plus coûteuse et impopulaire. Nixon avait donc élaboré la fameuse “Doctrine Nixon” pour tenter d’obtenir en bout de course une “paix honorable”, permettant aux États-Unis de se “désengager” sans perdre la face. La nouvelle stratégie visait à réduire les pertes en hommes, toujours mal acceptées par l’opinion publique, en recourant massivement à l’utilisation des forces aériennes, y compris pour bombarder des pays voisins comme le Laos ou le Cambodge (ce qui n’a jamais été reconnu officiellement ; le scandale a éclaté ultérieurement à la suite de la publication des Pentagon Papers). Parallèlement aux bombardements, la “Doctrine Nixon” prévoyait des opérations secrètes dirigées contre des objectifs stratégiques et doublées d’une vaste opération de renseignement pour identifier et frapper les combattants du Vietcong (c’est ce que l’on avait appelé le “Programme Phoenix”).

    Dans le Quadriennal Defence Review, le rapport du Pentagone qui paraît tous les 4 ans, le ministre de la défense américain Robert Gates présentait, début février 2010, les principales lignes directrices de la nouvelle stratégie de guerre, annonçait l’augmentation du financement des opérations spéciales et secrètes et un recours croissant aux bombardements par drones (avions sans pilote). Ces avions sans pilote ont mené à bien des centaines d’attaques “non officielles” en territoire pakistanais. Toutes ces manœuvres ont été flanquées d’un renforcement général des appareils destinés à glaner du renseignement.

    Mais les analogies entre la “Doctrine Nixon” et l’“exit strategy” d’Obama ne s’arrêtent pas là. Il y a aussi la tentative d’acheter le soutien de la population par l’intermédiaire de “projets de développement”, comme l’était le Civil Operations and Rural Development Support (CORD ; Opérations civiles et soutien au développement rural) au Vietnam et comme l’est actuellement son équivalent afghan, le Provincial Reconstruction Team (PRT ; Équipe de reconstruction des provinces). On constate aussi que se déroulent des tractations secrètes avec le parti ennemi (ou, du moins, des tentatives de dialogue), qui se font en dehors de toutes les rencontres officielles. Il y a ensuite et surtout le programme mis en œuvre pour un retrait graduel qui implique de transférer les missions proprement militaires à l’armée du “gouvernement local”.

    Selon la stratégie vietnamienne élaborée en son temps par le Secrétaire d’État Henry Kissinger, le renforcement de l’armée sud-vietnamienne et la vietnamisation du conflit devaient assurer aux États-Unis un “espace-temps satisfaisant”, un “decent interval”, entre le retrait américain et l’inévitable victoire du Vietcong ; ou, pour reprendre les paroles mêmes de Henry Kissinger : « avant que le destin du Sud-Vietnam ne s’accomplisse ». Tout cela était mis en scène pour que le retrait américain ne ressemble pas trop à une défaite. Comme prévu, l’armée nord-vietnamienne est entrée à Saigon, 4 années après le départ des troupes américaines.

    Aujourd’hui cependant, Obama doit se contenter d’une armée afghane à peine capable de tenir pendant le “decent interval” envisagé, c’est-à-dire pendant l’espace-temps entre le retrait définitif des troupes américaines et la rechute terrible et prévisible de l’Afghanistan dans une guerre civile où s’entre-déchireront les diverses ethnies qui composent le pays.

    ► Ferdinando Calda, Rinascita, 27 mai 2011.

    Autres brèves sur l'Afghanistan


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    Les États-Unis modifient leur stratégie en Afghanistan

    À partir de 2014, le gouvernement afghan devra lui-même assurer la sécurité sur son propre territoire. Cette intention a été confirmée au Président Hamid Karzaï fin juillet 2010, lors de la Conférence internationale sur l’Afghanistan, tenue à Kaboul. Dès l’été 2011, les premières troupes américaines quitteront le pays, ce qui, d’après les paroles d’Hillary Clinton, ministre américaine des affaires étrangères, constituera « le commencement d’une phase nouvelle de notre engagement et non sa fin ». En fin de compte, les États-Unis entendent participer, après le retrait de leurs troupes, à la formation des forces afghanes de sécurité.

    Le Président américain Barack Obama cherche ainsi à se débarrasser du vieux fardeau afghan, hérité de son prédécesseur George W. Bush, juste avant les présidentielles de 2012. Mais derrière les plans de retrait hors d’Afghanistan, que l’on concocte aux États-Unis, se profile le constat que la guerre dans ce pays, qui dure maintenant depuis 9 ans, ne pourra pas être gagnée. À cela s’ajoute le coût très élevé de cette guerre, qui se chiffre à quelque 100 milliards de dollars par an. Une telle somme ne peut plus raisonnablement s’inscrire désormais dans le budget américain, solidement ébranlé. Richard N. Haass, Président du très influent Council of Foreign Relations (CFR) tire la conclusion : « Nous devons reconnaître que cette guerre a été un choix et non pas une nécessité ». Il y a surtout que le coût militaire de l’entreprise est trop élevé, dans la mesure où elle mobilise des ressources qui, du coup, manquent en d’autres points chauds. Haass cite, dans ce contexte, l’Iran et la Corée du Nord, 2 États étiquetés “États voyous”, qui se trouvent depuis longtemps déjà dans le collimateur de Washington.

    Si les États-Unis se retirent du théâtre opérationnel de l’Hindou Kouch, l’Afghanistan, ébranlé par la guerre, n’évoluera pas pour autant vers des temps moins incertains. Ensuite et surtout, les États-Unis ne disposent pas de moyens adéquats pour trancher le nœud gordien afghan, constitué d’un entrelacs très compliqué de combattants talibans, de divisions ethniques et de structures claniques traditionnelles. Il y a ensuite le voisin pakistanais, disposant d’armes nucléaires, qui est tout aussi instable que l’Afghanistan. Rien que ce facteur-là interdit aux États-Unis de laisser s’enliser l’Afghanistan dans un chaos total. D’après Haass, « les deux objectifs des États-Unis devraient être les suivants : empêcher qu’Al Qaeda ne se redonne un havre sécurisé dans les montagnes afghanes et faire en sorte que l’Afghanistan ne mine pas la sécurité du Pakistan ». C’est pourquoi, malgré le retrait annoncé, on peut être certain que des troupes américaines demeureront en permanence en Afghanistan, fort probablement en vertu d’un accord bilatéral qui sera signé entre Washington et Kaboul. Les Américains, finalement, n’ont que fort peu confiance en les capacités du Président afghan Karzaï, homme corrompu, qui, au cours des années qui viennent de s’écouler, n’a pu assurer sa réélection que par une tricherie de grande envergure.

    La situation en Afghanistan et aussi en Irak indique aujourd’hui qu’il y a changement de stratégie à Washington, comme l’atteste les nouvelles démarches des affaires étrangères américaines. Hier, nous avions les “guerres préventives” pour généraliser sur la planète entière les principes de la “démocratie libérale” ; les cénacles et les “boîtes à penser” des néo-conservateurs les avaient théorisées. Aujourd’hui, nous assistons à un retour à la Doctrine Nixon. Richard Nixon, Président des États-Unis de 1969 à 1974, après le désastre du Vietnam, avait parié, surtout en Asie, sur le renforcement des économies des pays alliés et sur le soutien militaire à leur apporter. Aujourd’hui, le ministre de la défense américain Robert Gates déclare « qu’il est peu vraisemblable que les États-Unis répètent bientôt un engagement de l’ampleur de celui d’Afghanistan ou d’Irak, pour provoquer un changement de régime et pour construire un État sous la mitraille ». Mais parce que le pays doit faire face à toutes sortes de menaces, en premier lieu celle du terrorisme, l’efficacité et la crédibilité des États-Unis doivent demeurées intactes aux yeux du monde. Ces réalités stratégiques exigent, dit Gates, que le gouvernement de Washington améliore ses capacités à consolider les atouts de ses partenaires. Il faudra donc, poursuit-il, « aider d’autres États à se défendre eux-mêmes et, si besoin s’en faut, de lutter aux côtés des forces armées américaines, dans la mesure où nous aurons préparé leurs équipements, veillé à leur formation et apporté d’autres formes d’assistance à la sécurité ».  Gates justifie aussi le changement de stratégie comme suit : l’histoire récente a montré que les États-Unis ne sont pas prêts de manière adéquate à affronter des dangers nouveaux et imprévus émanant surtout d’États dits “faillis”.

    L’Afghanistan recevra donc une « assistance à la sécurité », mais on peut douter qu’elle enregistrera le succès escompté. Toutefois la nouvelle stratégie américaine nous montre que Washington n’est pas vraiment prêt à renoncer à ses visées hégémoniques. En effet, l’armement d’alliés et de partenaires, en lieu et place de l’envoi de troupes propres, offre un grand avantage : les moyens peuvent être utilisés de manière beaucoup plus diversifiée. En fin de compte, il y a, dispersés sur l’ensemble du globe, bon nombre de pays qui peuvent être mobilisés pour faire valoir les intérêts américains. Exemples : la Colombie, pour tenir en échec le Président vénézuélien Hugo Chavez, ennemi des États-Unis ; ou les petits émirats du Golfe Persique pour constituer un avant-poste menaçant face à l’Iran. Comme l’exprime le ministre des affaires étrangères Gates : « Trouver la manière d’améliorer la situation qu’adoptera ensuite le gouvernement américain pour réaliser cette tâche décisive, tel est désormais le but majeur de notre politique nationale ».

    ► Bernhard Tomaschitz, zur Zeit n°30/2010.

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    ◘ À lire : Ahmed RASHID : L'ombre des taliban, éd. Autrement, 2001, 20 €.

    omtal010.jpgAhmed Rashid est un journaliste pakistanais, correspondant de la BBC et de CNN. Il n'empêche que son ouvrage nous révèle des aspects intéressants du phénomène taliban. D'abord, Rashid croque une histoire de ce mou­ve­ment dans l'Afghanistan en proie à des dissensions civiles graves, consécutives de l'évacuation du pays par les troupes soviétiques. Cette histoire commence en 1994 et se termine à la suite de l'intervention américaine en oc­­­tobre 2001. Pour Rashid, le mouvement taliban est un défi à l'islam, car il interdit absolument toute forme de compromissions avec des idéologies musulmanes moins rigides ou, a fortiori, avec l'Occident. Mais ce mou­ve­­ment a été “dopé” à l'héroïne, sans le trafic de cette substance, jamais il n'aurait tenu le coup. Rashid nous ex­­plique d'un point de vue pakistanais quels sont les nouveaux éléments dans le “Grand Jeu”, montre que l'af­fai­re des oléoducs trans-afghans a été déterminante dans l'évolution des rapports entre les États-Unis et les Ta­li­­bans. Dans un chapitre 15, Ahmed Rashid analyse un conflit au sein de l'Islam, entre Chiites et Sunnites, soit en­­­tre 2 puissances antagonistes, l'Iran et l'Arabie Saoudite, cette dernière, plus fondamentaliste et plus ri­go­­riste, étant un allié privilégié des États-Unis. L'intérêt de cet ouvrage est de montrer que drogues et pétrole sont les enjeux majeurs du conflit en cours, que les unes et l'autre vont servir à asseoir la puissance financière des États-Unis (comme les guerres de l'opium contre la Chine avaient permis de remplir les caisses de certaines ban­ques londoniennes au XIXe siècle) et leur donner la maîtrise du commerce des hydrocarbures, au dé­tri­ment des puissances énergétiquement faibles et pauvres, en dépit de leurs immenses potentialités industrielles et commerciales : l'Europe et le Japon.


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    afghan10.jpg1979 : les troupes soviétiques en Afghanistan

    24 décembre 1979 : Les troupes soviétiques entrent en Afghanistan

    Le 27 avril 1978, le Parti Démocratique Populaire d’Afghanistan avait pris le pouvoir sous la direction de Muhammad Taraki. Le pays se rapproche de l’URSS afin de parfaire un programme de réformes sociale, surtout dans les domaines de l’éducation et de la réforme agraire. Notons, au passage, que l’Afghanistan avait bien dû se tourner vers l’URSS, les puissances anglo-saxonnes, qui soutenaient alors Khomeiny, voyaient d’un mauvais œil les tentatives iraniennes de venir en aide aux Afghans.

    Ce nouveau régime, en observant la situation chaotique dans laquelle se débattait l’Iran, met immédiatement les agitateurs religieux au pas. La CIA décide tout de suite de soutenir une trentaine de groupes de moudjahhidins. La situation devient alors bien vite critique. Dans les troubles qui agitent l’Afghanistan, Taraki est assassiné. En septembre 1979, Hafizullah Amin prend le pouvoir, ce qui déclenche une guerre civile, amenant, le 24 décembre, les troupes soviétiques à intervenir, pour rétablir l’ordre. Amin est exécuté. Babrak Karmal accède alors au pouvoir et demande à Brejnev l’appui permanent de troupes soviétiques. Ce qui lui est accordé. L’Occident capitaliste (l’américanosphère) et l’Islam radical condamnent l’intervention et forgent une alliance qui durera jusqu’aux attentats du 11 septembre (qui n’y mettront fin qu’en apparence).

    Le 21 mars 1980, les Afghans hostiles aux Soviétiques forment une Alliance islamique pour la liberté de l’Afghanistan, qui comprends des fondamentalistes et des monarchistes. Cette alliance, dont le nom contient les vocables “islamistes”, pour plaire aux bailleurs de fonds saoudiens, et “liberté”, pour plaire aux Américains, comptait 7 partis islamistes, dont 4 étaient jugés fondamentalistes et 3, plus ou moins modérés. Ces partis installent leur QG sur le territoire pakistanais voisin. Dans la longue guerre qui s’ensuivra, les services pakistanais, dont surtout l’ISI, recevront et distribueront l’argent et les armes venus des États-Unis, d’Arabie Saoudite et d’organisations “privées” arabo-musulmanes.

    Zbigniew Brzezinski, artisan de cette stratégie, avouera, dans un entretien accordé au Monde, que la version officielle d’une aide aux moudjahhidins à partir de 1980 est fausse. D’après le stratège, c’est le 3 juillet 1979 que la décision a été prise d’armer les moudjahhidins, pour attirer l’URSS dans un piège, afin de la déstabiliser par une opération coûteuse et de lui donner une mauvaise image médiatique, tant dans le monde arabo-musulman que dans l’américanosphère.


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    Afghanistan : une guerre programmée depuis 210 ans 

    ♦ Conférence prononcée par Robert Steuckers le 24 novembre 2001 à la tribune du Cercle Hermès de Metz, à la tribune du MNJ le 26 janvier 2002 et à la tribune commune de Terre & Peuple-Wallonie et de Synergies Européennes-Bruxelles le 21 février 2002

    iran_a10.gifDepuis que les troupes américaines et occidentales ont dé­barqué en Afghanistan, dans le cadre de la guerre anti-ter­ro­ristes décrétée par Bush à la suite des attentats du 11 sep­tembre 2001, un regard sur l'histoire de l'Afghanistan au cours de ces 2 derniers siècles s'avère impératif ; de mê­me, joindre ce regard à une perspective plus vaste, englo­bant les théâtres et les dynamiques périphériques, permet­trait de juger plus précisément, à l'aune de l'histoire, les ma­nœuvres américaines en cours. Il nous induit à constater que cette guerre dure en fait depuis au moins 210 ans. Pour­quoi ce chiffre de 210 ans ? Parce que les principes, qui la guident, ont été consignés dans un mémorandum anglais en 1791, mémorandum qui n'a pas perdu de sa validité dans les stratégies appliquées de nos jours par les puissances ma­­ritimes. Seule l'amnésie historique, qui est le lot de l'Eu­rope actuelle, qui nous est imposée par des politiques aber­rantes de l'enseignement, qui est le produit du refus d'en­sei­­gner l'histoire correctement, explique que la teneur de ce mémorandum n'est pas inscrite dans la tête des diplo­ma­tes et des fonctionnaires européens. Ils en ignorent généra­le­ment le contenu et sont, de ce fait, condamnés à ignorer le moteur de la dynamique à l'œuvre aujourd'hui.

    Louis XVI : l'homme à abattre

    Quel est le contexte qui a conduit à la rédaction de ce fameux mémorandum ? La date-clef qui explique le pourquoi de sa rédaction est 1783. En cette année-là, à l'Est, les ar­mées de Catherine de Russie prennent la Crimée et le port de Sébastopol, grâce à la stratégie élaborée par le Ministre Potemkine et le Maréchal Souvorov (cf. : Gérard Chaliand, Anthologie mondiale de la stratégie - Des origi­nes au nu­cléaire, Laffont/Bouquins, 1990). À partir de cette année 1783, la Crimée devient entièrement russe et, plus tard, à la suite du Traité de Jassy en 1792, il n'y aura plus aucune troupe ottomane sur la rive septentrionale de la Mer Noire. À l'Ouest, en 1783, la Marine Royale française écrase la Royal Navy anglaise à Yorktown, face aux côtes américaines. La flotte de Louis XVI, bien équipée et bien commandée, réorganisée selon des critères de réelle ef­fi­cacité, domine l'Atlantique. Son action en faveur des insur­gés américains a pour résultat politique de détacher les 13 colonies rebelles de la Couronne anglaise. À partir de ce moment-là, le sort de l'artisan intelligent de cette vic­toire, le Roi Louis XVI, est scellé. Il devient l'homme à a­battre. Exactement comme Saddam Hussein ou Milosevic au­jourd'hui. Paul et Pierrette Girault de Coursac, dans Guer­res d'Amérique et libertés des mers (cf. infra), ont dé­crit avec une minutie toute scientifique les mécanismes du complot vengeur de l'Angleterre contre le Roi de France qui a développé une politique intelligente, dont les 2 piliers sont : 1) la paix sur le continent, concrétisée par l'alliance avec l'Empire autrichien, dépositaire de la légitimité impé­riale romano-germanique, et 2) la construction d'une flotte appelée à dominer les océans (à ce propos, se rappeler des expéditions de La Pérouse ; cf. Yves Cazaux, Dans le sillage de Bougainville et de Lapérouse, Albin Michel, 1995).

    L'Angleterre de la fin du XVIIIe siècle, battue à Yorktown, me­nacée par les Russes en Méditerranée orientale, va vou­loir inverser la vapeur et conserver le monopole des mers. Elle commence par lancer un débat de nature juridique : la mer est-elle res nullius ou res omnius, une chose n'appar­te­nant à personne, ou une chose appartenant à tous ? Si elle est res nullius, on peut la prendre et la faire sienne ; si elle est res omnius, on ne peut prétendre au monopole et il faut la partager avec les autres puissances. L'Angleterre va évidemment arguer que la mer est res nullius. Sur terre, l'An­gleterre continue à appliquer sa politique habituelle, mise au point au XVIIe siècle, celle de laBalance of Po­wers”, de l'équilibre des puissances. En quoi cela consiste-t-il ? À s'allier à la seconde puissance pour abattre la pre­miè­re. En 1783, cette pratique pose problème car il y a désor­mais alliance de facto entre la France et l'Autriche : on ne peut plus les opposer l'une à l'autre comme au temps de la Guer­re de Succession d'Espagne. C'est d'ailleurs la première fois depuis l'alliance calamiteuse entre François Ier et le Sul­tan turc que les 2 pays marchent de concert. Depuis le mariage de Louis XVI et de Marie-Antoinette de Habsbourg-Lorraine, il est donc impossible d'opposer les 2 puissan­ces traditionnellement ennemies du continent. Cette union continentale ne laisse rien augurer de bon pour les Anglais, car, profitant de la paix avec la France, Joseph II, Empe­reur germanique, frère de Marie-Antoinette, veut exploiter sa façade maritime en Mer du Nord, dégager l'Escaut de l'é­tau hollandais et rouvrir le port d'Anvers. Joseph II s'inspire des projets formulés quasiment un siècle plus tôt par le Comte de Bouchoven de Bergeyck, soucieux de développer la Compagnie d'Ostende, avec l'aide du gouverneur espa­gnol des Pays-Bas, Maximilien-Emmanuel de Bavière. La ten­tative de Joseph II de forcer le barrage hollandais sur l'Escaut se termine en tragi-comédie : un canon hollandais tire un bou­let qui atterrit au fond de la marmite des cui­si­nes du ba­teau impérial. On parlera de “Guerre de la Mar­mi­te”. L'Es­caut reste fermé. L'Angleterre respire.

