• VennerL'impératif de l'historien

    Entretien avec Dominique Venner (1999)

    D. Venner n'est pas un historien ordinaire. [Alors] directeur de la rédaction du trimestriel Enquête sur l'histoire [1991-1999], son parcours, atypique pour un érudit, a imprimé à son prestigieux magazine une marque unique dans le panorama des revues historiques françaises. Car c'est au feu même de l'histoire que D. Venner s'est forgé, prenant une part active à tous les engagements idéologiques de l'après-guerre, des affrontements étudiants du Quartier Latin aux longues traques silencieuses du Djebel. Un activisme scellé par des années de réclusion dans les geôles gaullistes. Époque de solitude et d'introspection, ses barricades ne seront plus de pierre désormais mais de livres. De liber, racine latine du mot “livre” mais aussi du vocable “liberté”. À n'en point douter, il y a quelque chose d’Ernst von Salomon en Dominique Venner. Nous avons voulu en savoir davantage sur l'homme, sur sa vision de l'histoire et, ce faisant, sur le rôle qu'il assigne à Enquête sur l’histoire en ces temps d'amnésie collective.

    • Votre parcours est pour le moins atypique. Loin d'être un rat de bibliothèque, vous avez connu l'école militaire de Rouffach, la guerre d'Algérie et les luttes politiques extraparlementaires avant de vous lancer dans l’écriture. Comment en êtes-vous venu à étudier l’histoire ?

    Dominique Venner : L'histoire n'est pas une déesse inexorable conduisant l'humanité selon un dessein défini. Ce n'est pas non plus une science exacte, même si sa connaissance fait appel à des méthodes et des procédés scientifiques. En imaginant une muse nommée Clio, les Anciens avaient senti que l'histoire s'apparente à l'art. Malgré le dépouillement de tonnes d'archives, certains éminents chercheurs ne comprendront jamais rien aux époques ou aux hommes qu'ils étudient. Il faut à l'historien non seulement de la méthode dans la critique des documents et témoignages, il lui faut aussi un certain flair qui ressemble à celui des marins et qui ne s'acquiert pas nécessairement à l'université. Dans ma jeunesse, à une place modeste, j'ai eu la chance de participer de près à quelques aventures historiques assez grisantes qui m'ont beaucoup appris. L'atmosphère de la guerre, les coups de torchon, les espoirs et les échecs m'ont été d'excellents maîtres. Ma perception s'en est certainement trouvée aiguisée. À l'époque, je demandais déjà à l'histoire d'apporter des réponses à mes interrogations Cela m'a aidé à supporter mieux que d'autres les épreuves, notamment en prison où j'avais le temps de lire, de méditer et de me préparer sans le savoir à mon métier d'historien

    • Considérez-vous Enquête sur l'histoire comme l'aboutissement de vos engagements successifs ?

    C'est une entreprise artisanale très excitante que j'ai la chance de conduire dans une absolue liberté quant au choix des sujets et des auteurs. Je bénéficie du concours d'historiens de sensibilités différentes qui apprécient, semble-t-il, notre refus des conformismes intellectuels et notre façon de remettre les pendules à l'heure. L'un de mes soucis est de favoriser une connaissance de l'histoire qui ne soit pas franco-centrée et qui montre comment les mêmes évènements ont été vécus ou compris par d'autres peuples européens. Pour répondre plus directement à votre question, Enquête sur l’histoire bénéficie nécessairement de ce que j'ai appris préalablement. L'avenir dira si c'est un aboutissement ou un commencement.

    • Le milieu des historiens est fermé et dans les kiosques, les places sont chères pour les revues spécialisées. Êtes-vous accepté par vos confrères historiens et comment perçoivent-ils Enquête sur l’histoire ?

    Nous sommes très convenablement diffusés en kiosques, malgré une absence de moyens qui nous interdit, contrairement à certains confrères, de soutenir notre diffusion par de la publicité. Que nous sayons acceptés par les historiens, il suffit pour en prendre conscience de regarder la liste longue et diversifiée de ceux qui signent des articles ou nous accordent des entretiens. Cela dit, le milieu universitaire est soumis aux pesanteurs lourdes de la société et on ne peut jamais plaire à tout le monde.

    • Depuis qu'on a fait à l’histoire la réputation d'être une science, les écoles et les systèmes ont fleuri. Pour votre part, où vous situez-vous ?

    Ce qui caractérise la société dans laquelle nous vivons et ses classes dirigeantes, c'est le rejet de l'histoire, le rejet de l’esprit historique. Celui-ci avait plusieurs mérites. Il assurait d'abord la vigueur du sentiment national ou identitaire. Il permettait d'interpréter le présent en s'appuyant sur le passé. Il développait l’instinct stratégique, le sens de l'ennemi. Il favorisait aussi une distance critique par rapport au poids écrasant du quotidien. Ce rejet de l'histoire s’accompagne paradoxalement d'une hypertrophie médiatique de ce qu'on appelle la “mémoire”, qui n'est qu'une focalisation partielle et partiale d'évènements contemporains. Comme les autres spécialistes des sciences humaines, les historiens subissent le chaos mental de l'époque et participent à l'effort général de déstructuration. Sous prétexte de répudier tout impérialisme culturel, l’enseignement de l'histoire a brisé le fil du temps, détruisant la véritable mémoire du passé. Suivant l'expression d’Alain Finkielkraut, il nous apprend à ne pas retrouver dans nos ancêtres l'image de nous-mêmes. Le rejet de la chronologie est un procédé très efficace pour éviter une structuration cohérente de l'esprit. Cela est bien utile. La cohérence gênerait la versatilité et le tourbillonnement dont se nourrit une société soumise à la tyrannie de l'éphémère et de l'apparence. Ma conception de l'histoire est évidemment différente. Je l'ai définie dans l’éditorial du premier numéro d'Enquête sur l’histoire :

    « Notre vision du passé détermine l'avenir. Il est impossible de penser le présent et le futur sans éprouver derrière nous l'épaisseur de notre passé, sans le sentiment de nos origines. Il n'y a pas de futur pour qui ne sait d'où il vient, pour qui n'a pas la mémoire d'un passé qui l'a fait ce qu'il est. Mais sentir le passé, c'est le rendre présent. Le passé n'est pas derrière nous comme ce qui était autrefois. Il se tient devant nous, toujours neuf et jeune ».

    • Alors que la circulation de l’Euro est programmée, croyez-vous que l'histoire a encore une place à tenir dans l'avenir du continent, et dans l'affirmative, comment votre expérience vous amène-t-elle à la concevoir ?