    Organiser la révolution et le chaos en France

    Comme cette politique de “Balance of Powers” s'avère im­possible vu l'alliance de Joseph II et de Louis XVI, une nou­velle stratégie est mise au point : organiser une révolution en France, qui débouchera sur une guerre civile et affai­blira le pays, l'empêchant du même coup de financer sa po­litique maritime et de poursuivre son développement in­dustriel. En 1789, cette révolution, fomentée depuis Lon­dres, éclate et précipite la France dans le désastre. Olivier Blanc, Paul et Pierrette Girault de Coursac sont les his­to­riens qui ont explicité en détail les mécanismes de ce pro­cessus (cf. : Olivier Blanc, Les hommes de Londres - His­toire secrète de la Terreur, Albin Michel, 1989 ; Paul et Pier­rette Girault de Coursac, Guerre d'Amérique et liberté des mers 1718-1783, F.X. de Guibert/OEIL, Paris, 1991). En 1791, les Anglais obtiennent indirectement ce qu'ils veu­lent : la République néglige la marine, ne lui vote plus de crédits suffisants, pour faire la guerre sur le con­ti­nent et rom­pre, par voie de conséquence, l'harmonie fran­co-impé­riale, prélude à une unité diplomatique européenne sur tous les théâtres de conflit, qui avait régné dans les vingt an­nées précédant la Révolution française.

    Trois stratégies à suivre

    À Londres, on pense que la France, agitée par des avocats convulsionnaires, est plongée pour longtemps dans le ma­ras­me et la discorde civile. Reste la Russie à éliminer. Un mémorandum anonyme est remis, la même année, à Pitt ; il s'intitule Russian Armament et contient toutes les recet­tes simples et efficaces pour abattre la seconde menace, née, elle aussi, en 1783, qui pèse sur la domination poten­tielle des mers par l'Angleterre. Ce mémorandum contient en fait 3 stratégies à suivre à tout moment :

    • 1) Contenir la Russie sur la rive nord de la Mer Noire et l'empêcher de faire de la Crimée une base maritime capable de porter la puissance navale russe en direction du Bosphore et au-delà ; cette stratégie est appliquée aujourd'hui, par l'alliance turco-américaine et par les tentatives de satelliser la Géor­gie de Chevarnadze.

    • 2) S'allier à la Turquie, fort affaiblie de­puis les coups très durs que lui avait portés le Prince Eu­gène de Savoie entre 1683 et 1719. La Turquie, incapable dé­sormais de développer une dynamique propre, devait de­venir, pour le bénéfice de l'Angleterre, un verrou infran­chissable pour la flotte russe de la Mer Noire. La Turquie n'est donc plus un “rouleau compresseur” à utiliser pour dé­truire le Saint Empire, comme le voulait François Ier ; ni ne peut constituer un “tremplin” vers la Méditerranée orienta­le et vers l'Océan Indien, pour une puissance continentale qui serait soit la Russie, si elle parvenait à porter ses forces en avant vers les Détroits (vieux rêve depuis que l'infortu­née épouse du Basileus, tombé l'épée à la main à Constan­tinople en 1453 face aux Ottomans, avait demandé aux Rus­ses de devenir la “Troisième Rome” et de prendre le re­lais de la défunte Byzance) ; soit l'Autriche si elle avait pu consolider sa puissance au cours du XIXe siècle ; soit l'Alle­magne de Guillaume II, qui, par l'alliance effective qu'elle scelle avec la Sublime Porte, voulait faire du territoire tur­co-anatolien et de son prolongement mésopotamien un “trem­plin” du cœur de l'Europe vers le Golfe Persique et, par­tant, vers l'Océan Indien (ce qui suscita la fameuse “Ques­tion d'Orient” et constitua le motif principal de la Pre­mière Guerre Mondiale ; rappelons que la “Question d'O­rient” englobait autant les Balkans que la Mésopotamie, les 2 principaux théâtres de conflit à nos portes ; les 2 zo­nes sont étroitement liées sur le plan géopolitique et géo­stratégique).

    • 3) Éloigner toutes les puissances euro­péennes de la Méditerranée orientale, afin qu'elles ne puis­sent s'emparer ni de Chypre ni de la Palestine ni de l'isthme égyptien, où l'on envisage déjà de creuser un canal en di­rection de la Mer Rouge.

    La réouverture de l'Escaut

    En 1793, la situation a cependant complètement changé en France. La République ne s'enlise pas dans les discussions stériles et la dissension civile, mais tombe dans la Terreur, où les sans-culottes jouent un rôle équivalent à celui des talibans aujourd'hui. En 1794, après la bataille de Fleurus remportée par Jourdan le 25 juin, les armées révolution­nai­res françaises s'emparent définitivement des Pays-Bas au­tri­chiens, prennent, avec Pichegru, le Brabant et le port d'An­vers, de même que le Rhin, de Coblence — ville prise par Jourdan en même temps que Cologne — à son embou­chure dans la Mer du Nord. Ils réouvrent l'Escaut à la na­vi­gation et entrent en Hollande. Le delta des 3 fleuves (Es­caut / Meuse / Rhin), qui fait face aux côtes anglaises et à l'estuaire de la Tamise, se trouve désormais aux mains d'une puissance de grande profondeur stratégique (l'Hexa­go­ne). La situation nouvelle, après les soubresauts chaoti­ques de la révolution, est extrêmement dangereuse pour l'An­gleterre, qui se souvient que les corsaires hollandais, sous la conduite de l'Amiral de Ruyter, avaient battu 3 fois la flotte anglaise et remonté l'estuaire de la Tamise pour incendier Londres (1672-73) (1). En partant d'Anvers, il faut une nuit pour atteindre l'estuaire de la Tamise, ce qui ne laisse pas le temps aux Anglais de réagir, de se por­ter en avant pour détruire la flotte ennemie au milieu de la Mer du Nord : d'où leur politique systématique de détacher les pays du Bénélux et le Danemark de l'influence française ou allemande, et d'empêcher une fusion des Pays-Bas sep­ten­trionaux et méridionaux, car ceux-ci, unis, s'avèreraient ra­pidement trop puissants, vu l'union de la sidérurgie et du charbon wallons à la flotte hollandaise (a fortiori quand un empire colonial est en train de se constituer en Indonésie, à la charnière des océans Pacifique et Indien).

    Lord Castlereagh proposa à Vienne en 1815 la consolidation et la satellisation du Danemark pour verrouiller la Baltique et fermer la Mer du Nord aux Russes, la création du Ro­yau­me-Uni des Pays-Bas (car on ne perçoit pas encore sa puis­sance potentielle et on ne prévoit pas sa future pré­sence en Indonésie), la création du Piémont-Sardaigne, État-tam­pon entre la France et l'Autriche, et marionnette de l'An­gleterre en Méditerranée occidentale ; Homer Lea théo­ri­sera cette politique danoise et néerlandaise de l'Angleterre en 1912 (cf. infra) en l'explicitant par une cartographie très claire, qui reste à l'ordre du jour.

    Nelson : Aboukir et Trafalgar

    Les victoires de la nouvelle république, fortifiées à la suite d'une terreur bestiale, sanguinaire et abjecte, notamment en Vendée, provoquent un retournement d'alliance : d'insti­gatrice des menées “dissensionnistes” de la révolution, l'An­gle­terre devient son ennemie implacable et s'allie aux ad­ver­saires prussiens et autrichiens de la révolution (stratégie mise au point par Castlereagh, sur ordre de Pitt). Résultat : un espace de chaos émerge entre Seine et Rhin. Dans les an­nées 1798-99, Nelson va successivement chasser la ma­ri­ne française de la Méditerranée, car elle est affaiblie par les mesures de restriction votées par les assemblées révo­lu­tionnaires irresponsables, alors que l'Angleterre avait lar­ge­ment profité du chaos révolutionnaire français pour con­so­li­der sa flotte. Par la bataille d'Aboukir, Nelson isole l'armée de Bonaparte en Égypte, puis, les Anglais, avec l'aide des Turcs et en mettant au point des techniques de débar­que­ment, finissent par chasser les Français du bassin oriental de la Méditerranée ; à Trafalgar, Nelson confisque aux Fran­çais la maîtrise de la Méditerranée occidentale.

    Géostratégiquement, notre continent, à la suite de ces 2 batailles navales, est encerclé par le Sud, grâce à la tri­ple alliance tacite de la flotte anglaise, de l'Empire otto­man et de la Perse. La thalassocratie joue à fond la carte turco-islamique pour empêcher la structuration de l'Europe continentale : une carte que Londres joue encore aujour­d'hui. Dans l'immédiat, Bonaparte abandonne à regret toute visée sur l'Égypte, tout en concoctant des plans de retour jus­qu'en 1808. Par la force des choses, sa politique devient strictement continentale ; car, s'il avait parfaitement com­pris l'importance de l'Égypte, position clef sur la route des Indes, et s'il avait pleine conscience de l'atout qu'étaient les Indes pour les Anglais, il ne s'est pas rendu compte que la maîtrise de la mer implique ipso facto une domination du continent, lequel, sans la possibilité de se porter vers le lar­ge, est condamné à un lent étouffement. La présence d'es­cadres suffisamment armées en Méditerranée ne ren­dait pas la conquête militaire — coûteuse — du territoire é­gyptien obligatoire.

    Dialectique Terre / Mer

    Depuis cette époque napoléonienne, notre pensée politi­que, sur le continent, devient effectivement, pour l'essen­tiel, une pensée de la Terre, comme l'attestent bon nombre de textes de la première décennie du XIXe siècle, les é­crits de Carl Schmitt et ceux de Rudolf Pannwitz

    [cf. R. Steuckers : « Rudolf Pannwitz : “Mort de la Terre”, Im­perium Europæum et conservation créatrice », in : Nou­vel­les de Synergies Européennes n°19, avril 1996 ; « L'Europe entre déracinement et réhabilitation des lieux : de Schmitt à Deleuze », in : Nouvelles de Sy­nergies Européennes n°27, 1997 ; « Les visions d'Europe à l'époque napoléonienne - Aux sour­ces de l'européisme contemporain », in : Nouvelles de Synergies Européennes n°45, 2000] 

    C'est contre cette limitation volontaire, contre cette “thalassophobie”, que s'insurgeront des hommes comme Friedrich Ratzel (cf. : R. Steuckers, « F. Ratzel (1844-1904) : anthropo­géo­graphie et géographie politique », in : Vouloir n°9/ns, 1997) et l'Amiral von Tirpitz. Le Blocus continental, si bien décrit par Bertrand de Jouvenel (cf. Napoléon et l'économie dirigée - Le blocus con­ti­nental, éd. de la Toison d'Or, Bruxelles, 1942), a des as­pects positifs et des aspects négatifs. Il permet un déve­loppement interne de l'industrie et de l'agriculture euro­péenne. Mais, par ailleurs, il condamne le continent à une forme dangereuse de “sur place”, où aucune stratégie de mobilité globale n'est envisagée. À l'ère de la globalisation— et elle a commencée dès la découverte des Amériques, comme l'a expliqué Braudel —  cette timidité face à la mo­bi­lité sur mer est une tare dangereuse, selon Ratzel.

    Le plan du Tsar Paul Ier

    En 1801, il y a tout juste 200 ans, l'Angleterre doit faire face à une alliance entre le Tsar Paul Ier et Napoléon. L'ob­jectif des 2 hommes est triple :

    • 1) Ils veulent s'emparer des Indes et les Français, qui se souviennent de leurs dé­boires dans ce sous-continent, tentent de récupérer les a­touts qu'ils y avaient eus,
    • 2) Ils veulent bousculer la Perse, alors alliée des Anglais, grâce aux talents d'un très jeune of­ficier, le fameux Malcolm, qui, enfant, avait appris à par­ler persan à la perfection, et qui fut nommé capitaine à 13 ans et général à 18,
    • 3) Ils cherchent les moyens capables de réaliser le Plan d'invasion de Paul Ier : acheminer les troupes françaises via le Danube et la Mer Noire (et nous trouvons exactement les mêmes enjeux qu'aujourd'hui !), tandis que les troupes russes, composées essentiellement de cavaliers et de cosaques, marcheraient à travers le Turkestan vers la Perse et l'Inde. Dans les conditions techniques de l'époque, ce plan s'est avéré irréalisable, parce qu'il n'y avait pas en­core de voies de communication valables. Le Tsar conclut qu'il faut en réaliser (en germe, nous avons le projet du Transsibérien, qui sera réalisé un siècle plus tard, au grand dam des Britanniques).

    En 1804, malgré qu'elle ne soit plus l'alliée de la France na­poléonienne, la Russie marque des points dans le Caucase, amorce de ses avancées ultérieures vers le cœur de l'Asie centrale. Ces campagnes russes doivent être remises au­jour­d'hui dans une perspective historique bien plus vaste, d'une profondeur temporelle immémoriale : elles visent, en réalité, à parfaire la mission historique des peuples indo-européens, et à rééditer les exploits des cavaliers indo-ira­niens ou proto-iraniens qui s'étaient répandu dans toute l'A­sie centrale vers 1600 av. JC. Les momies blanches du Sin­kiang chinois prouvent cette présence importante et domi­nante des peuples indo-européens (dont les Proto-Tokha­riens) au cœur du continent asiatique. Ils ont fort proba­ble­ment poussé jusqu'au Pacifique. Les Russes, du temps de Ca­therine II et de Paul Ier, ont parfaitement conscience d'ê­tre les héritiers de ces peuples et savent intimement que leur présence attestée en Asie centrale avant les peuples mongols ou turcs donne à toute l'Europe une sorte de droit d'aînesse dans ces territoires. L'antériorité de la conquête et du peuplement proto-iraniens en Asie centrale ôte toute légitimité à un contrôle mongol ou turc de la région, du moins si on raisonne sainement, c'est-à-dire si on raisonne avec longue mémoire, si on forge ses projets sur base de la plus profonde profondeur temporelle. Des Proto-Ira­niens à Alexandre le Grand et à Brejnev, qui donne l'ordre à ses troupes de pénétrer en Afghanistan, la continuité est établie.

    La ligne Balkhach / Aral / Caspienne / Volga

    L'analyse cartographique de Colin MacEvedy, auteur de nom­breux atlas historiques, montre que lorsqu'un peuple non européen se rend maître de la ligne Lac Balkhach, Mer d'Aral, Mer Caspienne, cours de la Volga, il tient l'Europe à sa merci. Effectivement, qui tient cette ligne, que Brze­zin­ski appelle la “Silk Road”, est maître de l'Eurasie tout en­tière, de la fameuse “Route de la Soie” et de la Terre du Mi­lieu (Heartland). Quand ce n'est pas un peuple européen qui tient fermement cette ligne, comme le firent les Huns et les Turcs, l'Europe entre irrémédiablement en déclin. Les Huns s'en sont rendu maîtres puis ont débouché, après avoir franchi la Volga, dans la plaine de Pannonie (la future Hongrie) et n'ont pu être bloqués qu'en Champagne. Les A­vars, puis les Magyars (arrêtés à Lechfeld en 955), ont suivi exactement la même route, passant au-dessus de la rive sep­tentrionale de la Mer Noire. De même, les Turcs sel­djou­kides, passant, eux, par la rive méridionale, prendront toute l'Anatolie, détruiront l'Empire byzantin, remonteront le Danube vers la plaine hongroise pour tenter de conquérir l'Europe et se retrouveront 2 fois devant Vienne.

    En 1838, les Britanniques prévoient que les Russes, s'ils con­tinuent sur leur lancée, vont arriver en Inde et établir une frontière commune avec les possessions britanniques dans le sous-continent indien. D'où, bons connaisseurs des dynamiques et des communications dans la région, ils for­gent la stratégie qui consiste à occuper la Route de la Soie sur son embranchement méridional et sur sa portion qui va de Herat à Peshawar, point de passage obligatoire de tou­tes les caravanes, comme, aujourd'hui, de tous les futurs oléo­­ducs, enjeux réels de l'invasion récente de l'Afgha­nis­tan par l'armée américaine. On constate donc que le but de guerre de 1838 ne s'est réalisé qu'aujourd'hui seulement !

    Un Afghanistan jusqu'ici imprenable

    Sur le plan stratégique, il s'agissait, pour les Anglais de l'é­poque, de :

    • 1) protéger l'Inde par une plus vaste profondeur territoriale, sous la forme d'un glacis afghano-himalayen, sinon l'Inde risquait, à terme, de n'être qu'un simple réseau de comptoirs littoraux, plus difficilement défendable con­tre une puissance bénéficiant d'un vaste hinterland centre-asiatique (les Anglais tirent les leçons de la conquête de l'Inde par les Moghols islamisés) ;
    • 2) de contenir la Russie selon les principes énoncés en 1791 pour la Mer Noire, cet­te fois le long de la ligne Herat-Peshawar (cf. à ce propos, K. Marx & F. Engels, Du colonialisme en Asie - In­de, Perse, Afghanistan, Mille et une nuits, n°372, 2002).  Les opérations anglaises en Afghanistan se solderont en 1842 par un désastre total, seule une poignée de survivants reviendront à Peshawar, sur une armée de 17.000 hommes. La victoire des tribus afghanes contre les Anglais en 1842 sau­vera l'indépendance du pays. Jusque aujourd'hui, en effet, mise à part la tentative soviétique de 1979 à Gorbat­chev, l'Afghanistan restera imprenable, donc indépendant. Un destin dont peu de pays musulmans ont pu bénéficier.

    De 1852 à 1854 a lieu la Guerre de Crimée. L'alliance de l'An­gleterre, de la France et de la Turquie conteste les po­si­tions russes en Crimée, exactement selon les critères a­van­cés par l'Angleterre depuis 1783. En 1856, au terme de cette guerre, perdue par la Russie sur son propre terrain, le Traité de Paris limite la présence russe en Mer Noire, ou la rend inopérante, et lui interdit l'accès aux Détroits. En 1878, les armées russes, appuyées par des centaines de mil­liers de volontaires balkaniques, serbes, roumains et bul­gares, libèrent les Balkans de la présence turque et a­van­cent jusqu'aux portes de Constantinople, qu'elles s'ap­prê­tent à libérer du joug ottoman. Le Basileus byzantin a fail­li être vengé. Mais l'Angleterre intervient à temps pour é­viter l'effondrement définitif de la menace ottomane qui a­vait pesé sur l'Europe depuis la défaite serbe sur le Champ des Merles en 1389. Tous ces événements historiques vont con­tribuer à faire énoncer clairement les concepts de la géo­politique moderne.