    Je ne vois pas en quoi l'avènement de la monnaie unique pourrait arrêter l’histoire, entendue cette fois comme ce qui advient d'inédit et d'imprévisible. En soi il s'agit d'un fait historique, dont la portée échappe certainement à ses géniteurs. Je n’éprouve pas d'angoisse particulière devant la mise en place de nouveaux instruments unitaires en Europe. Je ne crois pas du tout que l’Europe institutionnelle, aussi critiquable soit-elle, nuise à l'identité des peuples associés, plus que ne l'ont fait leurs États respectifs depuis 50 ans. Pour simplifier à très grands traits et sans négliger d'autres causes, il faut bien voir que la nouveauté immense du dernier demi-siècle, préparée par la catastrophe de la Première Guerre mondiale, c’est l’effacement de l'Europe et sa soumission plus ou moins consentante à l'empire américain qui lui impose ses normes ainsi que ses maladies sociales et intellectuelles. Des maladies auxquelles on n'a pas encore trouvé d'antidotes. Sur le moyen terme, je ne crois pas à la survie de cet empire dont les prétentions sont excessives. L’Europe elle-même est un morceau trop gros à digérer. Notre situation n'est pas celle de sauvages faciles à éblouir, à mater et à déculturer. Nos assises culturelles, fort différentes de celles des États-Unis, sont infiniment plus riches et anciennes. Les réveils et les rejets viendront inéluctablement. En attendant, les Européens éclairés doivent apprendre la patience et la résistance, deux vertus à laquelle leur histoire ne les a pas préparés. Qu'ils lisent Soljénitsyne, cela les y aidera.

    ► propos recueillis par Laurent Schang, Nouvelles de Synergies Européennes n°39, 1999.

     

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    VennerLe cœur rebelle

    ♦ Dominique Venner, Le cœur rebelle, Belles Lettres, 1994. [rééd. G. de Roux, 2014]

    Par celui qui fut, entre autres, le fondateur d’Europe-Action et qui dirige actuellement l’excellente revue Enquête sur l’Histoire. Il s’agit des carnets d’un ancien activiste faisant preuve d’autant de courage que de lucidité : « Notre nationalisme, terme impropre encore une fois, était beaucoup plus qu’une doctrine de la nation ou de la préférence nationale. Il se voulait une vision du monde, une vision de l’homme européen moderne. Il se démarquait complètement du jacobinisme de l’État-nation. Il était ouvert sur l’Europe perçue comme une communauté de peuples. Il voulait s’enraciner dans les petites patries constitutives d’une "Europe aux cent drapeaux", pour reprendre l’expression de Yann Fouéré. Nous ne rêvions pas seulement d’une Europe de la jeunesse et des peuples, dont la préfiguration poétique était la chevalerie arthurienne. Nous imaginions cette Europe charpentée autour du noyau de l’ancien empire franc, un espace spirituel, politique et économique suffisamment assuré de soi pour ne rien craindre de l’extérieur ».

    « Nous étions nécessairement conduits à une réflexion sur les sources de l’identité européenne. Celle-ci était-elle réductible au christianisme ? L’Église (ou les églises) avai(en)t apporté la réponse. Pendant la guerre d’Algérie, à la fin surtout, dans la période cruciale, elle avait choisi son camp, soutenant le plus souvent nos ennemis sans avoir l’air d’y toucher, distillant sournoisement la gangrène du doute et de la culpabilité. Par réaction, nous aspirions à une religion nationale et européenne qui fût l’âme du peuple et non son fourbe démolisseur. L’Église jouait de l’ambiguïté. Aux traditionalistes, elle faisait valoir son empreinte profonde sur l’histoire et la culture européennes. Aux autres, elle rappelait qu’étant universelle, étant la religion de tous les hommes et de chaque homme, elle ne pouvait être la religion spécifique des Européens ».

    Cette longue citation est révélatrice tant du fond (Venner vise juste) que du ton de son livre : lucide, implacable, libre. Ses carnets sont donc à lire et à faire lire en tant que petit manuel du "Jeune Européen" d’aujourd’hui.

    ► Patrick Canavan, Nouvelles de Synergies Européennes n°5, 1994.

    ***

    « Demain comme hier, si de nouvelles tables de valeurs doivent être instituées, elles ne le seront pas par des mots, mais avec des actes, par un engagement de l’être même. La vérité du monde ne réside pas dans son “essence” mais dans le travail, la création, la lutte, l’enfantement, dans ces actes dont nous avons oublié qu’ils sont religieux. La seule vérité est de se tenir debout quoi qu’il arrive, de faire face à l’absurdité du monde pour lui donner une forme et un sens, de travailler et de se battre si l’on est un homme, d’aimer si l’on est une femme.

    Pendant des années j’avais été constamment placé devant l’obligation de savoir si la fin justifiait les moyens. Il vint un jour où je compris que ma finalité serait aussi ce que mes actes en auraient fait. Raisonnant ainsi, je renonçais nécessairement à la politique. Elle soumet les moyens à des fins qui n’ont pas nécessairement l’excuse d’être désintéressées. J’éprouvais la crainte aussi de verser dans l’habitude et la médiocrité. Il était temps de marcher à mon pas, ce qui comportait d’autres risques. J’ai rompu avec l’agitation du monde par nécessité intérieure, par besoin de préserver ma liberté, par crainte d’altérer ce que je possédais en propre. Mais, il existe plus de traverses qu’on ne l’imagine entre l’action et la contemplation. Tout homme qui entreprend de se donner une forme intérieure suivant sa propre norme est un créateur de monde, un veilleur solitaire posté aux frontières de l’espérance et du temps. »

     

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    labyrinthMétaphysique de la mémoire

    [Ci-contre: gravure d’Oleg Dergatchov]

    La “mémoire” est un mot qui a souffert d'usages excessifs. Mais, sous prétexte que le mot “amour” est mis à toutes sauces, faudrait-il ne plus l'utiliser dans son sens plein ? Il en est de même pour la « mémoire ». C'est par la vigueur de sa “mémoire”, transmise au sein des familles, qu'une communauté peut traverser le  temps, en dépit des pièges qui tendent à la dissoudre. C'est à leur très longue «mémoire» que les Chinois, les Japonais, les Juifs et tant d'autres peuples doivent d'avoir surmonté périls et persécutions sans jamais disparaître. Pour leur malheur, du fait d'une histoire rompue, les Européens en sont privés.

    Je pensais à cette carence de la mémoire européenne alors que des étudiants m'avaient invité à leur parler de l'avenir de l'Europe et du Siècle de 1914. Dès que le mot “Europe” est prononcé, des équivoques surgissent. Certains pensent à l'Union européenne pour l'approuver ou la critiquer, regretter par ex. qu'elle ne soit pas “puissance”. Pour dissiper toute confusion, je précise toujours que je laisse de côté la part politique. Me rapportant au principe d'Épictète, « ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas », je sais qu'il dépend de moi de fonder ma vie sur les valeurs originelles des Européens, alors que changer la politique ne dépend pas de moi. Je sais aussi que, sans idée animatrice, il n'est pas d'action cohérente.

    Cette idée animatrice s'enracine dans la conscience de l'Europe-civilisation qui annule les oppositions entre région, nation, Europe. On peut être à la fois Breton ou Provençal, Français et Européen, fils d'une même civilisation qui a traversé les âges depuis la première cristallisation parfaite que furent les poèmes homériques. « Une civilisation, disait excellemment Fernand Braudel, est une continuité qui, lorsqu'elle change, même aussi profondément que peut l'impliquer une nouvelle religion, s'incorpore des valeurs anciennes qui survivent à travers elle et restent sa substance » (Écrits sur l'histoire, 1969). À cette continuité, nous devons d'être ce que nous sommes.

    Dans leur diversité, les hommes n'existent que par ce qui les distingue, clans, peuples, nations, cultures, civilisations, et non par leur animalité qui est universelle. La sexualité est commune à toute l'humanité autant que la nécessité de se nourrir. En revanche, l'amour comme la gastronomie sont le propre d'une civilisation, c'est-à-dire d'un effort conscient sur la longue durée. Et l'amour tel que le conçoivent les Européens est déjà présent dans les poèmes homériques à travers les personnages contrastés d'Hélène, Nausicaa, Hector, Andromaque, Ulysse ou Pénélope. Ce qui se révèle ainsi à travers des personnes est tout différent de ce que montrent les grandes civilisations de l'Asie, dont le raffinement et la beauté ne sont pas en cause.

    L'idée que l'on se fait de l'amour n'est pas plus frivole que le sentiment tragique de l'histoire et du destin qui caractérise l'esprit européen. Elle définit une civilisation, sa spiritualité immanente et le sens de la vie de chacun, au même titre que l'idée que l'on se fait du travail. Celui-ci a-t-il pour seul but de “faire de l'argent”, comme on le pense outre-Atlantique, ou bien a-t-il pour but, tout en assurant une juste rétribution, de se réaliser en visant l'excellence, même dans des tâches en apparence aussi triviales que les soins de la maison ? Cette perception a conduit nos ancêtres à créer toujours plus de beauté dans les tâches les plus humbles et les plus hautes. En être conscient, c'est donner un sens métaphysique à la “mémoire”.

    Cultiver notre “mémoire”, la transmettre vivante à nos enfants, méditer aussi sur les épreuves que l'histoire nous a imposées, tel est le préalable à toute renaissance. Face aux défis inédits qui nous ont été imposés par les catastrophes du siècle de 1914 et leur mortelle démoralisation, nous trouverons dans la reconquête de notre “mémoire” ethnique des réponses dont nos aînés et nos aïeux n'avaient pas idée, eux qui vivaient dans un monde stable, fort et protégé.

    ► Dominique Venner, éditorial NRH n°40, 2009.

     

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    LouvreAprès la catastrophe des deux grandes guerres mondiales, l'Europe est “entrée en dormition”

    Fondateur et directeur de la Nouvelle Revue d'Histoire, Dominique Venner a écrit une cinquantaine d'ouvrages, dont une Histoire de l'armée rouge couronnée par l'Académie française. Tout au long de sa carrière, cet Européen de cœur et d'esprit n'aura jamais cessé de prôner la mémoire du passé comme recours contre le déclin, avec trois ouvrages majeurs : Histoire et tradition des Européens, 30000 ans d'identité, Le siècle de 1914 et Ernst Jünger, un autre destin européen.

    • Éléments : Oswald Spengler publiait en 1918 le premier volume de son célèbre livre Le déclin de l'Occident. Il voulait en fait surtout parler de l'Europe. Près d'un siècle plus tard, ce mot d'« Occident » a-t-il encore un sens ? Quel est en tout cas celui que vous lui donnez ?

    Dominique Venner : Vous avez raison de souligner qu'à il époque de Spengler, en 1918, Occident était synonyme d'Europe. Dans un essai récent, l'historien italien Emilio Gentile rappelle qu'en 1900, quand s'ouvrit la grande Exposition universelle de Paris qui nous a légué le Grand Palais, « civilisation rimait avec modernité, modernité avec européen, et européen avec occidental ». À cette époque, les États-Unis d'Amérique étaient une puissance marginale fort éloignée de l'Europe. Lorsque l'essayiste maurrassien et catholique Henri Massis publia en 1927 son essai Défense de l'Occident, le concept d'Occident se confondait encore avec l'Europe, et même avec la France. Plus tardivement, le titre Défense de l'Occident choisi par Maurice Bardèche pour la revue qu'il dirigea de décembre 1952 à novembre 1982, continuait de se rapporter à l'Europe plus qu'aux États-Unis. C'est pourtant durant cette période, à partir surtout de 1950, que le mot changea de signification en raison de la guerre froide, de la lutte Est et Ouest opposant les deux vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale. Dès lors, Occident allait se confondre avec l'Ouest, c'est-à-dire avec les États-Unis qui en constituaient la puissance principale face à la menace très réelle de l'Union soviétique avant et après la mort de Staline. La sanglante répression du soulèvement national hongrois date de novembre 1956 et l'écrasement du printemps de Prague d'août 1968. Les Européens, désarmés dans leurs cœurs et leurs bras après 1945, se tournaient naturellement vers la puissance américaine qui semblait alors seule capable de les protéger contre une agression militaire soviétique que le général de Gaulle prenait lui-même très au sérieux vers 1950.

    • Bernanos disait que les optimistes sont des imbéciles heureux, et les pessimistes des imbéciles malheureux. Sans tout réduire à ce clivage, on doit constater que depuis quelque temps le « déclinisme » est en grand progrès. À date récente, toute une série d'essais se sont appliqués à décrire le déclin de l'Occident, de l'Europe ou de la France. L'Europe, en particulier, apparaît de plus en plus comme vivant en état d'apesanteur, inconsciente des enjeux mondiaux. Quel est votre sentiment ?