    Mackinder et Lea : deux géopolitologues toujours actuels

    En effet, en 1904, Halford John MacKinder prononce son fa­meux discours sur le “pivot” de l'histoire mondiale, soit la “Terre du Milieu” ou “Heartland”, correspondant à l'Asie cen­trale et à la Sibérie occidentale. Les états-majors britan­ni­ques sont alarmés : le Transsibérien vient d'être inauguré, don­nant à l'armée russe la capacité de se mouvoir beau­coup plus vite sur la terre. Le handicap des armées de Paul Ier et de Napoléon, incapables de marcher de concert vers la Perse et les Indes en 1801, est désormais surmonté. En 1912, Homer Lea, géopolitologue et stratège américain, favorable à une alliance indéfectible avec l'Empire bri­tannique, énonce, dans The Day of the Saxons, les prin­cipes généraux de l'organisation militaire de l'espace situé entre Le Caire et Calcutta. Dans le chapitre consacré à l'I­ran et à l'Afghanistan, Homer Lea explique qu'aucune puis­sance — en l'occurrence, il s'agit de la Russie — ne peut fran­chir la ligne Téhéran-Kaboul et se porter trop loin en di­rection de l'Océan Indien. De 1917 à 1921, le grand souci des stratèges britanniques sera de tirer profit des désordres de la révolution bolchevique pour éloigner le pouvoir effec­tif, en place à Moscou, des rives de la Mer Noire, du Cau­ca­se et de l'Océan Indien.

    Les préliminaires de cette révolution bolchevique, qui ont lieu immédiatement après le discours prémonitoire de Mac­Kinder en 1904 sur le pivot géographique de l'histoire et sur les “dangers” du Transsibérien pour l'impérialisme britanni­que, commencent dès 1905 par des désordres de rue, suivis d'un massacre qui ébranle l'Empire et permet de décrire le Tsar comme un monstre (qui redeviendra bon en 1914, com­me par l'effet d'un coup de baguette magique !). Selon toute vraisemblance, les services britanniques tentent de procéder de la même façon en Russie, dans la première dé­cennie du XXe siècle, qu'en France à la fin du XVIIIe : sus­ci­ter une révolution qui plongera le pays dans un désordre de longue durée, qui ne lui permettra plus de faire des in­vestissements structurels majeurs, notamment des travaux d'aménagement territorial, comme des lignes de chemin de fer ou des canaux, ou dans une flotte capable de dominer le large. Les 2 types de projets politiques que combat­tent toujours les Anglo-Saxons sont justement :

    • 1) les amé­na­­gements territoriaux, qui structurent les puissances con­tinentales et diminuent ipso facto les atouts d'une flotte et de la mobilité maritime, et qui permettent l'autarcie com­mer­ciale ;
    • 2) la construction de flottes concurrentes. La Fran­ce de 1783, la Russie de 1904 et l'Allemagne de Guil­lau­me II développaient toutes 3 des projets de cette na­ture : elles se plaçaient par conséquent dans le collimateur de Londres.

    De 1905 à 1917

    Pour détruire la puissance russe, bien équipée, dotée de ré­ser­ves immenses en matières premières, l'Angleterre va utiliser le Japon, qui était alors une puissance émergente, depuis la proclamation de l'ère Meiji en 1868. Londres et une banque new-yorkaise — la même qui financera Lénine à ses débuts — vont prêter les sommes nécessaires aux Ja­po­nais pour qu'ils arment une flotte capable d'attirer dans le Pacifique la flotte russe de la Baltique et de la détruire. C'est ce qui arrivera à Tshouchima (pour les tenants et a­bou­tissants de cet épisode, cf. notre article sur le Japon : R. Steuckers, « La lutte du Japon contre les impéria­lismes occidentaux », in : Nouvelles de Synergies Euro­péen­nes n°32, 1998).

    En 1917, on croit que la Russie va être plongée dans un dé­sordre permanent pendant de longues décennies. On pense :

    • 1) détacher l'Ukraine de la Russie ou, du moins, détruire l'atout céréalier de cette région d'Europe, grenier à blé con­current de la Corn Belt américaine ;
    • 2) on spécule sur l'effondrement définitif du système industriel russe ;
    • 3) on prend prétexte du caractère inacceptable de la révolution et de l'idéologie bolcheviques pour ne pas tenir les promes­ses de guerre faites à la Russie pour l'entraîner dans le car­nage de 1914 ; devenue bolchevique, la Russie n'a plus droit à aucune conquête territoriale au-delà du Caucase au détri­ment de la Turquie ; ne reçoit pas d'accès aux Détroits ; on ne lui fait aucune concession dans les Balkans et dans le Del­ta du Danube (les principes du mémorandum de 1791 et du Traité de Paris de 1856 sont appliqués dans le nouveau contexte de la soviétisation de la Russie).

    En 1918-19, les troupes britanniques et américaines occu­pent Mourmansk et asphyxient la Russie au Nord ; Britanni­ques et Turcs, réconciliés, occupent le flanc méridional du Caucase, en s'appuyant notamment sur des indépendan­tis­tes islamiques azéris turcophiles (exactement comme au­jour­d'hui) et en combattant les Arméniens, déjà si dure­ment étrillés, parce qu'ils sont traditionnellement russo­phi­les (ce scénario est réitéré de nos jours) ; plus tard, Enver Pa­cha, ancien chef de l'état-major turc pendant la premiè­re guerre mondiale, organise, au profit de la stratégie glo­bale des Britanniques, des incidents dans la zone-clef de l'A­sie centrale, la Vallée de la Ferghana.

    De la “Question d'Orient” à la révolte arabe

    L'aventure d'Enver Pacha dans la Vallée de la Ferghana, qui s'est terminée tragiquement, constitue une application de ce que l'on appelle désormais la “stratégie lawrencienne” (cf. : Jean Le Cudennec, « Le point sur la guerre américaine en Afghanistan : le modèle “lawrencien” », in : Raids n°189, fév. 2002). Comme son nom l'indique, elle désigne la stra­tégie qui consiste à lever des “tribus” hostiles à l'ennemi sur le propre territoire de celui-ci, comme Lawrence d'Ara­bie avait mobilisé les tribus arabes contre les Turcs, entre 1916 et 1918. Déboulant du fin fonds du désert, fondant sur les troupes turques en Mésopotamie et le long de la vallée du Jourdain, la révolte arabe, orchestrée par les services bri­tanniques, annihile, par le fait même de son existence, la fonction de “tremplin” vers le Golfe Persique et l'Océan Indien que le binôme germano-turc accordait au territoire anatolien et mésopotamien de l'Empire ottoman. L'objectif majeur de la Grande Guerre est atteint : la grande puis­sance européenne, qui avait le rôle du challengeur le plus dangereux, et son espace complémentaire balkano-anatolo-mésopotamien (Ergänzungsraum), n'auront aucune “fenê­tre” sur la Mer du Milieu (l'Océan Indien), qui, quadrillé par une flotte puissante, permet de tenir en échec la “Terre du Milieu” (le “Heartland” de MacKinder).

    Après les traités de la banlieue parisienne, les Alliés pro­cè­dent au démantèlement du bloc ottoman, désormais divisé en une Anatolie turcophone et sunnite, et une mosaïque arabe balkanisée à dessein, où se juxtaposent des chiites dans le Sud de l'Irak, des Alaouites en Syrie, des chrétiens araméens, orthodoxes, de rite arménien ou autre, nesto­riens, etc. et de larges masses sunnites, dont des wahha­bi­tes dans la péninsule arabique ; le personnage central de la nouvelle république turque devient Moustafa Kemal Ata­türk, aujourd'hui en passe de devenir un héros du cinéma américain (cf. : Michael Wiesberg, « Pourquoi le lobby is­raélo-américain s'engage-t-il à fond pour la Turquie ? Parce que la Turquie donne accès aux pétroles du Caucase », in : Au fil de l'épée, Recueil n°3, oct. 1999).

    Les atouts de l'idéologie d'Atatürk

    Atatürk est un atout considérable pour les puissances tha­lassocratiques : il crée une nouvelle fierté turque, un nou­veau nationalisme laïc, bien assorti d'un solide machisme militaire, sans que cette idéologie vigoureuse et virile, qui sied aux héritiers des Janissaires, ne mette les plans bri­tanniques en danger ; Atatürk limite en effet les ambitions turques à la seule Anatolie : Ankara n'envisage plus de re­pren­dre pied dans les Balkans, de porter ses énergies vers la Palestine et l'Égypte, de dominer la Mésopotamie, avec sa fenêtre sur l'Océan Indien, de participer à l'exploitation des gisements pétroliers nouvellement découverts dans les ré­gions kurdes de Kirkouk et de Mossoul, de contester la pré­sence britannique à Chypre ; le “turcocentrisme” de l'i­déo­­logie kémaliste veut un développement séparé des Turcs et des Arabes et refuse toute forme d'État, de khanat ou de califat regroupant à la fois des Turcs et des Arabes ; dans une telle optique, la reconstitution de l'ancien Empire ottoman se voit d'emblée rejetée et les Arabes, livrés à la do­­mination anglaise. On laisse se développer toutefois, en marge du strict laïcisme kémaliste, une autre idéologie, cel­le du panturquisme ou pantouranisme, qu'on instrumen­ta­lisera, si besoin s'en faut, contre la Russie, dans le Cau­ca­se et en Asie centrale. De même, le turcocentrisme peut s'a­vérer utile si les Arabes se montrent récalcitrants, ruent dans les brancards et manifestent leurs sympathies pour l'A­xe, comme en Irak en 1941, ou optent pour une alliance pro-soviétique, comme dans les années 50 et 60 (Égypte, Irak, Syrie). Dans tous ces cas, la Turquie aurait pu ou pour­ra jouer le rôle du père fouettard.

    Le rôle de l'État d'Israël

    Israël, dans le jeu triangulaire qui allie ce nouveau pays, né en 1948, aux États-Unis (qui prennent le relais de l'Angle­ter­re), et à la Turquie — dont la fonction de “verrou” se voit consolidée — a pour rôle de contrôler le Canal de Suez si l'É­gypte ne se montre pas suffisamment docile. Au sud du dé­sert du Néguev, Israël possède en outre une fenêtre sur la Mer Rouge, à Akaba, permettant, le cas échéant, de pallier tou­te fermeture éventuelle du Canal de Suez en créant la pos­sibilité matérielle d'acheminer des troupes et des ma­té­riels via un système de chemin de fer ou de routes entre la côte méditerranéenne et le Golfe d'Akaba (distance somme toute assez courte ; la même stratégie logistique a été uti­li­sée du Golfe à la Caspienne, à travers l'Iran occupé, dès 1941 ; le matériel américain destiné à l'armée soviétique est passé sur cette voie, bien plus longue que la distance Médi­terranée-Akaba et traversant de surcroît d'importants mas­sifs montagneux).

    Dans ce contexte, très effervescent, où ont eu lieu toutes les confrontations importantes d'après 1945, voyons main­te­nant quelle est, plus spécifiquement, la situation de l'Af­gha­nistan.

    Entre l'année 1918, ou du moins après l'échec définitif des opérations envisagées par Enver Pacha et ses comman­di­tai­res, et l'année 1979, moment où arrivent les troupes sovié­tiques, l'Afghanistan est au frigo, vit en marge de l'histoire. En 1978 et 1979, années où l'Iran est agité par la révolution islamiste de Khomeiny, l'URSS tente de réaliser le vieux rê­ve de Paul Ier : foncer vers les rives de l'Océan Indien, procé­der au “grand bond vers le Sud” (comme le qualifiera Vladi­mir Jirinovski dans un célèbre mémorandum géopolitique, qui suscita un scandale médiatique planétaire).

    Guerre indirecte et “counter-insurgency”

    Les États-Unis, héritiers de la stratégie anglaise dans la ré­gion, ne vont pas tarder à réagir. Le Président démocrate, Jimmy Carter, perd les élections de fin 1980, et Reagan, un faucon, arrive au pouvoir en 1981. Le nouveau président ré­publicain dénonce la coexistence pacifique et rejette toute politique d'apaisement, fait usage d'un langage apoca­lyp­ti­que, avec abus du terme “Armageddon”. Ce vocabulaire apo­calyptique, auquel nous sommes désormais habitués, re­vient à l'avant-plan dans les médias, au début du premier mandat de Reagan : on parle à nouveau de “Grand Satan” pour désigner la puissance adverse et son idéologie com­mu­nis­te. Sur le plan stratégique, la parade reaganienne est sim­ple : c'est d'organiser en Afghanistan une guerre indirec­te, par personnes interposées, plus exactement, par l'inter­mé­diaire d'insurgés locaux, hostiles au pouvoir central ou prin­cipal qui se trouve, lui, aux mains de l'ennemi diabo­li­sé. Cette stratégie s'appelle la counter-insurgency et est l'héritière actuelle des sans-culottes manipulés contre Louis XVI, des Vendéens excités contre la Convention — parce qu'el­le a fini par tenir Anvers — et puis ignoblement trahis (af­faire de Quiberon), des insurgés espagnols contre Napo­léon, des guérilleros philippins armés contre les Japonais, etc.

    En Afghanistan, la counter-insurgency se déroule en 3 étapes : on arme d'abord les “moudjahiddins”, qui opèrent en alliant anti-communisme, islamisme et nationalisme af­ghan, pendant toute la période de l'occupation soviétique. Le harcèlement des troupes soviétiques par ces combat­tants bien enracinés dans le territoire et les traditions de l'Afghanistan a été systématique, mais sans les armements de pointe, notamment les missiles “Stinger” fournis par les États-Unis et financés par la drogue, ces guerriers n'au­raient jamais tenu le coup.

    Seconde étape : entre 1989 et 1995/96, nous assistons en Afghanistan à une sorte de mo­dus vivendi. Les troupes soviétiques se sont retirées, la Rus­sie a cessé d'adhérer à l'idéologie communiste et de la pro­fesser. De ce fait, la diabolisation, le discours sur le “Grand Satan” n'est plus guère instrumentalisable, du moins dans la version établie au temps de Reagan. La troisième éta­pe commence avec l'arrivée sur la scène afghane des ta­li­bans, moudjahiddins plus radicaux dans leur islam de fac­ture wahhabite. Il s'agit d'organiser une counter-insurgen­cy contre un gouvernement central afghan russophile, qui en­tend conserver la neutralité traditionnelle de l'Afgha­nis­tan, acquise depuis la terrible défaite subie par les troupes bri­tanniques en 1842, neutralité qui avait permis au pays de rester à l'écart des 2 guerres mondiales.

    Ben Laden, l'ISI et Leila Helms

    Les talibans déploient leur action avec le concours de l'Ara­bie Saoudite, dont est issu leur maître à penser, Oussama Ben Laden, du Pakistan et de son solide service secret, l'ISI, et des services américains agissant sous l'impulsion de Leila Helms. Les Saoudiens fournissent les fonds et l'idéologie, l'ISI pakistanais assure la logistique et les bases de repli sur les territoires peuplés par l'ethnie pachtoune. Les 2 ex­perts français Brisard et Dasquié (cf. JC Brisard & G. Dasquié, Ben Laden - La vérité interdite, De­noël, 2001) explicitent clairement le rôle joué par Leila Helms dans leur ouvrage magistral, bien dif­fu­sé et immédiatement traduit en allemand (cette simulta­néité laisse espérer une cohésion franco-allemande, criti­que à l'égard de l'unilatéralisme américain). Toutefois, dans ce jeu, chacun des acteurs poursuit ses propres objectifs. Dans le livre de Brisard et Dasquié, le double jeu de Ben La­den est admirablement décortiqué ; par ailleurs Bauer et Rau­fer (cf. : Alain Bauer & Xavier Raufer, La guerre ne fait que commencer - Réseaux, financements, armements, at­ten­tats… les scénarios de demain, JC Lattès, 2002) sou­li­gnent le risque d'une exportation dans les banlieues fran­çai­ses (et ailleurs en Europe) d'une effervescence anti-eu­ro­péenne, conduisant à terme à la dislocation totale de nos so­ciétés.

    Le pétrole et le coton

    Les objectifs immédiats des États-Unis, tant dans l'opéra­tion consistant à appuyer les talibans de manière incondi­tionnelle, que dans l'opération ultérieure actuelle, visant à les chasser du pouvoir à Kaboul sont de 2 ordres ; le pre­mier est avoué, tant il est patent : il s'agit de gérer correc­te­ment l'acheminement du pétrole de la Caspienne et de l'A­sie centrale via les futurs oléoducs transafghans. Le se­cond est généralement inavoué : il s'agit de gérer la pro­duc­tion du coton en Asie centrale, de faire main basse, au profit des grands trusts américains du coton, de cette ma­tiè­re première essentielle pour l'habillement de milliards d'ê­tres humains sur la planète. L'exploitation conjointe des nap­pes pétrolifères et des champs de culture du coton pour­rait transformer cette grande région en un nouvel El­do­rado. 

    Les deux anacondas

    La gestion optimale de l'opération militaire, prélude à une gigantesque opération économique, est désormais possible, à moindres frais, grâce à la couverture de satellites que possèdent désormais les Américains. Haushofer, le géopo­lito­logue allemand, disait que les flottes des thalassocraties parvenaient à étouffer tout développement optimal des grandes puissances continentales, à occuper des bandes lit­torales de comptoirs soustraites à toute autorité politique venue de l'intérieur des terres, à priver ces dernières de dé­bouchés sur les océans. Haushofer utilisait une image ex­pressive pour désigner cet état de choses : l'anaconda qui en­serre sa proie, c'est-à-dire les continents eurasien et sud-américain. Si les flottes anglo-saxonnes des premières dé­cen­nies du XXe siècle, consolidées par le traité fonciè­rement inégal que fut ce Traité de Washington de 1922, sont le premier anaconda, il en existe désormais un nou­veau, maître de l'espace, autre res nullius à l'instar des mers au XVIIIe siècle. Le réseau des satellites observateurs américains constitue le second anaconda, enserrant la terre tout entière.

    Le réseau des satellites consolide un autre atout que se sont donné les puissances anglo-saxonnes depuis la Seconde Guerre mondiale : les flottes de bombardiers lourds. Il faut se rappeler la métaphore de Swift, dans les fameux Voya­ges de Gulliver, où un peuple, vivant sur une île flottant dans les airs, écrase ses ennemis selon 3 stratégies : le lancement de gros blocs de roche sur les installations et les habitations du peuple ennemi, le maintien en état station­naire de leur île volante au-dessus du territoire ennemi afin de priver celui-ci de la lumière du soleil, ou la destruction totale du pays ennemi en faisant atterrir lourdement l'île volante sur une ville ou sur la capitale afin de la détruire totalement. Indubitablement, ce récit imaginaire de Swift, répété à tous les Anglais pendant des générations, a donné l'idée qu'une supériorité militaire aérienne totale, capable d'écraser complètement le pays ennemi, était indispensa­ble pour dominer définitivement le monde. Toutefois la théo­risation du bombardement de terreur par l'aviation vient du général italien Douhet (cf. : Gérard  Chaliand, An­tho­logie mondiale de la stratégie - Des origines au nu­cléaire, Laffont, 1990). Elle sera mise en application par les “Bomber Commands” britannique et américain pendant la Seconde Guerre mondiale, mais au prix de plus de 200.000 morts, rien que dans les forces aériennes. Aujour­d'hui, la couverture spatiale, les progrès de l'avionique en gé­néral et la précision des missiles permettent une utili­sa­tion moins coûteuse en hommes de l'arme aérienne (de l'air power). C'est ainsi qu'on envisage des opérations de gran­de envergure avec “zéro mort”, côté américain, côté “Empire du Bien”, et un maximum de cadavres et de désola­tion, côté adverse, côté “Axe du Mal”.