    Tout en constatant le déclin évident de l'Europe, je ne me joins pas au chœur des déclinistes. J'ai analysé le déclin dans mon essai Le siècle de 1914, qui retrace de façon non convenue l'histoire du XXe siècle européen de 1914 à 1945, incluant les tentatives avortées de redressement vers 1920 ou 1930. Cet essai charpenté analyse historiquement le déclin de l'Europe durant notre « nouvelle guerre de Trente Ans » (1914-1945), comparable à bien des égards à ce que fut la guerre du Péloponnèse pour les cités grecques au Ve siècle avant notre ère.

    Ma thèse est qu'après la catastrophe européenne des deux grandes guerres, l'Europe est « entrée en dormition », écrasée militairement, politiquement et moralement, et par ses propres fautes, son quasi suicide, sa terrifiante et inutile dépense d'énergies et de sang. L'idée démoralisante s'infiltra dans les esprits que, si la civilisation européenne avait engendré de telles horreurs, c'est qu'elle était viciée et maudite. Par ailleurs, après 1945 et, symboliquement, après la conférence de Yalta (février 1945), les deux puissances victorieuses de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis et l'URSS, se partagèrent l'Europe, imposant à celle-ci (avec des méthodes différentes) leur suzeraineté, leur modèle de société et leur interprétation de l'histoire, écrasant aussi les Européens sous le poids d'une culpabilité sans précédent, dont la Shoah fut le prétexte. Tandis que la partie orientale de l'Europe était soviétisée, les États-Unis importaient à l'Ouest les drogues de la consommation de masse et de la pornographie.

    D'une façon que personne n'avait prévue, l'une des deux puissances suzeraines de 1945 a soudain fait implosion en 1991, remplacée, après dix années de confusion, par une Russie authentiquement nationale, qui a totalement rompu avec son passé bolchévique (mais pas avec les souvenirs glorieux de 1945, ce que l'on ne comprend pas en Europe).

    Je constate symétriquement qu'après une période d'euphorie qui n'a pas excédé une dizaine d'années au-delà de 1991, les États-Unis ont enregistré une série de graves échecs militaires, géopolitiques et moraux qui les fragilisent en profondeur (Irak, Afghanistan, Égypte, Proche-Orient en général). Depuis l'élection du président Obama, leurs difficultés internes consécutives à une crise financière majeure et à des questionnements sur leur identité, bien analysés par Samuel Huntington dans son dernier essai Qui sommes-nous ? (Odile Jacob, 2004) sont également les signes tangibles d'un affaiblissement, dont les Européens pourront tirer partie à l'avenir afin de sortir de leur « endormissement ».

    Mais il ne faut pas se tromper, les Européens sont eux-mêmes coupables des excès du système économique et technicien de croissance illimitée qu'ils ont engendré. Dès la Belle Époque, le concert d'optimisme avait été troublé par les prophètes d'une sorte d'apocalypse de la modernité. À ces pessimistes, la catastrophe imprévue qui commença durant l'été 1914 allait donner effroyablement raison. L'inquiétude de l'avenir était présente dans l'œuvre de grands artistes comme Wagner ou Tolstoï, Ibsen, Zola, Dostoïevski, D.H. Lawrence ou Nietzsche. Certes, aucun n'avait prévu la réalité de ce qui survint entre 1914 et 1945, mais tous avaient perçu les signes d'un noir horizon pour la modernité, autrement dit pour la « civilisation » de la science et de la raison.

    Dès lors, une question s'infiltre nécessairement dans la pensée. Le triomphe du machinisme, du commerce et de la technique est-il constitutif de la civilisation européenne ? Bien entendu, ce triomphe est issu de l'esprit européen, de sa part « prométhéenne » ou « faustienne » comme disait Spengler. Cette part devenue obsédante ne contient pourtant pas la totalité de l'esprit européen. L'autre part, une part essentielle, que l'on peut appeler apollinienne, s'est trouvée masquée par les prodiges de la modernité. Dès lors que ces prodiges tournent au cauchemar, ne serait-il pas imaginable que les Européens soient tentés de retrouver la part apollinienne de leur civilisation afin d'équilibrer la démesure prométhéenne ? La question est pour l'heure sans réponse. Elle mérite pourtant d'être posée.

    • Si l'Occident décline à l'intérieur de ses frontières, il paraît au contraire exploser à l'échelle mondiale. Ses valeurs se posent plus que jamais comme « universelles », ses technologies se répandent d'un bout à l'autre du monde. La mondialisation, qui semble aller de pair avec une homogénéisation des cultures, serait-elle synonyme d'occidentalisation ? De façon plus générale, quel regard portez-vous sur la mondialisation ?

    Je suppose qu'en parlant des « valeurs » de l'actuel Occident, vous parlez du système américain. Vous pensez à la prétention messianique de la Manifest Destiny et de la « nouvelle Sion » qui voudrait s'imposer au monde. Vous pensez aussi à la prédation économique du gaspillage et de la spéculation financière. Mais ce que l'on observe dans le monde suggère que la modernisation technique s'accompagne le plus souvent d'un refus de l'américanisme (sauf, provisoirement, en Europe). Samuel Huntington avait fort bien vu qu'à l'avenir la renaissance de grandes civilisations se ferait contre l'Occident américain. Il avait noté que la modernisation s'accompagne le plus souvent d'une « désoccidentalisation ». On peut constater cette réalité dans faire islamique, en Inde, en Chine et en Amérindie (Amérique latino-indienne). Sans compter des aires de civilisation moins étendues. Pour ma part, je ne crois pas du tout à une homogénéisation des cultures, même en Europe, en dépit de ce que montre l'écume des élites faisandées.

    • Dans ce qu'on appelait hier encore le Tiers-monde, des puissances émergentes s'affirment de plus en plus chaque jour. La Chine, principalement, constitue une énigme. Le XXIe siècle sera-t-il chinois ?

    Il l'est déjà en partie, ce qui est une formidable revanche historique si l'on songe par comparaison à l'état de la Chine un siècle plus tôt, vers 1910. Depuis la fin de l'interminable période figée de la guerre froide, le monde est entré en mouvement, ce que montrent des changements culturels et géostratégiques immenses. Le monde est entré dans une nouvelle histoire où l'imprévu retrouve ses droits. Ce qui bouge ne peut qu'être favorable à un réveil européen par ébranlement de la puissance suzeraine que sont les États-Unis. Mais je ne pense pas que ceux-ci se laisseront facilement déposséder. Comme l'ont confirmé les révélation de Wikileaks, les Américains ont favorisé l'immigration invasion extra-européenne et musulmane en Europe dans le but de nous briser définitivement. En apparence, cela se révèle efficace. En apparence seulement. Les résistances imprévues qui s'éveillent lentement sont les signes de ce qui se passera à l'avenir. Je ne crois pas que les Européens se laisseront écraser dès lors qu'ils prendront conscience du danger, ce qui est encore loin d'être le cas. Les réveils historiques sont toujours très lents, mais une fois commencés, on ne les arrête plus.

    • Vous êtes donc optimiste ?

    Je suis un optimiste historique. À la différence de beaucoup d'intellectuels, j'ai d'abord été dans ma jeunesse un combattant avant de devenir un historien méditatif. Ce qui explique sans doute, si l'on ajoute des particularités de tempérament, un regard nullement conventionnel sur l'histoire qui se fait. J'emprunte à l'histoire tout ce qu'elle peut m'apporter pour voir clair dans le présent et humer l'avenir. Naguère, l'école structuraliste de la « longue durée » (celle des Annales) s'opposait à l'école de la chronologie courte, qui avait privilégié l'événement (l'histoire bataille). Je crois que ces deux façons d'étudier l'histoire ne s'opposent pas. Elles sont complémentaires et légitimes. On ne peut négliger l'histoire événementielle. Elle montre que l'imprévu est roi et l'avenir imprévisible : personne en 1910 ne prévoyait 1914, et personne en 1980 n'avait prévu 1990 pour la Russie, ni 1999. Simultanément, la longue durée attire l'attention sur la forte résilience des peuplés et des cultures. C'est pourquoi je ne crois pas aux fatalités historiques. Pas plus à celles qu'imaginait Spengler qu'à celles de Marx ou de Fukuyama (qui en est revenu).

    • Quel est selon vous, à l'échelle mondiale, l'enjeu principal des décennies qui viennent ?

    Concernant les Européens, tout montre selon moi qu'ils seront contraints d'affronter à l'avenir des défis immenses et des catastrophes redoutables. Dans ces épreuves, l'occasion leur sera donnée de renaître et de se retrouver eux-mêmes. Je crois aux qualités spécifiques des Européens provisoirement en dormition : l'individualité agissante, l'inventivité et l'énergie. Le réveil viendra. Quand ? Je l'ignore. Mais de ce réveil, je ne doute pas.

    éléments n°139 (dossier Le déclin de l'Occident ?), 2011.

     

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    Salut à toi, rebelle Chevalier !

    DuererLe Chevalier, la Mort et le Diable… Admirable estampe gravée par Dürer en 1513, voici donc exactement cinq cents ans. L’artiste génial, qui exécuta par ailleurs sur commande tant d’œuvres édifiantes, fait preuve ici d’une liberté confondante et audacieusement provocatrice… En ce temps-là, il ne faisait pas bon ironiser sur la Mort et le Diable, terreur des braves gens et des autres, entretenue par ceux qui en tiraient profit. Mais lui, le solitaire Chevalier de Dürer, ironique sourire aux lèvres, il continue de chevaucher, indifférent et calme.

    Au personnage du Diable, il n’accorde pas un regard. Pourtant, cet épouvantail est réputé redoutable. Terreur de l’époque, comme le rappellent tant de Danses macabres et de rachats d’Indulgences pour les siècles de purgatoire, le Diable est en embuscade. Il se saisit des trépassés pour les jeter dans les brasiers de l’Enfer. Le Chevalier s’en moque et dédaigne ce spectre que Dürer a voulu ridicule. La Mort, elle, le Chevalier la connaît. Il sait bien qu’elle est au bout du chemin. Et alors ? Que peut-elle sur lui, malgré son sablier brandit pour rappeler l’écoulement inexorable de la vie ?

    Éternisé par l’estampe, le Chevalier vivra à tout jamais dans notre imaginaire au-delà du temps. Solitaire, au pas ferme de son destrier, l’épée au côté, le plus célèbre insoumis de l’art occidental chevauche parmi les bois sauvages et nos pensées vers son destin, sans peur ni imploration. Incarnation d’une figure éternelle en cette partie du monde appelée Europe [1]. L’image du stoïque chevalier m’a souvent accompagné dans mes révoltes. Il est vrai que je suis un cœur rebelle et que je n’ai pas cessé de m’insurger contre la laideur envahissante, contre la bassesse promue en vertu et contre les mensonges élevés au rang de vérités. Je n’ai pas cessé de m’insurger contre ceux qui, sous nos yeux, ont voulu la mort de l’Europe, notre civilisation millénaire, sans laquelle je ne serais rien.

    ► Dominique Venner. (via blog DV)

    Note :

    1. Un insoumis du XXe siècle, l’écrivain Jean Cau, lui a consacré l’un de ses plus beaux essais, Le Chevalier, la Mort et le Diable, publié aux Éditions de la Table Ronde en 1977. Face à la Mort, il imagine ces mots dans la bouche du Chevalier : « J’ai été rêvé et tu ne peux rien contre le rêve des hommes ».

     

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    pearseComment peut-on ne pas être rebelle ?

    Entretien avec Dominique Venner (2001)

    Nul autre que Dominique Venner n'était mieux qualifié pour ouvrir ce dossier [sur la pensée rebelle]. Car nul autre ne pouvait mieux définir l'esprit de rébellion… L'auteur de l'admirable Cœur rebelle ne s'y disait-il pas lui-même « rebelle par fidélité » ? Et dans son récent Dictionnaire amoureux de la chasse, qu'il faut lire, page après page, au coin du feu, Venner célèbre encore une étonnante figure de rebelle : le braconnier immortalisé par Maurice Genevoix dans Raboliot !

    [Ci-contre : Padrig Pearse, un rebelle cher au cœur de Dominique Venner… et de Jean Mabire, qui lui a consacré un excellent petit livre : Patrick Pearse : Une vie pour l'Irlande. Général en chef de l'insurrection de Pâques et président du gouvernement provisoire de la république de l'Irlande libre, proclamée le 24 avril 1916 à Dublin, Pearse fut fusillé quelques jours plus tard. Dans un récit enlevé et vivant, jean Mabire raconte l'histoire extraordinaire de cet « éveilleur de peuple », écrivain et poète, qui milita successivement au sein de la Ligue gaélique et de la Fraternité républicaine irlandaise, mais fut également le fondateur de l'École Saint-Enda, dont les élèves avaient pour devise : « La force dans nos bras, la vérité sur nos lèvres, la pureté dans nos cœurs »]

    • Qu'est-ce qu'un “rebelle” ? Est-on rebelle-né, ou le devient-on au hasard des circonstances historiques ? Y a-t-il plusieurs types de rebelle ?