    Face à la situation afghane actuelle, qui est le résultat d'une politique délibérée, forgée depuis près de 2 sièc­les, avec une constance étonnante, quels sont les déboires, les possibilités, les risques qui existent pour l'Europe, quel­le est notre situation objective ?

    Les déboires de l'Europe :

    ◊ 1. Nous avons perdu sur le Danube, car un complot de même origine a visé l'élimination physique ou politique de 4 hommes, très différents les uns des autres quant à leur car­te d'identité idéologique : Ceaucescu, Milosevic, Haider et Kohl (voire Stoiber). À la suite d'une guerre médiatique et de manipulations d'images (avec les faux charniers de Timi­soara), le dictateur communiste roumain est éliminé. On a pu penser, comme nous-mêmes, à la liquidation d'une mau­vaise farce, mais ce serait oublier que ce personnage bal­kanique haut en couleur avait réussi vaille que vaille à or­ganiser les “cataractes” du Danube, à faire bâtir 2 ponts reliant les rives roumaine et bulgare du grand fleuve et à creuser le canal “Danube - Mer Noire” (62,5 km de long, afin d'éviter la navigation dans les méandres du delta). Notons que le creusement de ce canal avait mécontenté les So­vié­tiques qui ont un droit d'accès au delta, mais non pas à un ca­nal construit par le peuple roumain. Même si l'arbi­traire du régime de Ceaucescu peut être jugé a posteriori pénible et archaïque, force est de constater que sa disparition n'a pas apporté un ordre clair au pays, capable de poursuivre un projet danubien cohérent ou de générer des fonds suf­fi­sants pour financer de tels travaux.

    Milosevic, le Danube et l'Axe Dorien 

    Les campagnes médiatiques visant à diaboliser Milosevic ont 2 raisons géopolitiques majeures : créer sur le cours du Danube, à hauteur de Belgrade, point stratégique im­portant comme l'attestent les rudes combats austro-otto­mans pour s'emparer de cette place, une zone soustraite à toute activité normale, via les embargos. L'embargo ne sert pas à punir des “méchants”, comme veulent nous le faire croi­re les médias aux ordres, mais à créer artificiellement des vides dans l'espace, à soustraire à la dynamique spa­tiale et économique des zones visées, potentiellement puis­santes, afin de gêner des puissances concurrentes plus for­tes. La Serbie, de dimensions fort modestes, n'est pas un con­­current des États-Unis ; par conséquent son élimination n'a pas été le véritable but en soi ; l'objectif visé était ma­ni­festement autre ; dès lors, il s'est agi d'affaiblir des puis­san­ces plus importantes.

    Dans la région, ce ne peut être que l'Europe en général et son cœur germanique en par­ti­cu­lier. Enfin, le vide créé en Serbie par la politique d'em­bargo, empêche tout consortium euro-serbe, toute fédé­ra­tion balkanique ou tout resserrement de liens entre petites puissances balkaniques (comme la Grèce et la Serbie), em­pêche d'organiser définitivement le corridor Belgrade - Sa­lo­nique, excellente “fenêtre” de l'Europe centrale sur la Mé­diterranée orientale, que nous avions appelé naguère “l'Axe Dorien”. 

    Haider et Kohl : dénominateur commun : le Danube

    Les campagnes de diffamation contre Jörg Haider relèvent d'une même volonté de troubler l'organisation du trafic da­nubien. Les tentatives, heureusement avortées, d'organiser un boycott contre l'Autriche, auraient installé une deu­xième zone “neutralisée”, un deuxième vide, sur le cours du grand fleuve qui est vraiment l'artère vitale de l'Europe. En­fin, le Chancelier allemand Helmut Kohl, qui a réalisé le plus ancien rêve européen d'aménagement territorial, soit le creusement du Canal Rhin — Main — Danube, a été promp­tement évacué de la scène allemande à la suite d'une cam­pagne de presse l'accusant de corruptions diverses (mais bien bénignes à côté de celles auxquelles les féaux de l'O­TAN se sont livrées au cours des décennies écoulées). Son successeur, à la tête des partis de l'Union chrétienne-démo­crate (CDU/CSU), le Bavarois Stoiber, a subi, à son tour, des campagnes de diffamations infondées, qui l'ont empê­ché d'accéder aux commandes de la RFA — du moins jusqu'à nouvel ordre. 

    ◊ 2. Nous avons perdu dans le Caucase. L'Azerbaïdjan est com­plètement inféodé à la Turquie, fait la guerre aux Armé­niens au Nagorni-Karabakh, s'aligne sur les positions anti-russes de l'Otan, coince l'Arménie résiduaire (ex-république soviétique) entre la Turquie et lui-même, ne permettant pas des communications optimales entre la Russie, l'Ar­ménie et l'Iran (ou le Kurdistan potentiel). En Tchétchénie et au Daghestan, les troubles suscités par des fondamen­talistes financés par l'Arabie Saoudite — également soutenus par les services turcs travaillant pour les États-Unis —  em­pêchent l'exploitation des oléoducs et réduisent l'influence russe au nord de la chaîne du Caucase. Plus récemment, la Géorgie de Chevarnadze, en dépit de la solidarité ortho­doxe qu'elle devrait avoir avec la Russie et l'Arménie, vient de s'aligner sur la Turquie et les États-Unis. Ces 3 fais­ceaux d'événements contribuent à empêcher l'organisation des communications en Mer Noire, dans le Caucase et dans la Caspienne. 

    Du “containment” de l'Iran

    ◊ 3. Nous avons perdu sur la ligne Herat — Ladakh, dans le Ca­chemire. Le verrouillage pakistanais des hauteurs hima­layennes au Cachemire sert à empêcher l'établissement de toute frontière commune entre la Russie (ou une républi­que post-soviétique qui resterait fidèle à une alliance rus­se) et l'Inde. La présence américaine à Herat, par fractions de l'Alliance du Nord interposées, permet aussi de placer un premier pion dans le containment de l'Iran. Celui-ci est dé­sormais coincé entre une Turquie totalement dépen­dan­te des États-Unis et un glacis afghan dominé par ces der­niers. Il reste à éliminer l'Irak pour parfaire l'encerclement de l'Iran, prélude à son lent étouffement ou à son invasion (comme pendant l'été de 1941). 

    ◊ 4. Nous avons perdu dans les mers intérieures. Les 2 mers intérieures qui sont le théâtre de conflits de grande am­pleur depuis plus d'une décennie sont l'Adriatique et le Gol­fe Per­sique. Ces 2 mers intérieures, comme j'ai déjà eu main­­tes fois l'occasion de le démontrer, sont les 2 espa­ces ma­ritimes (avec la Mer Noire) qui s'enfoncent le plus pro­­fondément dans l'intérieur des terres immergées de la mas­­se continentale eurasienne. La Guerre du Golfe (et cel­les qui s'annoncent dans de brefs délais), de même que les com­plots américains qui ont amené à la chute du Shah (cf. : Houchang Nahavandi, La révolution iranienne - Vérité et men­­songes, L'Âge d'Homme, 1999), visent non seu­­lement à contrôler l'embouchure des 2 grands fleu­ves mésopotamiens, artères du Croissant Fertile, soit le Chatt El Arab, et à contenir l'Iran sur la rive orientale du Gol­fe.

    La révolution islamiste d'Iran a eu la même fonction que la révolution sans-culotte en France ou la révolution bol­chevique en Russie : créer le chaos, abattre un régime rai­sonnable en passe de réaliser de grands travaux d'in­fra­struc­ture et d'aménagement territorial, et, dès que le nou­veau régime révolutionnaire se stabilise, l'attaquer de front et appeler à la croisade contre lui, sous prétexte qu'il in­car­nerait une nouveauté perverse et diabolique.

    Quant à l'i­dée de verrouiller l'Adriatique, elle apparaît évidente dès que l'Allemagne et l'Autriche, par l'intermédiaire d'une pe­ti­te puissance qui leur est traditionnellement fidèle, comme la Croatie, accèdent à nouveau à la Méditerranée via les ports du Nord de l'Adriatique. Ce verrouillage aura lieu exac­­tement comme au temps de la domination ottomane (é­­phémère) sur ces mêmes eaux, à hauteur du Détroit d'O­trante, dominé par l'Albanie.

    Formuler une stratégie claire

    Face à cette quadruple défaite européenne, il convient de formuler une stratégie claire, un programme d'action géné­ral pour l'Europe (qu'il sera très difficile de coordonner au dé­part, les Européens ayant la sale habitude de tirer tou­jours à hue et à dia et de travailler dans le désordre). Ce pro­gramme d'action contient les points suivants :

    ◊ Les Européens doivent montrer une unité inflexible dans les Balkans, s'opposer de concert à toute présence amé­ri­caine et turque dans la péninsule sud-orientale de notre con­tinent. Cette politique doit également viser à neutra­li­ser, dans les Balkans eux-mêmes et dans les diasporas alba­nai­ses disséminées dans toute l'Europe, les réseaux crimi­nels (prostitution, trafic de drogues, vol d'automobiles), liés aux structures albanaises anti-serbes et anti-macédo­nien­nes, ainsi qu'au binôme mafias-armée de Turquie et à cer­tains services américains. La cohésion diplomatique eu­ro­péenne dans les Balkans passe dès lors par un double tra­vail : en politique extérieure — faire front à toute réimplan­tation de la Turquie dans les Balkans — et en politique in­térieure — faire front à toute installation de mafias issues de ces pays et jouant un double rôle, celui de déstabiliser nos sociétés civiles et celui de servir de cinquièmes co­lonnes éventuelles. 

    ◊ Les Européens doivent travailler de concert à ôter toute marge de manœuvre à la Turquie dans ses manigances anti-européennes. Cette politique implique :

    • 1) d'évacuer de Chypre toutes les unités militaires et les administrations ci­viles turques et de permettre à toutes les familles grecques expulsées lors de l'agression de l'été 1974 de rentrer dans leurs villages ancestraux ; d'évacuer vers la Turquie tous les “nouveaux” Cypriotes turcs, non présents sur le territoire annexé avant l'invasion de 1974 ;

    • 2) d'obliger la Turquie à re­noncer à toute revendication dans l'Égée, car la conquête de l'Ionie s'est faite à la suite d'un génocide inacceptable à l'encontre de la population grecque, consécutif d'un autre génocide, tout aussi impitoyable, dirigé contre les Armé­niens ; la Turquie n'a pas le droit de revendiquer la moindre parcelle de terrain ou les moindres eaux territoriales dans l'Égée ; la Grèce, et derrière elle une Europe consciente de ses racines, a, en revanche, le droit inaliénable de reven­di­quer le retour de l'Ionie à la mère patrie européenne ; la Tur­quie dans ce contexte, doit faire amende honorable et s'excuser auprès des communautés chrétiennes orthodoxes du monde entier pour avoir massacré jadis le Patriarche de Smyrne, d'une manière particulièrement effroyable (le cas échéant payer des réparations sur son budget militaire) ;

    • 3) d'obliger la Turquie à cesser toute agitation auprès des mu­sulmans de Bulgarie ;

    • 4) d'obliger la Turquie à cesser toute ma­nœuvre contre l'Arménie, avec la complicité de l'Azer­baï­djan ; de même, à cesser tout soutien aux terroristes tché­tchènes ;

    • 5) l'Europe, dans ce contexte, doit se poser comme protectrice des minorités orthodoxes en Turquie ; au début du siècle, celles-ci constituaient au moins 25% de la population sous la souveraineté ottomane ; elles ne sont plus que 1% aujourd'hui ; cette élimination graduelle d'un quart de la population interdit à la Turquie de faire partie de l'UE ;

    • 6) d'obliger la Turquie à évacuer toutes ses troupes disséminées en Bosnie et au Kosovo ;

    • 7) de faire usage des droits de veto des États européens au sein de l'OTAN, au moins tant que les problèmes de Chypre et d'Arménie ne sont pas résolus ; dans la même logique, refuser toute for­me d'adhésion de la Turquie à l'UE.

    La question du Danube

    ◊ La politique commune d'une Europe rendue à elle-même, à ses racines et ses traditions historiques, doit évidemment travailler à rendre la circulation libre sur le Danube, depuis le point où ce fleuve devient navigable en Bavière jusqu'à son embouchure dans la Mer Noire. Le problème de la navigation sur le Danube est fort ancien et n'a jamais pu être réglé, à cause de la rivalité austro-russe au XIXe siè­cle, des retombées des 2 guerres mondiales dont la ri­va­lité hungaro-roumaine pendant l'entre-deux-guerres, et de la présence du Rideau de Fer pendant 4 décennies. Le dégel et la fin de la guerre froide auraient dû remettre à l'ordre du jour cette question cruciale d'aménagement territorial sur notre continent, dès 1989, dès la chute de Ceau­cescu. L'impéritie de nos gouvernants a permis aux A­méricains et aux Turcs de prendre les devants et de gêner les flux sur l'artère danubienne ou dans l'espace du bassin danubien. Une logique qu'il faut impérativement inverser.

    Le corridor Belgrade / Salonique

    ◊ L'Europe doit avoir pour objectif de réaliser une liaison optimale entre Belgrade et Salonique, par un triple ré­seau de communications terrestres, c'est-à-dire autorou­tier, ferroviaire, fluvial (avec l'aménagement de 2 rivières balkaniques, la Morava et le Vardar, selon des plans déjà prévus avant la tourmente de 1940, auxquels Anton Zischka fait référence dans C'est aussi l'Europe, Laffont, 1960). Le trajet Belgrade Salonique est effectivement le plus court entre la Mitteleuropa danubienne et l'Egée, soit le bassin oriental de la Méditerranée.  

    ◊ L'Europe doit impérativement se projeter, selon ce que nous appelons l'Axe Dorien, vers le bassin oriental de la Mé­diterranée, ce qui implique notamment une maîtrise stra­tégique de Chypre, donc la nécessité de forcer la Turquie à l'évacuer. L'adhésion prochaine de Chypre à l'UE devrait aussi impliquer le stationnement de troupes européennes (en souvenir des expéditions médiévales et de Don Juan d'Au­triche) dans les bases militaires qui sont aujourd'hui exclusivement britanniques. La maîtrise de Chypre permet­tra une projection pacifique de puissance économique en direction du Liban, de la Syrie, de l'Égypte et du complexe volatile Israël-Palestine (dont une pacification positive doit être le vœu de tous).   

    Libérer l'Arménie de l'étau turco-azéri  

    ◊ Dans le Caucase, la politique européenne, plus exacte­ment euro-russe, doit consister à appuyer inconditionnel­lement l'Arménie et à la libérer de l'étau turco-azéri. Face à la Turquie, l'Europe et la Russie doivent se montrer très fermes dans la question arménienne. Comme à Chypre, il con­vient de protéger ce pays par le stationnement de trou­pes et par une pression diplomatique et économique con­tinue sur la Turquie et l'Azerbaïdjan. Prévoir de sévères me­sures de rétorsion dès le moindre incident : si la Turquie possède un atout majeur dans sa démographie galopante, l'Europe doit savoir aussi que ces masses sont difficilement gérables économiquement, et qu'elles constituent dès lors un point faible, dans la mesure où elles constituent un bal­last et réduisent la marge de manœuvre du pays. Par con­sé­quent, des mesures de rétorsions économiques, plon­geant de larges strates de la population turque dans la pré­carité, risquent d'avoir des conséquences sur l'ordre public dans le pays, de le plonger dans les désordres civils et, par suite, de l'empêcher de jour le rôle d'“allié principal” des États-Unis et de constituer un danger permanent pour son environnement immédiat, arménien ou arabe. De même, le renvoi de larges contingents issus de la diaspora turque en Europe, mais uniquement au cas où il s'avèrerait que ces in­dividus sont liés à des réseaux mafieux, déséquilibrerait ai­sément le pays, au grand soulagement des Arméniens, des Cypriotes grecs, des Orthodoxes araméens de l'intérieur et des pays arabes limitrophes. Le taux d'inflation catastro­phi­que de la Turquie et sa faiblesse industrielle devrait, en tou­te bonne logique économique, nous interdire, de toute façon, d'avoir des rapports commerciaux rationnels avec Ankara. La Turquie n'est pas un pays solvable, à cause ju­ste­ment de sa politique d'agression à l'égard de ses voisins. Enfin, une pression à exercer sur les agences de voyage et sur les assureurs, qui garantissent la sécurité de ces voya­ges, limiterait le flux de touristes en Turquie et, par voie de conséquence, l'afflux de devises fortes dans ce pays vir­tuellement en faillite, afflux qui lui permet de se maintenir vaille que vaille et de poursuivre sa politique anti-hellé­ni­que, anti-arménienne et anti-arabe.  

    ◊ Dans la mesure du possible, l'Europe et la Russie doivent jouer la carte kurde, si bien qu'à terme, l'alliance amé­ricano-turco-azérie dans la région devra affronter et des mouvements séditieux kurdes, bien appuyés, et l'alliance entre l'Europe, la Russie, l'Iran, l'Irak et l'Inde, amplifi­ca­tion d'un axe Athènes-Erivan-Téhéran, dont l'embryon avait été vaguement élaboré en 1999, en pleine crise serbe.  

    ◊ En Asie centrale, l'Europe, de concert avec la Russie, doit apporter son soutien à l'Inde dans la querelle qui l'oppose au Pakistan à propos des hauteurs himalayennes du Ca­che­mire. L'objectif est d'obtenir une liaison terrestre inin­ter­rompue Europe-Russie-Inde. La réalisation de ce projet grandiose en Eurasie implique de travailler 2 nouvelles petites puissances d'Asie centrale, le Tadjikistan persano­pho­ne et le Kirghizistan, point nodal dans le futur réseau de communication euro-indien. De même, le tandem euro-russe et l'Inde devront apporter leur soutien à la Chine dans sa lutte contre l'agitation islamo-terroriste dans le Sinkiang, selon les critères déjà élaborés lors de l'accord sino-russe de Changhaï (2001).  

    Une politique arabe intelligente  

    ◊ L'Europe doit mener une politique arabe intelligente. Pour y parvenir, elle devrait, normalement, disposer de 2 pièces maîtresses, la Syrie et l'Irak, qu'elle doit proté­ger de la Turquie, qui assèche ces 2 pays en régulant le cours des fleuves Tigre et Euphrate par l'intermédiaire de barrages pharaoniques. Autre pièce potentielle, mais d'im­portance moindre, dans le jeu de l'Europe : la Libye, enne­mie d'Oussama Ben Laden, ancien agent de la CIA (cf. : Das­quié/Brisard, op. cit.). En Égypte, allié des États-Unis, l'Europe doit jouer la minorité copte et exiger une pro­tec­tion absolue de ces communautés en butte à de cruels at­tentats extrémistes islamistes. La protection des Coptes en Égypte doit être l'équivalent de la protection à accorder aux Orthodoxes araméens de Turquie et aux Kurdes.  

    ◊ L'Europe doit spéculer sur la future guerre de l'eau. L'al­lié secondaire des États-Unis au Proche-Orient, Israël, est dépendant de l'eau turque, récoltée dans les bassins artifi­ciels d'Anatolie, créés par les barrages construits sous Özal. L'Europe doit inscrire dans les principes de sa politique ara­be l'idée mobilisatrice de sauver le Croissant Fertile de l'assèchement (bassin des 2 fleuves, Tigre et Euphrate, et du Jourdain). Ce projet permettra d'unir tous les hom­mes de bonne volonté, que ceux-ci soient de confession is­lamique, chrétienne ou israélite. La politique turque d'éri­ger des barrages sur le Tigre et l'Euphrate est contraire à ce grand projet pour la sauvegarde du Croissant Fertile. Par ailleurs, l'Égypte, autre allié des États-Unis, est fragilisée parce qu'elle ne couvre que 97% de ses besoins en eau, en dé­pit des barrages sur le Nil, construits du temps de Nas­ser. Toute augmentation importante de la population égyp­tien­ne accentue cette dépendance de manière dramatique. C'est un des points faibles de l'Égypte, permettant aux É­tats-Unis de tuer dans l'œuf toute résurgence d'un indé­pendantisme nassérien. Enfin, la raréfaction des réserves d'eau potable redonne au centre de l'Afrique, dont le Congo plongé depuis 1997 dans de graves turbulences, une impor­tance stratégique capitale et explique les politiques anglo-saxonnes, notamment celle de Blair, visant à prendre pied dans certains pays d'Afrique francophone, au grand dam de Pa­ris et de Bruxelles.   

    Les risques qu'encourt l'Europe :

    Perdante sur tous les fronts que nous venons d'énumérer, fragilisée par la vétusté de son matériel militaire, handi­ca­pée par son ressac démographique, aveugle parce qu'elle ne dispose pas de satellites, l'Europe court 2 risques sup­plémentaires, incarnés par les agissements des réseaux trotskistes et par les dangers potentiels des zones de non-droit qui ceinturent ses grandes villes ou qui occupent le centre même de la capitale (comme à Bruxelles).

    Deux exem­ples : les réseaux trotskistes, présents dans les syndi­cats français, et obéissant en ultime instance aux injonc­tions des États-Unis, ont montré toute leur puissance en dé­cembre 1995 quand Chirac a testé de nouveaux arme­ments nucléaires à Mururoa dans le Pacifique, ce qui dé­plaisait aux Etats-Unis. Des grèves sauvages ont bloqué la France pendant des semaines, contraignant le Président à lâcher du lest (Louis-Marie Enoch & Xavier Cheneseau, Les taupes rouges - Les trotskistes de Lambert au cœur de la Ré­publique, Manitoba, 2002 ; Jean Parvulesco, « Dé­cembre 1995 en France : “La leçon des ténèbres” », Ca­hier n°3 de la Société Philosophique Jean Parvulesco, 2e tri­mestre 1996 - paru en encart dans Nouvelles de Sy­nergies Européennes n°18, 1996).

    Quant aux zo­nes de non-droit, el­les peuvent constituer de dangereux abcès de fi­xation, pa­ra­lyser les services de police et une par­tie des effectifs mi­litaires, créer une psychose de ter­reur et fo­men­ter des at­tentats terroristes. Les ouvrages de Guillau­me Faye, dans l'es­pace militant des droites fran­çaises, et surtout l'ouvrage de Xavier Raufer et Alain Bauer, pour le grand public avec re­lais médiatiques, démontrent claire­ment que les risques de guerre civile et de désordres de grande ampleur sont dé­sormais parfaitement envisageables à court terme. Une gran­de puissance extérieure est capa­ble de manipuler des “ré­seaux” terroristes au sein même de nos métropoles et de dé­stabiliser ainsi l'Europe pendant longtemps.   Notre situation n'est donc pas rose. Sur les plans historique et géopolitique, notre situation équivaut à celle que nous avions à la fin du XVe siècle, où nous étions coincés entre l'Atlantique, res nullius, mais ouvert sur sa frange orientale par les Portugais en quête d'une route vers les Indes en con­­tournant l'Afrique, et l'Arctique, étendue maritime gla­ciaire an-écouménique, sans accès direct à des richesses com­me la soie ou les épices.

    En 1941, les États-Unis éten­dent leurs eaux territoriales à plus de la moitié de la sur­fa­ce maritime de l'Atlantique Nord, confisquent à l'Europe son poumon océanique, si bien qu'il n'est plus possible de ma­nœuvrer sur l'Atlantique, d'une façon ou d'une autre, pour rééditer l'exploit des Portugais du XVe siècle.   

    Les conditions du développement européen   

    En résumé, l'Europe a le vent en poupe, est un continent via­ble, capable de se développer, si :

    ◊ si elle a un accès direct à l'Égypte, comme l'avait très bien vu Bonaparte en 1798-99 ;

    ◊ si elle a un accès direct à la Mésopotamie, ou du moins au Croissant Fertile, comme l'avait très bien vu Urbain II, quand il prêchait les Croisades en bon géopolitologue avant la lettre ; les tractations entre Frédéric II de Hohenstaufen et Saladin visent un modus vivendi, sans fermeture aux voies de communications passant par la Mésopotamie (Ca­lifat de Bagdad) ; la Question d'Orient, à l'aube du XXe sièc­le, illustre très clairement cette nécessité (géo)­po­liti­que et la Guerre du Golfe de janvier-février 1991 constitue une action américaine, visant à neutraliser l'espace du Crois­sant Fertile et surtout à le soustraire à toute influence européenne et russe.

    ◊ si la route vers les Indes (terrestre et maritime) reste li­bre; tant qu'il y aura occupation pakistanaise du Jammu et me­naces islamistes dans le Cachemire, la route terrestre vers l'Inde n'existera pas).   

    L'épopée des Proto-Iraniens   

    Rappelons ici que la majeure partie des poussées européen­nes durant la proto-histoire, l'antiquité et le moyen âge se sont faites en direction de l'Asie centrale et des Indes, dès 1600 av. JC, avec l'avancée des tribus proto-iraniennes dans la zone au Nord de la ligne Caspienne — Mer d'Aral — Lac Balkhach, puis, par un mouvement tournant, en direc­tion des hauts plateaux iraniens, pour arriver en lisière de la Mésopotamie et contourner le Caucase par le Sud. La Per­­se avestique et post-avestique est une puissance euro­péen­ne, on a trop tendance à l'oublier, à cause d'un mani­chéisme sans fondement, opposant un “Occident” grec-athé­nien (thalassocratique et politicien) à un “Orient” perse (chevaleresque et impérial), auquel on prête des tares fan­tasmagoriques.  

    Quoi qu'il en soit, l'œuvre d'Alexandre le Grand, macé­do­nien et impérial plutôt que grec au sens athénien du terme, vise à unir le centre de l'Europe (via la partie macédo­nien­ne des Balkans) au bassin de l'Indus, dans une logique qu'on peut qualifier d'héritière de la geste proto-historique des Pro­to-Iraniens. L'opposition entre Rome et la Perse est une lutte entre 2 impérialités européennes, où, à la char­niè­re de leurs territoires respectifs, dont les frontières sont mouvantes, se situait un royaume fascinant, l'Arménie. Ce ro­yaume a toujours été capable de résister farouchement, tantôt aux Romains, tantôt aux Perses, plus tard aux Arabes et aux Seldjoukides, grâce à un système d'organisation po­litique basé sur une chevalerie bien entraînée, mue par des principes spirituels forts. Cette notion de chevalerie spiri­tuel­le vient du zoroastrisme, a inspiré les cataphractaires sar­mates, les cavaliers alains et probablement les Wisi­goths, a été islamisée en Perse (la fotowwah), christianisée en Arménie, et léguée par les chevaliers arméniens aux che­­valiers européens. L'ordre ottoman des Janissaires en a été une imitation et doit donc aussi nous servir de modèle (cf. ce qu'en disait Ogier Ghiselin de Busbecq, l'ambas­sa­deur de Charles-Quint auprès du Sultan à Constantinople ; le texte figure dans Gérard Chaliand, Anthologie…, op. cit.).  

    Des Croisades à Eugène de Savoie et à Souvorov   Dans cette optique d'une histoire lue à l'aune des constats de la géopolitique, les Croisades prennent tout naturelle­ment le relais de la campagne d'Othon Ier contre les Magyars, vaincus en 955, qui se soumettent à la notion romaine-ger­manique de l'Empire.

    Ces campagnes de l'Empereur salien, de souche saxonne, sont les premières péripéties de l'affir­ma­tion européenne. Après les Croisades et la chute de By­zan­ce, la reconquista européenne se déroule en 3 actes : en Espagne, les troupes d'Aragon et de Castille libèrent l'Andalousie en 1492 ; une cinquantaine d'années plus tard, les troupes russes s'ébranlent pour reprendre le cours en­tier de la Volga, pour débouler sur les rives septentrionales de la Caspienne et mater les Tatars ; il faudra encore plus d'un siècle et demi pour que le véritable sauveur de l'Euro­pe, le Prince Eugène de Savoie-Carignan, accumule les vic­toires militaires, pour empêcher définitivement les Otto­mans de revenir encore en Hongrie, en Transylvanie et en Au­triche. Quelques décennies plus tard, les troupes de Ca­therine II, de Potemkine et de Souvorov libèrent la Crimée. Cet appel de l'histoire doit nous remémorer les grands axes d'action qu'il convient de ne pas oublier aujourd'hui. Ils sont restés les mêmes. Tous ceux qui ont agi ou agiront dans ce sens sont des Européens dignes de ce nom. Tous ceux qui ont agi dans un sens inverse de ces axes sont d'abjects traî­tres. Voilà qui doit être clair. Limpide. Voilà des principes qui ne peuvent être contredits.  

    Regards nouveaux sur la Deuxième Guerre mondiale  

    Pour terminer, nous ramènerons ces principes historiques et géopolitiques à une réalité encore fort proche de la nô­tre, soit les événements de la Seconde Guerre mondiale, pré­ludes à la division de l'Europe en 2 blocs pendant la guerre froide. Généralement, le cinéma et l'historiogra­phie, le discours médiatique, évoquent des batailles spec­ta­culaires, comme Stalingrad, la Normandie, les Ardennes, Monte Cassino, ou en montent de moins importantes en épingle, sans jamais évoquer les fronts périphériques où tout s'est véritablement joué. Or ces fronts périphériques se situaient tous dans les zones de turbulences actuelles, Afghanistan excepté. Soit sur la ligne Caspienne — Iran (che­mins de fer) - Caspienne, dans le Caucase ou sur la Volga (qui se jette dans la Caspienne) (cf. George Gretton, « L'ai­de alliée à la Russie », in Historia Magazine n°38, 1968).  

    Les Britanniques et leurs alliés américains ont gagné la se­conde guerre mondiale entre mai et septembre 1941. Défi­nitivement. Sans aucune autre issue possible. En mai 1941, les troupes britanniques venues d'Inde et de Palestine (cf. : H. Stafford Northcote, « Révolte de Rachid Ali - La route du pé­­trole passait par Bagdad », in Historia Magazine n°20, 1968 ; Luis de la Torre, « 1941 : les opérations militaires au Pro­che-Orient », in : Vouloir n°73/75, 1991 ;  Mar­zio Pi­sa­ni, « Irak 1941: la révolte de Rachid Ali contre les Britan­ni­ques », in : Partisan n°16, nov. 1990) en­va­hissent l'I­rak de Rachid Ali (cf. : Prof. Franz W. Seidler, Die Kolla­bo­ration 1939-1945, Herbig, München, 1995), qui sou­haitait se rapprocher de l'Axe. Les Britanniques dispo­sent alors d'une base opérationnelle importante, bien à l'ar­rière du front et à l'abri des forces aériennes allemandes et ita­­lien­nes, pour alimenter leurs troupes d'Égypte et de Li­bye. En juin et juillet 1941, les opérations contre les trou­pes de la France de Vichy au Liban et en Syrie parachèvent la maî­trise du Proche-Orient (cf. : Général Saint-Hillier, « La cam­pagne de Syrie », in : Historia Magazine n°20, 1968 ; Jac­ques Mordal, « les opérations aéronavales en Syrie », i­bid.). Au cours des mois d'août et de sep­tem­bre 1941, l'Iran est occupé conjointement par des trou­pes anglaises et so­vié­tiques, tandis que des équipes d'ingé­nieurs américains ré­or­ganisent les chemins de fer iraniens du Golfe à la Ca­spienne, ce qui a permis de fournir, au dé­part des Indes, du ma­tériel militaire américain à Staline, en remontant, à par­tir de la Caspienne, le cours de la Volga (notons que les So­vié­tiques, en vertu des règles codifiées par Lea en 1912 — cf. supra — n'ont pas été autorisés à de­meurer à Téhéran, mais ont dû se replier sur Kasvin). 

    L'Axe n'a pas pu prendre pied à Chypre et la Turquie a con­servé sa neutralité “égoïste” comme le disait le ministre Me­ne­mencioglu (Prof. Franz W. Seidler, Die Kollaboration 1939-1945, Herbig, München, 1995) ; par conséquent, cet es­pace proche-oriental, au Sud-Est de l'Europe, a permis une reconquista des territoires européens conquis par l'Axe, en prenant les anciens territoires assyrien et perse comme base, en encerclant l'Europe selon des axes de pénétration imités des nomades de la steppe (de la Volga à travers l'U­kraine) et des cavaliers arabes (de l'Égypte à la Tunisie con­tre Rommel). Les opérations soviétiques dans le Caucase, grâ­ce au matériel américain transitant par l'Iran, ont pu dès l'au­tomne 1942, sceller le sort des troupes allemandes ar­ri­vées à Stalingrad et prêtes à couper l'artère qu'est la Volga. Les résidus des troupes soviétiques acculées aux contreforts septentrionaux du Caucase peuvent résister grâce au cor­don ombilical iranien. De même, les troupes allemandes ne peuvent atteindre Touapse et la côte de la Mer Noire au Sud de Novorossisk et sont repoussées en janvier 1943, juste avant la chute de Stalingrad (cf. : Barrie and Frances Pitt, The Month-By-Month Atlas of World War II, Summit Books, New York/London, 1989). Le sort de l'Europe tout en­tière, au XXe siècle, s'est joué là, et se joue là, en­co­re aujourd'hui. Une vérité historique qu'il ne faut pas oublier, même si les médias sont très discrets sur ces é­pisodes cruciaux de la Seconde Guerre mondiale. 

    De l'aveuglement historique  

    “L'oubli” des opérations au Proche-Orient en 1941 et dans le Caucase en automne 1942 et en janvier 1943 profite d'une certaine forme d'occidentalisme, de désintérêt pour l'his­toi­re de tout ce qui se trouve à l'Est du Rhin, a fortiori à l'Est de la Mer Noire. Cet occidentalisme est une tare ré­dhi­bi­toire pour toutes les puissances, trop dépendantes d'une opinion publique mal informée, qui se situent à l'Ouest du Rhin. L'atlantisme n'est pas seulement un engouement im­bécile pour tout ce qui est américain, il est aussi et surtout un aveuglément historique, dont nous subissons de plein fouet les conséquences désastreuses aujourd'hui.  

    En effet, l'Europe actuelle a perdu la guerre, bien plus cruel­lement que le Reich hitlérien en 1945. Jugeons-en : 

    • L'Atlantique est verrouillé (ce qui réduit à néant les ef­forts de Louis XVI, dont la flotte, commandée par La Pérou­se, avait ouvert cet océan au binôme franco-impérial).
    • La Méditerranée orientale est verrouillée.
    • La Mer Noire est également verrouillée.
    • La voie continentale vers l'Inde est verrouillée.
    • La “Route de la Soie” est verrouillée.
    • Nous vivons dans le risque permanent de la guerre civile et du terrorisme.

    La renaissance européenne, que nous appelons tous de nos vœux, passe par une prise de conscience des enjeux réels de la planète, par une connaissance approfondie des manœuvres systématiquement répétées des ennemis de notre Europe. C'est ce que j'ai tenté d'expliquer dans cet exposé. Il faut savoir que nos ennemis ont la mémoi­re longue, que c'est leur atout majeur. Il faut leur oppo­ser notre propre “longue mémoire” dans la guerre cogni­ti­ve future. Autre principe méthodologique : l'histoire n'est pas une succession de séquences, coupées les unes des autres, mais un tout global, dans lequel il est impos­sible d'opérer des coupures.  

    ► Robert Steuckers, Nouvelles de Synergies Européennes n°54, 2002.

    • Note :

    ◘ 1 : À cette époque, l'Angleterre était alliée à la France pour dé­truire les Provinces-Unies des Pays-Bas, alliées au Brandebourg (la fu­­ture Prusse), à l'Espagne (pourtant son ennemie héréditaire), au Saint Empire et à la Lorraine. Les troupes d'invasion françaises, blo­quées par l'ouverture des digues, sont chassées des Provinces-Unies en 1673. Avec l'alliance suédoise, les Français retournent toutefois la situation à leur avantage entre 1674 et 1678, ce qui débouche sur le Traité de Nimègue, qui arrache au Saint Empire de nombreux ter­ritoires en Flandre et dans le Hainaut. Cet épisode est à retenir car les puissances anti-européennes, la France, l'Angleterre, la Suède et l'Em­pire ottoman se sont retrouvés face à une coalition impériale, re­­groupant puissances protestantes et catholiques. Les unes et les au­­tres acceptaient, enfin, de sauter au-dessus du faux clivage reli­gieux, responsable du désastre de la guerre de Trente Ans (comme l'a­vait très bien vu Wallenstein, avant de finir assassiné, sous les coups d'un zélote catholique). Cette alliance néfaste, d'abord diri­gée contre la Hollande, a empêché l'éclosion de l'Europe et explique les menées anti-européennes plus récentes de ces mêmes puissan­ces, Suède exceptée.


    Afghanistan

     

    C'est pour bloquer l'Axe eurasiatique

    Paris — Berlin — Moscou — New Delhi — Tokyo

    que les États-Unis vont occuper l'Afghanistan et le Pakistan

     

    AfghanistanOn ne peut pas le reconnaître, l'action terroriste majeure de l'Al-Qaida à New York, le 11 septembre dernier, a complètement changé la face actuelle de l'histoire mondiale, et pas seulement en surface. Ainsi, la nouvelle conjoncture politico-stratégique planétaire d'ensemble, tout en continuant d'entretenir, dans son sein, l'opposition de plus en plus active de deux situations géopolitiques fondamentalement antagonistes — à savoir, l'opposition de la conspiration mondialiste des États-Unis, et de l'unité actuellement en cours d'émergence de l'intégration impériale grande-continentale eurasiatique — se trouve-t-elle en même temps amenée à subir, à l'heure présente, la dangereuse sollicitation d'une obligation de convergence prétendant mobiliser, en un front commun contre-stratégique appelé à barrer le chemin au terrorisme islamique, les deux antagonismes géopolitiques fondamentaux se faisant face au niveau planétaire, mais neutralisés.