    Dominique Venner : On peut être intellectuellement insoumis, en marge du troupeau, sans être pour autant un rebelle. Paul Morand en est un bon exemple. Dans sa jeunesse, il avait été un esprit libre, sans plus, et un favorisé de la fortune, dans les deux sens du mot. Ses romans un peu déshabillés avaient favorisé son succès. Rien de rebelle ni même d'insolent à cette époque. D'avoir fait involontairement le choix des futurs perdants entre 1940 et 1944, d'avoir persisté ensuite dans ses répulsions, de s'être senti un étranger, voilà ce qui a fait de lui l'insoumis révélé par son Journal.

    Autre exemple très différent, celui d’Ernst Jünger. Bien qu'auteur d'un Traité du rebelle très influencé par les inquiétudes de la guerre froide, Jünger ne fut jamais un rebelle. Nationaliste à l'époque du nationalisme, en froid avec le IIIe Reich comme une bonne partie de la bonne société, lié pendant la guerre aux futurs comploteurs du 20 juillet 1944, iI n'a jamais approuvé le principe de l'attentat contre Hitler. Cela pour des raisons d'ordre éthique. Son itinéraire plus ou moins en marge des modes est très exactement celui de l’anarque, figure dont il fut l'inventeur et la parfaite incarnation après 1932. L'anarque n'est pas un rebelle. C'est un spectateur juché à une altitude telle que la boue ne peut l'atteindre.

    À l’inverse de Morand ou de Jünger, au sein de la génération précédente, le poète irlandais Padrig Pearse fut un authentique rebelle. On peut dire qu'il le fut de naissance. Enfant, il avait appris la geste des combattants de toutes les révoltes de l'Erin. Plus tard, il entreprit d'associer le réveil de la langue gaélique à la préparation de l'insurrection armée. Membre fondateur de la première IRA, il fut le véritable chef du soulèvement de Pâques 1916 à Dublin. Pour cette raison on le fusilla. II mourut sans savoir que son sacrifice serait le levain qui ferait triompher sa cause.

    Quatrième exemple encore différent, Alexandre Soljénitsyne. Jusqu'à son arrestation en 1945, il avait été un excellent Soviétique, se posant peu de questions sur un système dans lequel il était né, accomplissant pendant la guerre son devoir d'officier réserviste de l'Armée rouge sans drame de conscience. Son arrestation, la découverte du Goulag, de l'horreur accumulée depuis 1917, provoquèrent une totale remise en question, tant de lui-même que du monde dans lequel iI avait vécu jusque-là en aveugle. C'est alors qu'il devint un rebelle, y compris aux sociétés marchandes, destructrices de toute tradition et de toute vie supérieure.

    Les raisons d'un Pearse ne sont pas celles d’un Soljénitsyne. II a fallu le choc d’un événement suivi d'un effort intérieur héroïque pour faire du second un rebelle. Ce qu'ils ont en commun, c'est d'avoir découvert par des voies différentes une incompatibilité absolue entre leur être et le monde dans lequel il leur fallait vivre. Tel est le premier trait qui définit le rebelle. Le second est le refus de la fatalité.

    • Quelle différence y a-t-il entre la rébellion, la révolte, la dissidence, la résistance ?

    La révolte est un mouvement spontané, provoqué par une violence injuste, une ignominie, un scandale. Fille de l'indignation, elle est rarement durable. La dissidence, comme l'hérésie, est le fait de se séparer d'avec une communauté, qu'elle soit politique, sociale, religieuse ou philosophique. Ses mobiles peuvent être liés au hasard. Elle n'implique pas d'engager la lutte. Quant à la résistance, au-delà du sens mythique acquis pendant la guerre, elle signifie que l'on s'oppose, sans plus, à une force ou à un système, même de façon passive. Être rebelle c'est autre chose.

    • À quoi un “rebelle” est-il essentiellement… rebelle ?

    Il est rebelle à ce qui lui paraît illégitime, à l'imposture ou au sacrilège. La rebelle est lui-même sa propre loi. C'est ce qui fonde sa spécificité. Son deuxième trait est la volonté d'engager la lutte, fût-elle sans espoir. S'il combat une puissance, c'est parce qu'il en récuse la légitimité, prétendant lui-même à une autre légitimité, au besoin celle de l'âme ou de l'esprit.

    • Quels modèles de “rebelles” offririez-vous, en les choisissant dans l'histoire et la littérature ?

    D'emblée, je pense à l'Antigone de Sophocle. Avec elle, nous sommes dans l'espace de la légitimité sacrée. Antigone est rebelle par fidélité. Elle brave le décret de Créon par respect pour la tradition et le commandement divin — l'ensevelissement des morts — transgressé par le roi. Peu importe que Créon ait ses raisons. Leur prix est un sacrilège. Antigone se croit donc légitimée dans sa rébellion.

    Pour invoquer d'autres exemples, j'ai l'embarras du choix. Durant la guerre de Sécession américaine, les Yankees désignèrent leurs adversaires sudistes sous le nom de rebelles, Rebs. C'était de bonne propagande, mais faux. La Constitution des États-Unis reconnaissait en effet le droit de sécession aux États membres. Et les formes constitutionnelles avaient été respectées par les États du Sud. Le général Robert Lee, un Virginien, futur commandant en chef des armées confédérées, ne se considérait pas comme un rebelle. Après sa reddition en avril 1865, il s'efforça de réconcilier le Sud avec le Nord. C'est à ce moment que se levèrent les vrais rebelles, des femmes et des hommes qui, après la défaite, continuèrent la lutte contre l'occupation du Sud par les armées nordistes et leurs protégés. Certains tombèrent dans le banditisme, comme Jesse James. D'autres transmirent à leurs enfants une tradition qui eut une grande postérité littéraire. Au détour de L'invaincu, le plus beau roman de William Faulkner, on découvre par ex. le portrait fascinant d'une jeune rebelle sudiste, Drusilla, à jamais certaine de son bon droit et de l'illégitimité des vainqueurs.

    • Comment peut-on être rebelle aujourd'hui ?

    Je me demande surtout comment on pourrait ne pas l'être ! Exister, c'est combattre ce qui me nie. Être rebelle, ce n'est pas collectionner des livres impies, rêver de complots fantasmagoriques ou de maquis dans les Cévennes. C'est être à soi-même sa propre norme. S'en tenir à soi quoi qu'il en coûte. Veiller à ne jamais guérir de sa jeunesse. Préférer se mettre tout le monde à dos que se mettre à plat ventre. Pratiquer aussi en corsaire et sans vergogne le droit de prise. Piller dans l'époque tout ce que l'on peut convertir à sa norme, sans s'arrêter sur les apparences. Dans les revers, ne jamais se poser la question de l'inutilité d'un combat perdu. Voir Padrig Pearse.