    Ce qui induit un porte-à-faux terminal, ambigu et catastrophique, à l'intérieur de l'histoire mondiale en cours. Un dispositif de crise avancée. De tout cela, il serait, je crois, important que l'on en parle. Désormais, tout en dépend. 

    Une existence doctrinale et dialectique

    Il n'empêche que, si le bloc établi et politiquement suractivé de la conspiration mondialiste des États-Unis fait face, en s'y opposant, à couvert, au bloc de l'espace grand-continental eurasiatique, à “l'Île Eurasiatique”, celui-ci, pour le moment, n'a d'existence effective que sur le seul plan doctrinal de la géopolitique révolutionnaire qui, tout en étant née, et en se développant déjà, se montre bien loin encore de pouvoir se prévaloir d'une puissance de mobilisation, d'une puissance en action réellement présente sur la ligne de front suivant ses propres disponibilités finales, comme c'est bien le cas, à l'heure présente, pour le bloc mondialiste. Si la conspiration mondialiste se pose en termes de pouvoir politique, l'unité impériale eurasiatique lui faisant face ne saurait se définir, pour le moment, qu'en termes de pouvoir doctrinal, n'ayant d'existence que dialectique.

    Et pourtant, ce face à face constituant, en fait, les fondements mêmes de l'actuelle conjoncture politico-stratégique planétaire dans son ensemble, dans son actuelle marche en avant.

    Mais si le bloc mondialiste s'oppose, ainsi, symétriquement, au bloc continental eurasiatique dans la perspective du combat déjà commencé pour la domination finale de l'histoire à sa fin du monde, il n'en reste pas moins certain qu'une profonde dissymétrie se manifeste, en même temps, entre la conscience qu'ont d'elles-mêmes les deux instances géopolitiques antagonistes fondationnelles de l'histoire mondiale en cours.

    Car le bloc de la conspiration mondialiste des États-Unis se trouve être totalement conscient — par l'intermédiaire de ses instances de commandement central occulte à Washington, qui contrôlent tout — de sa propre identité politique, de son propre destin et de sa propre volonté de destin, d'un destin hégémonique planétaire en cours d'accomplissement. Dissimulée derrière ses structures de couverture et de diversion stratégique, la conspiration mondialiste avance en pleine connaissance de cause, suivant un front de desseins projeté loin en avant.

    Par contre, suite à un long et profond travail, intérieur et extérieur, d'aliénation subversive contre-identitaire, le bloc continental européen, de son côté — hormis les quelques foyers à demi-clandestins de conscience et d'action géopolitiques — n'a pas, à l'heure présente, pour ainsi dire par la moindre conscience collective d'ensemble de son identité propre, de son identité abyssale ni de ses destinées finales, ni même de son actuelle situation de subordination et d'empêchement, de mise subversive en infériorité face à la mobilisation totale de la conscience suractivée qui est celle de la conspiration mondialiste des États-Unis.

    Cependant, si les centrales occultes de Washington agissent, comme il apparaît de plus en plus que ce fût le cas, en fonction d'une conscience profondément, dramatiquement accomplie des enjeux ultimes de l'actuelle conflagration pour la domination finale de l'histoire et du monde, et suivant des plans politico-stratégiques d'ensemble extrêmement concertés, le seul barrage fait à leurs desseins hégémoniques planétaires reste, aujourd'hui, celui de la présence, dans leurs chemins, du “Grand Continent” eurasiatique en train de s'éveiller à une conscience révolutionnaire de sa propre identité et de sa secrète prédestination suprahistorique.

    Le ralentissement

    Mais, de son côté, le “Grand Continent” eurasiatique ne peut pour le moment faire opposition aux desseins hégémoniques de la conspiration mondialiste en action qu'en vertu du seul poids de l'histoire mondiale elle-même, de l'histoire mondiale en cours, dont les incontournables réalités objectives — réalités naturelles, politico-culturelles et religieuses, économiques — font encore obstacle, ralentissent et empêchent les menées politico-stratégiques souterraines, actuellement en situation d'offensive à couvert, inavouable et inavouées comme telle, que sont celles des États-Unis et de ce qui se tient, dans l'ombre, derrière ceux-ci.

    Ce à quoi il faut ajouter, bien entendu, ainsi qu'on l'a d'ailleurs déjà dit, comme travaillant, de son côté, à ce ralentissement, l'action de plus en plus intensive de la “résistance” grand-européenne des “groupes géopolitiques” — des “groupes géopolitiques” de Robert Steuckers et de ses proches — et des puissances soutenant plus ou moins leurs actuels combats d'avant-garde. Ainsi que cela avait été, déjà, du temps du Général de Gaulle au pouvoir en France, et comme c'est aujourd'hui le cas de la Russie — la “Nouvelle Russie” — de Vladimir Poutine, qui est sans doute en train d'y amener l'Allemagne aussi.

    Or c'est bien dans ce mystérieux ralentissement factuel, imposé et entretenu — par les pesanteurs mêmes de l'histoire, et par ceux qui en exacerbent secrètement les affirmations — dans la marche en avant des desseins offensifs de la conspiration mondialiste au sujet de sa mainmise finale sur l'Europe de l'Ouest, que réside, à l'heure présente, pour nous autres, Européens, notre dernière chance pour nous ressaisir avant qu'il ne soit vraiment trop tard. Maintenant.

    L'Est de “l'Île Eurasiatique” est déjà libéré. Mais non encore l'Ouest

    C'est donc un fait, la conspiration mondialiste menée par les États-Unis, tout au moins en surface, constitue, de toutes les façons, à l'heure actuelle, un bloc offensif politico-stratégique entièrement conscient de son pouvoir présent et à venir, et totalement engagé dans un vaste dessein hégémonique planétaire final.

    Or quelle est, aujourd'hui, face au bloc de la conspiration mondialiste des États-Unis, la situation du bloc continental de “l'Île Eurasiatique” appelé, en principe, à s'opposer irréductiblement à cette action hégémonique planétaire en pleine offensive, et qui le concerne directement ?

    Dans le camp retranché du grand continent eurasiatique, seule la “Nouvelle Russie” de Vladimir Poutine représente aujourd'hui une puissance — une superpuissance — géopolitiquement consciente de son identité et de son histoire propres, sa grande prédestination suprahistorique impériale eurasiatique et de ses missions eschatologiques finales.

    En même temps, l'Est du “Grand Continent” eurasiatique connaît, à travers l'Inde d'Atal Béhari Vajpayee et le Japon de Junichiro Koizumi, une lame de fond de retour à la liberté, qui sont en train de se débarrasser en force des contraintes totalitaires de la démocratie mondialiste auxquelles ils se trouvaient assujettis, émergeant ainsi, à nouveau, au jour de la “grande histoire” pour rejoindre le camp de “l'Île Eurasiatique” en voie de retrouver son propre centre de gravité politico-historique propre. Ainsi peut-on s'avancer à dire que l'Est de “l'Île Eurasiatique” est déjà libéré.

    Alors que la partie occidentale de “l'Île Eurasiatique” — l'Europe de l'Ouest et de l'Est — subit toujours la domination aliénante de la conspiration mondialiste qui, par l'intermédiaire des régimes sociaux-démocrates partout au pouvoir dans l'espace occidental européen, maintient, dans les termes de la terreur démocratique en cours, l'état d'assujettissement contre-identitaire permanent des nations européennes encore vivantes, mais empêchées, ainsi, d'accéder à la conscience révolutionnaire de leurs propres destinées historiques et de rejoindre, de par cela même, la partie déjà libérée de “l'Île Eurasiatique”, la Russie, l'Inde et le Japon ; le Tibet se trouvant toujours sous l'occupation chinoise. C'est pas conséquent sur l'Europe que vont devoir se concentrer, désormais, les efforts de l'entreprise de libération politico-stratégique à la charge de l'ensemble du dispositif contre-offensif souterrain du grand continent eurasiatique mobilisé, de l'intérieur, par son mouvement de délivrance supra-historique finale. Par le mouvement de son auto-appropriation révolutionnaire de son propre destin, de son plus grand destin ultime, “archaïque”.

    Axe grand-continental

    Le fait est qu'en Europe, aujourd'hui, seuls les “groupes géopolitiques” peuvent prétendre détenir une conscience réellement révolutionnaire quant à l'identité propre et aux destinées finales — eschatologiques, “apocalyptiques” — de la plus Grande Europe. Les “groupes géopolitiques”, et aucune autre formation, qui, eux, à travers la doctrine réactualisée de l'axe grand-continental eurasiatique Paris — Berlin — Moscou — New Dehli — Tokyo, perpétuent la doctrine géopolitique fondamentale de Karl Haushofer, la doctrine du Kontinentalblock, reprise, après 1945, par le Général de Gaulle et le dessein continental eurasiatique du “grand gaullisme”, du “gaullisme de la fin”. Dont l'acte de naissance politico-historique avait été constitué par le rapprochement accéléré de la France et de l'Allemagne et la création du “Pôle carolingien” franco-allemand — dont l'apparition avait marqué une véritable “Révolution Mondiale”, selon le Général de Gaulle — pierre de touche de la future Fédération Grande Européenne, que rien ne saura nous empêcher d'édifier dans les termes, précisément, d'une nouvelle Révolution Mondiale. Car c'est la tâche propre de notre génération prédestinée.

    Ainsi, ce qu'à présent l'on ne doit plus ignorer, c'est que la Fédération Grand-Européenne constituée par l'intégration impériale finale de l'Europe de l'Ouest et de l'Est, de la Russie et de la Grande Sibérie, du Tibet, de l'Inde et du Japon, représente un bloc de milliards d'habitants, de disponibilités religieuses, culturelles et politiques, scientifiques, techniques, industrielles et économiques immenses, dont l'importance géopolitique finale rétrocèderait objectivement les États-Unis et l'ensemble de leur sphère d'influence immédiate au rang d'une puissance secondaire. Or c'est bien ce que les États-Unis se refusent précisément d'accepter, en s'y opposant par tous les moyens en leur pouvoir, y inclus les plus risqués. Ce qui peut nous mener très loin, jusqu'à la catastrophe prévisible, et dont il faut savoir déjà intérioriser la menace, nous y habituer. En fait, il s'agit là d'une question de vie ou de mort, d'être ou de ne pas être.

    Sur la vaste opération mondialiste de diversion stratégique en cours

    Il faut donc, c'est certain, que nous soyons, nous autres, immédiatement capables de le comprendre : l'actuelle opération de mainmise politico-militaire poursuivie par la conspiration mondialiste des États-Unis sur l'Asie centrale, entreprise de pénétration, et, à terme, d'occupation de fait de l'Afghanistan et du Pakistan, vise à bloquer le dispositif politico-stratégique grand-continental eurasiatique de l'ensemble Russie-Inde-Japon. Autrement dit, la même opération — magnifiée — que celle de la mainmise des États-Unis sur le Sud-Est européen lors de l'agression politico-militaire ouverte contre la Serbie : l'Ouest et l'Est du “Grand Continent” eurasiatique s'en trouveront ainsi investis par les États-Unis dans les termes d'une double opération politico-militaire menée à l'abri de prétextes de circonstance, mais, qui, en réalité, représente la première phase de la future guerre intercontinentale — en fait, déjà commencée — des États-Unis contre la Plus Grande Europe.

    Même lors des dramatiques événements du 11 septembre dernier à New York, tout comme pour la guerre de Cuba contre l'Espagne, comme pour l'éclatement arrangé de la Guerre de Sécession, ou pour le mystérieux torpillage du Lusitania, ou pour Pearl Harbour, ou comme pour les “massacres du Kosovo”, Washington a toujours su créer les conditions nécessaires à la riposte marquant leur ingérence subversive dans l'histoire en cours. Ingérence que le préconditionnement abyssal de la mentalité américaine ne saurait concevoir que dans les termes d'une provocation clandestine, menée et contrôlée derrière la façade diversionniste d'une justification défensive et d'exigence morale à pousser en avant.

    Ce qui en définitive ne fait que cacher le scénario à répétition d'une sorte de mystère originel du surconditionnement collectif américain, et la prédestination politico-historique d'une vocation singulièrement interlope, et comme très sale inconsciemment.

    Ne pas être dupes

    Toute cela dit, bien entendu, pour que nous ne serions, en aucun cas, être dupes quant au véritable sens de la gigantesque manipulation, à plusieurs relais successifs, de l'attaque terroriste du 11 septembre dernier contre New York ayant servi de prétexte aux actuels déploiements politico-militaires planétaires de la conspiration mondialiste des États-Unis : s'il y a eu complot, d'évidence, il n'est pas moins évident qu'il y a eu, aussi, derrière ce complot, un complot du complot, et même un complot du complot du complot. J'espère que je me fais entendre, par ceux-là tout au moins qui ne peuvent pas ne pas me comprendre.

    Qu'il faille, d'autre part et en même temps, se mettre d'accord — que nous nous mettions tous d'accord — sur le fait que le moment est effectivement venu pour que l'on en finisse une fois pour toutes avec la mouvance — avec toutes les mouvances — du terrorisme islamique planétaire, c'est une certitude à laquelle nous ne pouvons pas ne pas souscrire, entièrement. Et sans aucune arrière-pensée. Et tout de suite. L'Europe dans son entier l'a fait. Et la Russie aussi.

    Mais il n'est pas moins certain que l'on ne saurait en aucun cas accepter que cela puisse voiler à dessein les états de marche de la conflagration intercontinentale déjà entamée, souterrainement, par les tenants occultes de la conspiration mondialiste en pleine offensive contre le bloc continental grand-européen eurasiatique. Qu'une opération commune menée en plein jour puisse donner abri à une contre-opération menée dans l'ombre entre les éléments constituants mêmes cette opération. Car nous savons qu'il y a double jeu, et ce double jeu force nous est-il de le refuser inconditionnellement. Quoi qu'il nous en coûtât. Et dans les termes mêmes de la guerre politique totale — et sans doute finale — que l'on nous fait.

    Que l'Europe, que la Russie, que l'Inde et le Japon, que la Chine elle-même puissent se prêter tactiquement au jeu mené, en l'occurrence, par le front mondialiste dans son entreprise actuelle contre le terrorisme islamique planétaire, cela peut représenter, en effet, un vaste mouvement contre-dialectique d'engagement opérationnel de circonstance. Poser un but de guerre politico-religieux commun. Mais en aucun cas cela ne pourra servir à soutenir la duperie suicidaire qui serait celle d'un engagement de fond dans le piège à couvert tendu ainsi par Washington au bloc grand-continental eurasiatique actuellement émergeant.

    Notre survie à proche échéance

    Car “front de combat commun” ne devrait signifier surtout pas dérapage subversivement contrôlé vers la neutralisation et l'asservissement de ceux qui s'y trouvent engagés ensemble, et encore moins l'engagement souterrain de la puissance menant le jeu vers une autre forme de guerre politique secrète intérieure à son propre camp, dialectiquement plus avancée et métapolitiquement infiniment plus perverse et criminelle, parce que tournée vers des conjonctures ultimes, décisives, sans issue. Or c'est ce qui est actuellement en train de se passer, et c'est bien pourquoi nous entendons y réagir en force. Car, ce qui est là mis en jeu, c'est le fait même de notre survie à proche échéance.

    Mais que l'on ne se figure pas non plus qu'à cause de tout cela on pourrait ne fût-ce qu'un seul instant oublier l'immense holocauste en continuation auquel, près de chez nous, en Algérie, se livrent quotidiennement depuis des années les abominables complices locaux d'Oussama ben Laden ; qui à la fin devra payer pour tout, lui-même et les siens. Ainsi que ceux qui les ont soutenus et les soutiennent encore dans l'ombre. l'extrémisme fondamentaliste islamique est intrinsèquement pervers. Des chiens enragés, qui doivent être traités impitoyablement comme tels.

    Le double positionnement  actuel de l'Europe

    À la suite des événements du 11 septembre dernier à New York, la “grande politique” planétaire du bloc continental européen devra donc se définir dialectiquement, à un double niveau d'action politico-stratégique. Ce dédoublement portant la marque spécifique de l'actuelle conjoncture politique planétaire, dont toutes les décisions significatives seront désormais appelées à se trouver divisées contre elles-mêmes, confidentiellement. Il n'y aura donc plus d'action, de décision ni de conscience que dialectiques, l'histoire mondiale elle-même deviendra, en elle-même, dialectique. Conscience dialectique de l'histoire, histoire dialectique de la conscience européenne face aux sollicitations stratégiques en cours.

    Cette nouvelle confrontation dialectique devant se manifester sur un double niveau de la réalité politico-historique présente. Un premier niveau où, aux côtés des États-Unis, l'Europe se trouvera en effet disposée, de par la force même des choses, à participer intégralement à l'effort d'éradication définitive du terrorisme islamique planétaire entrepris actuellement par les États-Unis. Et un deuxième niveau, plus intérieur, où, derrière les options politiques circonstancielles concernant ses rapports actuels avec les États-Unis, rapports placés sous l'urgence de l'engagement commun contre le terrorisme islamique, l'Europe ne saurait absolument pas baisser la garde, cesser d'être — ou de devoir être — consciente de ce qui l'oppose fondamentalement aux desseins hégémoniques planétaires des États-Unis, à savoir son propre dessein politico-stratégique impérial grand-continental eurasiatique.

    Or ce double positionnement de l'Europe à l'égard de la conspiration mondialiste des États-Unis se trouve avoir été récemment illustré par deux prises de position successives du Président Vladimir Poutine, des prises de position apparemment contradictoires ; mais qui, en termes de politique active, opérationnelle, ne se contredisent pourtant pas, situées comme elles se révèleront, dialectiquement, à deux niveaux différents de la même conjoncture politico-stratégique en cours.

    Le discours de Poutine à Berlin

    Ainsi y a-t-il donc eu la fort importante prestation du Président Vladimir Poutine, le 24 septembre dernier, à Berlin, en la présence du Chancelier Gerhard Schroeder, du gouvernement allemand et du Bundestag au grand complet, où l'homme du Kremlin a parlé, en allemand, pendant plus d'une heure, affirmant, et soulignant avec force le caractère tout à fait décisif du profond lien unissant désormais la Russie et l'Allemagne. « La Russie considère aujourd'hui l'Allemagne comme son principal partenaire, en Europe et dans le monde », a-t-il déclaré. Et à partir de l'Allemagne, la Russie se reconnaissant en profonde communauté de destin avec l'Europe de l'Ouest, et cela suivant la vision géopolitique grand-continentale eurasiatique Paris-Berlin-Moscou-New Delhi-Tokyo, est aujourd'hui celle du Président Vladimir Poutine et de sa “Nouvelle Russie” avançant vers son nouveau destin.

    Poutine s'en est même pris, rapporte le correspondant du Figaro à Berlin, Jean-Paul Picaper, dans une interview au journal à grand tirage Bild, aux intellectuels allemands qui s'enlisent dans l'auto-accusation en raison du passé hitlérien et recommandent un profil bas à leur pays. « Aucun pays ne peut souffrir éternellement des fautes dont il s'est chargé au cours de l'Histoire », a-t-il dit.