    J'ai évoqué Soljénitsyne qui incarna l'épée magique dont parle Jünger, « l'épée magique qui fait pâlir la puissance des tyrans ». En cela il est unique et inimitable. II était pourtant redevable à moins grands que lui. Et cela incite à réfléchir. Dans L'archipel du Goulag, il a narré les circonstances de sa « révélation ». En 1945, ils étaient une dizaine de détenus dans la même cellule de la prison de Boutyrki à Moscou, visages hâves et corps abandonnés. Un seul, parmi les détenus, était différent. C'était un ancien garde blanc, le colonel Constantin Iassévitch. On entendait lui faire payer son engagement dans la guerre civile, en 1919. Et Soljénitsyne dit que le colonel, sans parler de son passé, montrait par toute son attitude que la lutte n'avait pas cessé pour lui. Tandis que le chaos régnait dans l'esprit des autres détenus, il avait visiblement un point de vue clair et tranché sur le monde qui les entourait. La netteté de sa position donnait à son corps solidité, souplesse, énergie, malgré son âge. II était le seul à s'asperger d'eau froide chaque matin, alors que les autres détenus croupissaient dans leur crasse et se lamen­taient. Un an plus tard, transféré à nouveau dans cette même prison de Moscou, Soljénitsyne apprit que l'ancien colonel blanc venait d'être exécuté. « C'était donc cela qu'il voyait à travers les murs, de ses yeux restés jeunes… Mais le sentiment incoercible d'être resté fidèle à la voie qu'il s'était tracée lui donnait une force peu commune ». Méditant sur cet épisode, je me dis qu'à défaut d'imaginer jamais devenir un autre Soljénitsyne, il est au pouvoir de chacun d'être à l'image du vieux colonel blanc.

    ► entretien paru dans éléments n°101, mai 2001.

     

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    50 ans après… une critique positive toujours d’actualité ? 

    À partir d’avril 1961, un prisonnier est amené à faire le bilan sans concession de l’échec de son combat politique et activiste pour une cause perdue. Dominique Venner n’est pas encore l’historien et fondateur de la Nouvelle Revue d’Histoire qu’il est devenu par la suite, il est un condamné politique à la prison de la Santé.

    UN “QUE FAIRE ?” NATIONALISTE

    Responsable d’un mouvement nationaliste interdit par le régime gaulliste, Jeune Nation, son engagement dans le combat de l’Algérie française l’a conduit à être arrêté et d’écoper de 18 mois de prison. Symbole de courage pour une génération de jeunes militants nationalistes de Jeune Nation mais surtout de l’importante Fédération des Étudiants Nationalistes (FEN), il est un observateur impuissant de la fin du combat des partisans de l’Algérie Française. Dans sa cellule, il rédige une courte brochure qui est un solde pour tout compte avec la ligne stratégique adoptée jusque-là. La rédaction du texte s’accompagne de longues discussions avec ses camarades détenus pour tirer les leçons de leur engagement, son analyse s’affine et devient un véritable plan de reconquête de l’influence perdue. George Bousquet, journaliste à Rivarol, sortira le document lors de sa libération de la Santé. Pour une critique positive se diffuse alors rapidement dans les réseaux nationalistes en pleine recomposition. Le texte est anonyme, mais il est fait sien par la majorité des étudiants de la FEN.

    « Écrit par un militant pour les militants », il touche directement sa cible. Dominique Venner exprimait clairement la volonté d’une jeunesse en quête d’un idéal révolutionnaire. Sévère et lucide, ce texte n’est nullement fait pour s’apitoyer sur une défaite. Il affirme que le combat ne fait que commencer, que le nationalisme est au début de sa longue marche. Pour une critique positive reste une référence pour tout un courant activiste, rarement un texte politique influence plusieurs générations de militants nationalistes. Cette brochure connut plusieurs éditions dans les années 1970, plus ou moins artisanales, et elle est maintenant diffusée gratuitement sur Internet par de nombreux sites de téléchargement. Comment expliquer cette longue postérité d’un texte écrit dans une situation d’urgence ? Tout simplement parce qu’il pose les problématiques de base que rencontrent les militants nationalistes authentiques et révolutionnaires depuis 50 ans.

    Dès les premières lignes, Pour une critique positive établit une distinction fondamentale et sans équivoque entre les “nationaux” et les “nationalistes”. L’attitude des premiers est dénoncée en des termes très durs. La « confusion idéologique » des nationaux est critiquée sans appel : « Les “nationaux” s’attaquent aux effets du mal, pas à ses racines. Ils sont anticommunistes mais oublient que le capitalisme et les régimes libéraux sont les principaux artisans de la propagation du communisme. Ils étaient hostiles à la politique algérienne du gouvernement, mais oublient que cette politique était le produit d’un régime, de son idéologie, de ses intérêts, de ses maîtres réels financiers et technocrates, comme de ses structures politiques et économiques. Ils voulaient sauver l’Algérie française contre le régime, mais ils reprennent à leur compte ses principes et ses mythes ». L’opportunisme et la mythomanie de ces milieux (« Un bridge avec un général en retraite, un parlementaire ou un sergent de réserve devient une sombre et puissante conjuration ») n’ont d’égal pour Venner que leur arrivisme électoraliste. Sur la question de l’action violente, le texte est clair sur l’importance de rompre avec les pratiques “terroristes” désorganisées des derniers feux de l’OAS : « Le terrorisme aveugle est le meilleur moyen pour se couper d’une population. C’est un acte désespéré ». Mais c’est surtout le manque de discipline et d’organisation qui reste une constante dans les rangs de la mouvance. Dès lors le jugement est sans appel. « Zéro plus zéro, cela fait toujours zéro. L’addition des mythomanes, des comploteurs, des nostalgiques, des arrivistes, ne donnera jamais une force cohérente ».