    Quant à l'Europe, Vladimir Poutine s'est très clairement exprimé aussi lors de son discours à Berlin. « Je crois, a-t-il dit, que l'Europe ne pourra affirmer, à long terme, sa propre volonté de constituer un centre indépendant de pouvoir dans le cadre de l'actuelle politique planétaire, que si elle unifie ses propres disponibilités avec celles de la Russie, avec les hommes, les espaces et les ressources naturelles, avec le potentiel économique, culturel et de défense de la Russie ».

    Poutine au Forum de Shanghaï

    Enfin, au sujet de la deuxième de ces prises de position du Président Vladimir Poutine, dialectiquement reliées — opposées — entre elles, sa teneur révèlera la convergence entière des vues de celui-ci et de celles de George Bush manifestée lors de la Conférence de l'APEC — du “Forum de Coopération de l'Asie-Pacifique” — ayant eu lieu à Shanghaï le 21 octobre dernier et réunissant, principalement, les États-Unis, la Russie et la Chine. Convergence de vues portant sur les représailles et sur le coup d'arrêt définitif des activités planétaires du terrorisme de l'Islam fondamentaliste, et plus particulièrement des Talibans d'Afghanistan.

    « Je pense que la riposte envisagée par George Bush est mesurée, et appropriée à la menace que doivent affronter les États-Unis », affirmait, à Shanghaï, Vladimir Poutine. Et ensuite : « Si on démarre ce combat, il faudra savoir le finir. Sinon, les terroristes pourraient avoir l'impression qu'ils sont invulnérables. Et dans ce cas, leur action sera plus dangereuse, plus insolente, et aboutira à des conséquences pires encore ». Attitude d'une fermeté sans faille.

    Difficilement pourrait-on envisager une plus étroite approche de vues, ce que George Bush n'a pas manqué de relever d'une manière exceptionnellement chaleureuse, et reconnaissante. « Nous nous souviendrons de cet acte d'amitié », a tenu à déclarer George Bush.

    Les temps de la guerre dialectique totale sont arrivés !

    Cependant, les déclarations faites par Vladimir Poutine respectivement à Berlin et à Shanghaï manifestent deux positions dialectiquement contradictoires. Le point de vue de la contre-stratégie d'affirmation d'ensemble et de défense de l'espace grand-continental eurasiatique, menacé à l'heure actuelle par la conspiration mondialiste des États-Unis en pleine offensive, dont le pôle de concentration présente est constitué par le rapprochement Europe-Russie. Point de vue auquel se trouve en même temps opposé celui de l'actuel soutien inconditionnel de ces mêmes États-Unis dans leur engagement planétaire contre le terrorisme islamique souterrainement en action. On se trouve donc, en même temps, à la fois contre et pour les États-Unis dans leur double entreprise offensive planétaire, l'offensive d'encerclement et d'investissement de l'espace géopolitique de “l'Île Eurasiatique”, et l'offensive contre le terrorisme islamiste. Ainsi, l'actuel engagement de “l'Île Eurasiatique” à l'égard de la conspiration mondialiste des États-Unis est donc un engagement fondamentalement et activement dialectique, nous sommes entièrement engagés dans une guerre planétaire finale qui est une guerre dialectique. Les temps de la guerre dialectique sont arrivés, les temps de la guerre véritablement totale.

    De Berlin à Shanghaï, une immense béance vient donc de se montrer dans les cieux incertains de l'actuelle conjoncture politico-stratégique planétaire, la béance même de la guerre dialectique finale déjà en cours.

    Les états actuels de la guerre dialectique

    La double attitude présente de Vladimir Poutine à l'égard de la conspiration mondialiste des États-Unis représente la structure dialectique même du choix fondamental que doivent suivre tous les nôtres, les "groupes géopolitiques" dans leur ensemble et tous ceux qui suivent la “ligne géopolitique” grand-continentale eurasiatique. Ce qui veut dire: que tout en se tenant du côté des États-Unis dans leurs actuelles entreprises politico-stratégiques planétaires contre le terrorisme islamique en action, garder entière, suractiver sans cesse notre vigilance contre-offensive à l'égard des manœuvres souterraines du bloc mondialiste des États-Unis, actuellement en train de prendre d'assaut les positions grand-continentales eurasiatiques de base, en Europe occidentale et en Asie centrale.

    Vladimir Poutine ne s'y est donc pas trompé du tout quand, ayant rejoint, le lendemain de la Conférence de Shanghaï, la centrale russe de commandement général rapproché pour l'Asie centrale, à Douchanbé, capitale du Tadjikistan, il y avait convoqué une sorte de contre-conférence — à laquelle étaient présents, aussi, le Général Sergueï Ivanov, ministre de la défense, et le Général Nikolaï Patrouchev, chef du FSB — pour y faire état de ses propres positions contre-stratégiques personnelles au sujet de l'engagement américain en Afghanistan. À savoir :

    • 1. Qu'en essayant de faire participer une “fraction démocratique” des Talibans au futur processus de paix à Kaboul, Washington dévoyait inconsidérément le combat en cours, parce qu'il n'y a pas de bons et de mauvais Talibans, qu'il n'y a que des Talibans tout court, qu'il s'agit ou de détruire jusqu'au dernier, ou de tout perdre à nouveau. Auto-buissonnant toujours de ses propres cendres, le terrorisme islamiste ne cède que devant le nettoyage par le vide. Les faiblesses de Washington à l'égard du mythe subversif des “bons Talibans” n'est que le résultat du travail souterrain d'influence négative exercée sur l'actuel pouvoir exécutif américain par les instances nocturnes en place dans l'obédience des mêmes sphères d'action occulte que celles qui ont donné naissance à l'émergence originelle du terrorisme islamiste sous contrôle et des Talibans eux-mêmes.
    • 2. La seule voie à suivre reste donc celle du soutien inconditionnel de l'Alliance du Nord, dont la victoire inconditionnelle sur les Talibans constituerait vraiment le commencement de la fin pour l'ensemble de la conjuration planétaire du terrorisme islamiste ; la Russie, de son côté, s'engageant alors à faire le reste en Asie centrale, à prendre en charge la conclusion du travail.

    Le Commandant Ahmed Shah Massoud

    Il ne faut pas l'oublier, en mars dernier, un Antonov 154 russe avait secrètement ramené, depuis Douchanbé jusqu'à Moscou, le Commandant Ahmed Shah Massoud, où il avait été discrètement logé dans l'ancienne résidence de Youri Andropov dans la capitale. Pendant quatre jours, le Commandant Ahmed Shah Massoud avait été ainsi invité à travailler, avec des hauts responsables des ministères de la Défense et des organes de la Sécurité de Russie, du Tadjikistan, de l'Ouzbékistan, de l'Iran et de l'Inde, sur le thème d'une « action politico-stratégique d'ensemble contre le terrorisme islamiste et les extrémismes engagés à son côté ». Initiative apparaissant, aujourd'hui, comme singulièrement prophétique.

    L'élimination du Commandant Ahmed Shah Massoud a certes brusquement privé la Russie de la pièce maîtresse d'un responsable de terrain à haut potentiel charismatique. Mais cela n'a pas pour autant neutralisé les projets de Moscou concernant la primauté politico-stratégique de l'Alliance du Nord, ni même amoindri ses engagements à l'égard de celle-ci. Au contraire, pourrait-on même dire.

    De toutes les façons, de par sa nature même, la guerre dialectique impliquera la primauté absolue de l'arme du renseignement politico-stratégique — culturel et religieux aussi — sur l'ensemble de toutes les autres armes : la guerre dialectique est fondamentalement une guerre du renseignement. Ce qui en fait une guerre supérieure, une guerre des intelligences inspirées, qui peut être menée par des petites unités occultes de décision et de combat dans l'ombre, à la charge d'une infrastructure d'élites ultraspécialisées, “initiatiques”, d'un très haut niveau d'engagement et de compétence. Et qui fera appel, aussi, au sacrifice personnel poussé à ses limites ultimes, “mystiques”.

    Aussi la conspiration mondialiste des États-Unis devra-t-elle faire face, dans les prochaines années, à des contre-conspirations de plus en plus abstraites, conceptuelles, de plus en plus dissimulées, de plus en plus pénétrantes en même temps que de plus en plus insaisissables.

    Sans que l'on s'en fût réellement rendu compte, le centre de gravité du pouvoir planétaire aura ainsi changé de camp.

    Or, il faut le reconnaître, tous ces changements proviennent, en fait, de l'émergence inattendue de la “Nouvelle Russie” de Vladimir Poutine. « La Russie ne doit pas être considérée comme un simple État parmi d'autres, mais comme une civilisation spéciale, comme un continent originel, comme un continent stratégique, culturel et spirituel », déclarait, en 1999, la “Plateforme Eurasienne”.

    ► Jean Parvulesco, Nouvelles de Synergies Européennes n°52, 2001.

     

    Afghanistan

     

    L'Europe face à la question afghane

    L'attentat du 11 septembre 2001 contre les deux gratte-ciel de Manhattan et contre le bâtiment du Pentagone a finalement servi de prétexte pour asseoir une présence militaire américaine dans une région hautement stratégique. Elle est située sur l'ancien tracé de la fameuse Route de la Soie entre l'Europe et la Chine et dans un massif montagneux, proche du Pamir et de l'Himalaya, qui permet, à ceux qui le maîtrisent et en font un refuge inexpugnable, de contrôler les zones plus basses qui l'entourent. Depuis Alexandre le Grand, en passant par le conflit qui a opposé l'Empire russe, empire terrestre, à l'Empire britannique, empire maritime, au XIXe siècle, l'Afghanistan a toujours été un enjeu stratégique primordial. Dès la fin du siècle dernier, le géographe américain Homer Lea, ancien élève de Westpoint dont la carrière fut entravée pour des raisons de santé, rédige, pour le compte des Britanniques, une série d'articles et d'ouvrages qui énoncent en clair la doctrine stratégique clé pour la région : il faut empêcher les Russes (et toute autre puissance européenne) de franchir la ligne Téhéran-Kaboul et de s'approcher de l'Océan Indien. Il faut rappeler ici que les doctrines élaborées par les états-majors anglais sont toujours d'application, même si elles ont été élaborées, il y a fort longtemps. La doctrine de l'équilibre entre puissances continentales en Europe (où l'Angleterre s'allie toujours à la seconde puissance contre la première : avec la Prusse contre Napoléon, avec la France contre Guillaume II, avec Staline contre Hitler, etc.) a longtemps été une constante, reprise par les États-Unis, mais dans une perspective eurasienne cette fois, qui s'allient à la Chine en 1972 contre l'URSS de Brejnev. En août 1941, les Britanniques et les Américains permettent à des unités soviétiques d'occuper l'Iran, pour faire de ce pays la base logistique des arrières du front de l'Est, mais cette occupation ne peut s'étendre au-delà de Téhéran. En cela, la doctrine Lea, définitivement parachevée en 1912, a une nouvelle fois été appliquée à la lettre. En décembre 1978, quand les troupes soviétiques envahissent l'Afghanistan, elles dépassent forcément la ligne Téhéran-Kaboul, du moins sa portion qui se situe sur le territoire afghan. Ni Londres ni Washington ne peuvent le tolérer, justement au nom de cette doctrine Lea, qui reste vraiment un axiome de leur politique dans la région. 

    Vu la situation internationale et la présence d'armes nucléaires de destruction massive dans les arsenaux soviétiques et occidentaux, une intervention directe des États-Unis s'avère impossible. Il faut donc procéder autrement, sans intervention apparente, en pariant sur des opposants locaux. Les instituts stratégiques anglo-saxons disposent de méthodes éprouvées depuis très longtemps : appui des insurgés espagnols et allemands contre Napoléon, armement des tribus arabes contre les Turcs en 1916-18 (l'aventure de Lawrence d'Arabie), appui à Tito contre les Allemands, les Italiens et les Croates (cf. les mémoires du chef des SAS, Sir Fitzroy MacLean), appui à certains maquis soi-disant "communistes" dans l'Ouest de la France en 1943-44, doctrines de la "counter-insurgency" aux Philippines et en Malaisie, appui aux "Contras" au Nicaragua, etc. Plus tard, on parlera plutôt de "low intensity warfare" (guerre à basse intensité), qui sera appuyée par le SOF (Special Operations Forces) et doublée par des réseaux civils, notamment d'aide "humanitaire". L'UÇK au Kosovo constituant un autre exemple éloquent de cette façon de procéder. Dans le cas afghan, l'appui occidental aux Mudjahiddins anti-soviétiques a constitué une première phase, qui a duré jusqu'au retrait définitif des dernières unités soviétiques en 1989, puis, quand des éléments non défavorables à la nouvelle Russie dé-soviétisée ont fini par contrôler Kaboul, les États-Unis parient sur une nouvelle "opposition", celle des Talibans, d'abord actifs dans les zones habitées par l'ethnie pachtoune, à cheval sur les territoires afghan et pakistanais. L'ISI, service secret pakistanais, dévie l'effervescence talibane vers l'Afghanistan en espérant ainsi se donner une profondeur stratégique face à l'Inde, qui vient de retrouver une réelle vigueur politique avec le BJP nationaliste, qui s'est dotée de missiles "Agni" à plus longue portée et reste un allié tacite de la Russie. L'ISI, les États-Unis et l'Arabie Saoudite financent donc de concert les unités talibanes pour renverser le régime russophile de Nadjibullah. Comment cette alliance entre les USA et les talibans s'est-elle muée en hostilité ?

    Les troupes talibanes sont composées de deux éléments : les Pachtounes afghans et les volontaires islamistes venus de tous les pays musulmans (qui suivent les doctrines rigoristes des Wahhabites saoudiens). Les Pachtounes sont d'accord pour que des oléoducs venus des républiques musulmanes ex-soviétiques transitent par l'Afghanistan et le Pakistan. Les légions arabes-islamistes, elles, travaillent plutôt pour l'Arabie Saoudite et ne souhaitent pas que le pétrole vienne d'ailleurs. Elles s'opposent donc, Ben Laden en tête, à ce projet et visent à le torpiller. Si Clinton et son administration démocrate ont joué longtemps la carte saoudienne en fermant les yeux sur les opérations téléguidées par les islamistes wahhabites en Tchétchénie, en Ouzbékistan et en Afghanistan, qui visaient à couper le flux des pétroles ex-soviétiques, de même que l'UÇK albanaise, l'administration républicaine de Bush, elle, entend prendre le pétrole là où il est et n'entend pas jouer exclusivement la carte saoudienne. D'où le conflit avec Ben Laden, homme des Saoudiens, et ancien instrument des services américains.

    De ce fait :

    ◊ Les attentats du 11 septembre ont été sans doute préparés par Ben Laden, et derrière lui, l'aristocratie saoudienne qui craint de perdre ses immenses dividendes pétroliers, mais les services américains, avertis par les Français et les Allemands, ont fait la sourde oreille afin d'avoir un prétexte en or pour intervenir en Afghanistan, occuper le pays et assurer le transit pétrolier.

    ◊ Il existe sans doute un accord Bush-Poutine pour concrétiser cette nouvelle organisation des "Balkans eurasiens". On se rappellera à ce propos les entretiens Bush-Poutine du début de l'année, où le Président russe réclamait une lutte contre le "terrorisme international", qui, pour lui comme pour les actuels géostratèges russes, est une émanation du wahhabitisme saoudien.

    ◊ L'Europe est absente du jeu, n'ayant aucune politique cohérente ni aucune doctrine stratégique valable ni aucun personnel politique de valeur. 

    ◊ Les intérêts d'une Europe idéale, que nous appelons de nos vœux, seraient d'assurer un partenariat stratégique avec la Russie dans la région, en s'appuyant sur un principe anti-impérialiste (donc anti-britannique et anti-thalassocratique, dans les définitions données par Lénine, Roy, Gandhi, Niekisch, Schmitt, etc.) : tous les États ont droit à avoir une façade sur l'Océan Indien ou à nouer des accords solides de coopération avec les pays riverains de l'Océan Indien sans immixtion intempestive de la part des États-Unis et de la Grande-Bretagne.

    ◊ Autre intérêt de l'Europe : se dégager d'une trop forte dépendance à l'endroit du pétrole et de jouer, comme l'avait voulu De Gaulle, sur la pluralité des sources énergétiques. Aujourd'hui, avec leur présence en Arabie Saoudite (de 10.000 à 20.000 soldats américains, sans compter l'aviation et la flotte, et 24.000 soldats britanniques à Oman, ce qui est un motif de "guerre sainte" pour Ben Laden) et en Afghanistan, les puissances maritimes anglo-saxonnes conservent une maîtrise totale sur le pétrole, en excluant ipso facto l'Europe et le Japon de ce jeu. Les concurrents géo-économiques potentiels des États-Unis sont affaiblis pour longtemps. Nous devons cette situation à l'impéritie de nos dirigeants politiques.

    ◊ Vu l'avance foudroyante des troupes de l'Alliance du Nord (devenue sans doute malgré elle l'instrument d'une "counter-insurgency"), on peut énoncer l'hypothèse d'une prochaine partition ethnique de l'Afghanistan. Les zones ouzbeks et tadjiks reviendraient à l'Ouzbékistan et au Tadjikistan ; le massif montagneux central deviendrait le domaine des Hazaras chiites (et encore partiellement bouddhistes ; c'est dans leur territoire que se trouvaient les magnifiques Bouddhas de Bamiyan, détruits par les Talibans en février dernier) et les zones pachtounes seraient davantage liées au Pakistan, qui obtiendrait ainsi, en guise de compensation, la profondeur stratégique qu'il souhaitait obtenir pour faire face au réarmement de l'Inde. Kaboul serait administrée par l'ONU. Le précédent du Kosovo, où une province ethnique reçoit le droit de faire sécession, servirait de modèle à la partition de l'Afghanistan. Pour revenir à la doctrine Lea, signalons que les Hazaras et les Pachtounes habitent au sud de la ligne Téhéran-Kaboul. Cqfd.

    ◊ L'objectif d'une Europe idéale et impériale serait de libérer la Route de la Soie de toute immixtion étrangère, a fortiori de toute immixtion venue d'une puissance thalassocratique. Les voies terrestres doivent être libres, comme le veut l'actuel président kirghize Askar Akaïev. Une voie centre-asiatique devrait relier l'Europe occidentale et la Russie, d'une part, à la Chine et à l'Inde, d'autre part. La croisée de ces chemins continentaux se situe notamment dans la fameuse Vallée de la Ferghana, menacée par les extrémistes islamistes, avant l'intervention américaine en Afghanistan. 

    La voie que notre Europe idéale entend promouvoir est celle de l'harmonisation grande-continentale, "eurasienne", dans ces fabuleuses régions de rencontres entre les hommes et non une politique de "containment", comme le veulent les doctrines anglo-saxonnes d'Homer Lea à Zbigniew Brzezinski. C'est sous le signe de Marco Polo que l'Europe, si elle était bien gouvernée, devrait agir dans cette partie du monde et non sous le signe de la guerre et de l'égoïsme impérialiste. 

    Robert Steuckers, 21 novembre 2001. 

     

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    pièces-jointes :

     

    L’Afghanistan, cœur géopolitique du nouveau grand jeu eurasiatique

    Le nouveau “Grand Jeu” est multipolaire. Il oppose les États-Unis, la Russie et la Chine, mais aussi l'Inde et le Pakistan, sans compter l'Iran et d'autres encore.

     

    Le nouveau grand jeu en Afghanistan n’est plus bipolaire. Il n’est plus la vieille opposition du XIXe siècle, dont on a tiré la formule de “Grand Jeu”, entre l’Angleterre présente aux Indes et la poussée russe vers les mers chaudes ; il n’est pas plus réductible à l’opposition du XXe siècle entre les intérêts américains et russes.

    Un grand jeu multipolaire

    Le nouveau grand jeu en Afghanistan est à l’image de la géopolitique mondiale : il est multipolaire. Trois grandes puissances mondiales s’entrechoquent en Afghanistan : États-Unis, Russie, Chine. Deux puissances régionales s’y livrent ensuite, par délégation, une guerre féroce : Pakistan et Inde. Dans ces rivalités de premier ordre, interfèrent des intérêts de second ordre, mais qui peuvent influer fortement sur le jeu afghan : les intérêts de l’Iran, ainsi que ceux des républiques musulmanes indépendantes, ex-soviétiques (en particulier, pour des raisons à chaque fois spécifiques, l’Ouzbékistan, le Kirghizstan et le Turkménistan).

    Combiné à ces rivalités géopolitiques classiques de 3 ordres (rivalités identitaires, stratégiques, énergétiques), le jeu du fondamentalisme sunnite est également à prendre en compte. L’islamisme est un acteur global, une créature ancienne, mais réveillée et excitée durant les années 1980 et 1990 par les apprentis-sorciers américains et pakistanais de la CIA et de l’ISI (Inter Services Intelligence), au point de finir par échapper à l’autorité de ses maîtres, sans pour autant avoir complètement rompu avec eux.

    L'affrontement triangulaire : USA, Chine, Russie

    Pour quelles raisons le grand jeu en Afghanistan est-il triangulaire ? Tout d’abord, parce que les États-Unis veulent refouler d’Asie centrale au moins autant la Chine que la Russie. Ensuite, parce que la Russie veut non seulement limiter l’influence de Washington dans ses ex-républiques musulmanes soviétiques aujourd’hui indépendantes, mais également empêcher la Chine de combler le vide que les Américains laisseraient s’ils s’avisaient de quitter l’Afghanistan. Car pour la Russie, l’influence de Pékin en Asie centrale, ce n’est pas la parenthèse artificielle d’une Amérique projetée trop loin de sa terre ; c’est la réalité implacable d’une histoire millénaire, celle des routes de la Soie. Enfin, le grand jeu en Afghanistan est triangulaire, parce que la Chine ne sera la première puissance géopolitique mondiale que lorsqu’elle aura chassé la flotte américaine du Pacifique et que ses trains rapides atteindront les rivages de l’Atlantique, en France, après avoir parcouru des milliers de kilomètres à travers l’Asie centrale et les plaines d’Europe.

    Les États-Unis tentent aujourd’hui d’éliminer une force, les Talibans, qu’ils ont contribué à amener au pouvoir à Kaboul en 1997, avant de les en déloger en 2001. Les Talibans sont l’aboutissement ultime d’une stratégie de radicalisation des mouvements islamistes, entamée à la fin des années 1970 par l’ISI soutenu par la CIA, au profit d’un triple djihad : contre les chiites pakistanais menacés par l’influence de la Révolution islamique iranienne, contre les communistes pro-russes en Afghanistan, contre les Indiens dans le Cachemire.

    Le jeu des États-Unis et des talibans

    Après que des seigneurs de la guerre afghans soient devenus, comme résultat de cette stratégie, à la fois des seigneurs du djihad et de la drogue (lire l’article p. 58 pour comprendre l’importance essentielle du “facteur drogue”), et que les Soviétiques aient reflué (1989), les Américains se sont aperçus que leur société pétrolière UNOCAL n’arriverait jamais à tendre un gazoduc, du Turkménistan au Pakistan, à travers un territoire afghan tribalisé, rançonné par des clans en lutte pour le contrôle du pouvoir politique et de l’héroïne. Leurs amis pakistanais de l’ISI, également agacés de ne pouvoir contrôler des chefs de guerre féodaux turbulents, ont alors suggéré les Talibans comme solution. Des fanatiques absolus, essentiellement issus de l’ethnie majoritaire d’Afghanistan, les Pachtouns (ethnie divisée par la ligne Durand de 1893, qui deviendra la frontière entre Afghanistan et Pakistan), décidés à imposer la chape de plomb d’un « islam pur des origines », au-dessus des clans, et qui présentaient l’avantage, aux yeux du gouvernement démocrate de William Clinton qui les soutint dès 1994, d’être une solution d’ordre et un interlocuteur unique avec lequel négocier le passage des hydrocarbures. Puis les Américains se sont fâchés avec les Talibans en 1998, un an après leur arrivée, et c’est ainsi que s’est nouée l’alliance entre les Talibans et Oussama Ben Laden, semble-t-il également fâché depuis lors avec la CIA.

    En 2001, en se projetant en Afghanistan, et pour cela également en Ouzbékistan et au Kirghizstan, quels avantages géopolitiques Washington pouvait-il attendre ? À ce moment, le Groupe de Shanghaï, constitué par les Chinois et les Russes, coopérait fortement dans la lutte contre le terrorisme islamiste, mais également dans le domaine énergétique. L’irruption des États-Unis brisa cette dynamique eurasiatique et contribua à repousser la Chine pour quelques années.

    Aujourd’hui, la Chine est revenue en force. Elle est, depuis 2009, à la fois le premier partenaire commercial de l’Asie centrale ex-soviétique et le premier fournisseur de l’Iran, devant l’Allemagne qui l’avait été ces 20 dernières années. Or, Moscou n’entend pas voir les Américains remplacés par les Chinois.

    La nouvelle stratégie russe face aux USA

    basesm10.jpgQuelle est alors la stratégie des Russes ? Laisser les Américains contenir l’islamisme en Afghanistan, mais devenir incontournables pour eux, stratégie identique à celle suivie sur le dossier nucléaire iranien. D’où le soutien officiel de la Russie aux opérations de l’OTAN en Afghanistan ; d’où, également, l’accord russo-américain de transit aérien de juillet 2009, qui, à mi-avril 2010, avait permis d’acheminer 20.000 militaires occidentaux en Afghanistan.

    Pour Moscou, obliger les Américains à passer par la Russie, revient à les chasser de sa périphérie musulmane. Le 7 octobre 2001, les États-Unis avaient signé un accord antiterroriste avec Tachkent (l’Ouzbékistan partage une longue frontière avec l’Afghanistan). Les bases aériennes et l’espace aérien du pays le plus peuplé de l’Asie centrale ex-soviétique leur étaient ouverts. Un an plus tard, le 5 décembre 2002, Washington prenait pied également au Kirghizstan grâce à la base de Manas. Mais en 2005, après la répression d’Andijan (une région turbulente à l’est du pays, où les islamistes sont forts), et refusant l’ingérence démocratique américaine, les Ouzbeks décidaient de se tourner de nouveau vers la Russie (et la Chine) et contraignaient l’armée américaine à plier bagages.

    Aujourd’hui, la base de Manas au Kirghizstan et son corridor de 1.500 km par voie terrestre jusqu’en Afghanistan, constitue la seule base arrière solide pour les Américains. Environ 35.000 soldats transitent entre Manas et l’Afghanistan chaque mois. La base assure aussi le ravitaillement en vol des avions militaires et apporte beaucoup de sang (100 kg en moyenne chaque nuit, par des vols entre Manas et Kandahar). Mais les Russes admettent difficilement cette implantation. Le 23 octobre 2003, le président Poutine inaugurait une base aérienne russe de soutien à Kant, à quelques kilomètres de la base américaine.

    Ces dernières années, les Kirghizes, conscient de l’immense valeur stratégique de cette base pour la réussite des opérations en Afghanistan, ont fait monter les enchères entre Moscou et Washington. En 2009, les Russes qui avaient sans doute reçu des assurances, ont versé 2 milliards de dollars sous forme de prêt sans intérêt au Kirghizstan ; non seulement le président Bakiev n’a pas fermé la base, mais il a accepté la présence américaine pour une année supplémentaire, en échange d’un triplement du loyer. Le Kirghize a payé sa crapulerie par son renversement début avril 2010, sans doute avec l’appui discret des Russes. Quelques jours plus tard, les Américains étaient autorisés à rester un an de plus à Manas. Désormais, cela dépend davantage de Moscou. C’est une donnée essentielle. Plus le temps passe, moins l’action américaine en Afghanistan ne peut se faire en contournant les Russes. C’est, pour Moscou, une assurance devant la montée des Chinois en Asie centrale ex-soviétique.

    La Russie confrontée à la Chine en Asie centrale

    On oublie que la Russie est le premier pays à avoir soutenu Washington, le lendemain du 11 septembre 2001, dans son action globale contre le terrorisme islamiste. Poutine ne cherchait pas seulement, comme on l’a dit, l’assurance de ne plus être gêné par les critiques occidentales sur la Tchétchénie. Il cherchait un partenariat équilibré avec Washington face à la montée de Pékin, [partenariat] qui eût été possible si Washington n’avait pas étendu l’OTAN jusqu’aux portes de la Russie en 2002, installé dans la périphérie de Moscou des gouvernements proaméricains (Révolutions colorées de Géorgie en 2003, d’Ukraine en 2004) et convaincu d’anciens pays soviétisés (République tchèque et Pologne) d’accepter un bouclier anti-missiles sur leur sol. Aujourd’hui, la donne est redevenue favorable aux Russes : si les Américains ont reculé sur le bouclier antimissile, c’est qu’ils ont besoin des Russes sur l’Afghanistan et l’Iran, et qu’ils ont aussi perdu l’Ukraine.

    Ce que craignent Washington comme Moscou en Asie centrale, dans une perspective de plus longue durée, va au-delà du retour d’un islamisme fort : c’est la domination de la Chine. Investissant dans les hydrocarbures et l’uranium du Kazakhstan, dans le gaz du Turkménistan, construisant des routes pour exporter ses productions vers le Tadjikistan et le Kirghizstan, la Chine est devenue le premier partenaire commercial de l’Asie centrale ex-soviétique en 2009.

    La Chine convoite les hydrocarbures de l'Afghanistan

    Washington est au moins autant en Afghanistan dans le cadre de sa vaste stratégie globale de contrôle de la dépendance énergétique chinoise et d’encerclement de l’Empire du Milieu (voir notre article dans la NRH n°2, sept. 2002 : « Comment l’Amérique veut vaincre la Chine », que les années passées ont confirmé), que dans sa lutte contre un islamisme devenu incontrôlable. La Chine a son Turkestan, le Xinjiang, avec sa minorité turcophone ouïghour que les États-Unis tentent d’agiter. Elle ne peut relier sans risque son Turkestan à l’ex-Turkestan russe, qu’à la condition de jouir d’une influence politique et économique forte dans le second. Ainsi, ni l’Afghanistan, ni l’Asie centrale ex-soviétique ne risqueraient d’être des bases arrière du séparatisme ouïghour. Ainsi, son grand projet de “China’s Pan-Asian railway”, ces routes de la Soie du XXIe siècle, qui mettraient Londres à 2 jours de train de Pékin deviendrait possible avant 2025 (1).

    En 2006, dans un pays sous tutelle américaine, la Chine n’a pas hésité à investir 3 milliards de dollars dans la mine de cuivre d’Aynak, une des plus grandes du monde. En 2010, les présidents chinois Hu Jintao et afghan Hamid Karzaï ont signé d’importants accords économiques et commerciaux et l’Afghan a commencé à menacer les Américains de se tourner vers Pékin, alors que ceux-ci critiquaient la manière dont l’élection présidentielle s’était déroulée. L’intérêt de la Chine pour l’Afghanistan ne peut qu’aller croissant, depuis qu’Hamid Karzaï a annoncé (le 30 janvier 2010) ce que les Américains savaient depuis longtemps : « les gisements d’hydrocarbures d’Afghanistan valent sans doute plus d’un millier de milliards de dollars », en plus des gisements de cuivre, de fer, d’or, de pierres précieuses, qui restent non exploités. Ainsi, l’Afghanistan n’est plus seulement une route stratégique pour le désenclavement des richesses ; il est aussi un territoire riche en ressources stratégiques.

    Le conflit de l'Inde et du Pakistan

    La Chine n’est pas la seule future superpuissance à regarder vers l’Afghanistan. Depuis la chute des Talibans en 2001, l’Inde a engagé 1,3 milliards de dollars dans la reconstruction de l’Afghanistan, soit dix fois plus que la Chine ; cela fait de New Delhi le premier donateur de la région (signe politique fort : le nouveau Parlement afghan a été financé par l’Inde). Si les États-Unis se retiraient d’Afghanistan, l’Inde pourrait devenir l’allié du régime afghan face aux Talibans. C’est le cauchemar du Pakistan qui, sous pression américaine, doit réduire ses créatures fondamentalistes. L’ISI a façonné des groupes fanatiques pour massacrer l’Indien dans le Cachemire et il est probable que les attentats graves qui ont frappé les intérêts indiens à Kaboul (en 2007 et 2009 contre l’ambassade) soient encouragés par le service pakistanais, lequel s’emploie à pousser l’Inde hors de l’Afghanistan. Sans l’Afghanistan, le Pakistan a encore moins de profondeur stratégique, ce qui est déjà sa faiblesse face à l’Inde (le déficit en puissance conventionnelle du Pakistan expliquant sa doctrine nucléaire de première attaque). Islamabad a donc comme priorité stratégique absolue d’empêcher la formation d’une alliance stratégique Kaboul-New-Delhi.

    L’Inde et le Pakistan, qui se sont fait 3 guerres depuis l’indépendance de 1947, mènent une nouvelle guerre par procuration en Afghanistan. La stratégie d’inflammation du rapport entre les 2 voisins, menée par les groupes pakistanais les plus radicaux (attentats de Bombay en 2008 et de nombreux autres depuis), a fonctionné.

    Cet islam du Pachtounistan (terre des Pachtouns, à cheval sur l’Afghanistan et le Pakistan, notamment les fameuses zones tribales) menace l’équilibre régional et peut-être même au-delà. Il est certain que si les États-Unis se désengageaient maintenant, un autre acteur majeur serait contraint de s’engager, dans le but de prévenir le double risque de basculement de l’Afghanistan et du Pakistan (pays doté de l’arme nucléaire) dans les mains d’un régime sunnite fanatique. On voit mal les Russes revenir, ne reste que l’Inde. Mais que ferait alors le Pakistan, si les troupes indiennes débarquaient en force sur le territoire afghan ?

    Le gazoduc Iran-Pakistan-Inde

    L’Inde a besoin d’une Asie centrale stable, pour satisfaire ses besoins énergétiques. Deux routes d’alimentation essentielles s’offrent à elle : le gazoduc IPI (Iran Pakistan Inde), qui lui amènera du gaz iranien provenant du gisement géant de South Pars dans le Golfe Persique (le Pakistan, après des années d’hésitation a fini par signer en mars 2010 le projet de pipe) ; et le fameux gazoduc TAPI (Turkménistan, Afghanistan, Pakistan, Inde) voulu par UNOCAL, un tuyau lui-même raccordé vers l’Ouest aux autres « routes américaines » (celles qui concurrencent le réseau russe), le corridor transcaspien et le BTC (Bakou Tbilissi Ceyhan).

    Les États-Unis, qui soutiennent depuis longtemps ce projet de pipe vers l’Inde et l’Asie du Sud-est, depuis le Turkménistan et à travers l’Afghanistan et le Pakistan, veulent absolument doubler l’Iran et empêcher le régime chiite de devenir incontournable pour l’Asie (Chine, Japon, Inde) ; ils n’ont pas pu empêcher le Pakistan de signer l’IPI avec l’Iran, car ils ont besoin de la coopération d’Islamabad dans la lutte contre les Talibans. Ils sont par ailleurs empêchés de réaliser le TAPI, à cause de la situation sécuritaire en Afghanistan.

    Deux enjeux majeurs : l'Iran et le Pakistan

    L’Iran (en plus de la Chine) est bien l’une des cibles que les Américains veulent atteindre depuis l’Afghanistan [par ex. à travers l'aide discrète au séparatisme baloutche]. Les accusations américaines concernant une hypothétique collaboration entre Téhéran et les Talibans se sont multipliées en 2009 et 2010.

    Ainsi, l’amiral américain Mullen a parlé (fin mars 2010) de fournitures d’armes et d’entraînement militaire par les Pasdarans. On sait que les Américains remuent aussi le séparatisme baloutche (le peuple baloutche est à cheval sur l’Est de l’Iran, le Sud de l’Afghanistan et l’Ouest du Pakistan) contre Téhéran.

    Mais l’intérêt des Iraniens est-il de voir les talibans triompher en Afghanistan ? Certainement pas. Mieux vaut un Afghanistan infecté, dans lequel les Américains s’engluent sans jamais l’emporter (d’où la possibilité d’éventuels coups de pouce dosés aux Talibans), plutôt que l’installation d’un régime sunnite radical, violemment anti-chiite, à Kaboul. Les intérêts iraniens et pakistanais se rejoignent, d’une certaine manière, dans l’idée suivante : « une bonne dose de Talibans, mais pas trop, de sorte que les Américains restent là où ils sont aujourd’hui ».

    On le voit, nombreuses sont les puissances qui ont intérêt à ce que les Américains restent en Afghanistan sans jamais l’emporter vraiment : Russes, Chinois, Iraniens, Pakistanais, Indiens même. Dans ces conditions, il n’est plus certain que les Américains et les Européens qui les suivent mènent une guerre pour leurs intérêts propres. En réalité, aucune victoire durable n’est possible en Afghanistan, sans une transformation profonde du Pakistan lui-même. Or, en se démocratisant, le Pakistan a ouvert d’immenses perspectives aux fondamentalistes (contrairement aux régimes anti-islamistes forts d’Asie centrale ex-soviétique). En toute logique, une arme nucléaire qui existe déjà et qui est susceptible de tomber dans les mains de Talibans devrait inquiéter davantage Washington, qu’une arme qui n’existe pas dans les mains d’Iraniens bien plus pragmatiques que les islamistes pachtouns et finalement potentiellement capables d’équilibrer… le danger nucléaire pakistanais.

    ► Aymeric Chauprade, NRH n°49, été 2010.

    ◘ L'auteur : Professeur de géopolitique et directeur de la Revue Française de géopolitique et du site Realpolitik.tv.  A publié not. l'ouvrage à la fois méthodologique et descriptif : Géopolitique, constantes et changements dans l’histoire (Ellipses, 2001, 912 p., 110 cartes).

    • Note :

    1 : Ce projet de train à grande vitesse traversant l’Eurasie à travers Asie centrale doit relier 17 pays reliés suivant 3 routes différentes et au total 81.000 km : a) la route du Sud allant de Kunming sur les contreforts du Tibet en Chine jusqu’à Singapour à travers l’Asie du Sud Est, b) la route de l’Europe depuis Urumqi (capitale du Xinjiang) jusqu’à l’Allemagne, à travers l’Asie centrale, c) la route de l’Europe du Sud enfin, depuis Heilongjiang au nord est de la Chine jusqu’à l’Europe du Sud Est à travers la Russie.

     

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