    POUR UNE NOUVELLE THÉORIE RÉVOLUTIONNAIRE

    On l’aura compris, Pour une Critique positive était sans concession. Dominique Venner s’appuyait sur l’exemple de rigueur de Lénine et des Bolcheviks russes à la veille de la Révolution d’Octobre 1917. Lecteur du Que faire ? du fondateur de l’URSS, il établit une nouvelle théorie révolutionnaire créant un unité entre réflexion et action radicale. Ce rôle est donnée à la « conscience révolutionnaire », elle est le cœur de la méthode qu’il veut mettre en place :

    « Le révolutionnaire est entièrement conscient de la lutte engagée entre le Nationalisme, porteur des valeurs créatrices et spirituelles de l’Occident et le Matérialisme sous ses formes libérales ou marxistes. Il est libéré des préjugés, des contre-vérités et des réflexes conditionnés par lesquels le régime se défend. L’éducation politique qui permet de s’en affranchir s’acquiert par expérience personnelle, bien sûr, mais surtout à l’aide de l’enseignement que seule l’étude permet de dégager. Sans cette éducation, l’homme le plus courageux, le plus audacieux, n’est plus qu’une marionnette manipulée par le régime […] Par une propagande permanente à sens unique, à laquelle chacun est soumis dès l’enfance, le régime, sous ses multiples aspects, a progressivement intoxiqué les Français. Toutes les nations à direction démocratique en sont là. Tout esprit critique, toute pensée personnelle sont détruits. Il suffit que soient prononcés les mots-clefs pour déclencher le réflexe conditionné prévu et supprimer tout raisonnement ».

    Si des notions comme l’Occident ou le Régime (à lire dans le contexte de l’époque) sont datées, le fond reste d’une actualité intéressante. L’enjeu est donc de donner une direction révolutionnaire à toutes les forces nationalistes, dans la perspective d’un changement de la société sur des bases nouvelles.

    « Maintenir le moral offensif de ses propres partisans, communiquer ses convictions aux hésitants sont deux conditions indispensables au développement du Nationalisme. La preuve est faite que dans l’action ou en prison, quand la démoralisation guette, quand l’adversaire semble triompher, les militants éduqués, dont la pensée cohérente soutient la foi, ont une force de résistance supérieure ».

    Voulant doter le nationalisme d’une organisation centralisée et“monolithique”. tirant les enseignements de la période de Jeune Nation, le texte rappelle une règle fondamentale du militantisme :

    « La preuve est faite que cinq militants valent mieux que cinquante farfelus. La qualité des combattants, est, de loin, préférable à leur quantité. C’est autour d’une équipe minoritaire et efficace que la masse se rassemble, pas l’inverse. Que les mouvements révolutionnaires soient des minorités agissantes ne signifie évidemment pas que tous les groupes minoritaires soient, pour autant, révolutionnaires. C’est une excuse trop facile pour la médiocrité de certains. Les minorités agissantes ne sont pas des sectes stériles, elles sont en prise directe sur le peuple ».

    La définition même que D. Venner donne au nationalisme fit couler beaucoup d’encre et devait provoquer de nombreuses ruptures avec d’anciens camarades :

    « Fondé sur une conception héroïque de l’existence, le Nationalisme, qui est un retour aux sources de communauté populaire, entend créer de nouveaux rapports sociaux sur une base communautaire et bâtir un ordre politique sur la hiérarchie du mérite et de la valeur. Dépouillé de l’enveloppe étroite imposée par une époque, le Nationalisme est devenu une nouvelle philosophie politique. Européen dans ses conceptions et ses perspectives, il apporte une solution universelle aux problèmes posés à l’homme par la révolution technique ».

    L’orientation européenne et quasiment nietzschéenne du texte n’échappe pas, et laisse entrevoir l’évolution vers les premières formes de la pensée de la Nouvelle Droite. L’éthique de l’honneur de « l’homme européen » et l’appel à la naissance d’une « Jeune Europe » font encore débat. Mais comment ne pas souscrire à l’affirmation que l’Europe doit avoir un autre destin que la mondialisation.

    « L’unité est indispensable à l’avenir des Nations européennes. Elles ont perdu la suprématie du nombre ; unies, elles retrouveraient celle de la civilisation, du génie créateur, du pouvoir d’organisation et de la puissance économique. Divisées, leurs territoires sont voués à l’invasion et leurs armées à la défaite ; unies, elles constitueraient une force invincible […] La jeunesse d’Europe aura de nouvelles cathédrales à construire et un nouvel empire à édifier ».

    ► Monika Berchvok, Rivarol n°3096, 31 mai 2013.

     

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    HOMMAGES

     

    Venner

    photographie : Louis Monier © - Rue des Archives

     

    En souvenir de Dominique Venner

    Il faut que je l’écrive d’emblée : je n’ai guère connu Dominique Venner personnellement. Je suis, plus simplement, un lecteur très attentif de ses écrits, surtout des revues Enquête sur l’histoire et la Nouvelle revue d’histoire, dont les démarches correspondent très nettement à mes propres préoccupations, bien davantage que d’autres revues de la “mouvance”, tout bonnement parce qu’elles exhalent un double parfum de longue mémoire et de géopolitique. Lire les revues que publiait Dominique Venner, c’est acquérir au fil du temps, un sens de la continuité européenne, de notre continuité spécifique, car je me sens peut-être plus “continuitaire” qu’“identitaire”, plus imbriqué dans une continuité que prostré dans une identité figée, mais c’est là un autre débat qui n’implique nullement le rejet des options dites “identitaires” aujourd’hui dans le langage courant, des options “identitaires” qui sont au fond “continuitaires”, puisqu’elles veulent conserver intactes les matrices spirituelles des peuples, de tous les peuples, de manière à pouvoir sans cesse générer ou régénérer les Cités de la Terre. Lire la Nouvelle revue d’histoire, c’est aussi, surtout depuis l’apport régulier d’Ayméric Chauprade, replacer ces continuités historiques dans les cadres d’espaces géographiques précis, dans des lieux quasi immuables qui donnent à l’histoire des constantes, à peine modifiées par les innovations technologiques et balistiques. 

    J’ai découvert pour la première fois un livre de D. Venner dans une librairie bizarre, qui vendait des livres et tout un bric-à-brac d’objets des plus hétéroclites : elle était située Boulevard Adolphe Max et n’existe plus aujourd’hui. Ce livre de Dominique Venner s’intitulait Baltikum. Nous étions en août 1976 : je revenais d’un bref séjour en Angleterre, d’une escapade rapide à Maîche, j’avais vingt ans et huit bons mois, la chaleur de ce mois des moissons était caniculaire, torride, l’herbe de notre pelouse était rôtie comme en Andalousie, le plus magnifique bouleau de notre jardin mourrait en dépit des efforts déployés pour le sauver coûte que coûte. J’allais rentrer en septembre, le jour où l’on a inauguré le métro de Bruxelles, à l’Institut Marie Haps, sous les conseils avisés du Professeur Jacques Van Roey, l’éminent angliciste de l’UCL. C’est à ce moment important de mon existence, où j’allais me réorienter et trouver ma voie, que j’ai acheté ce livre de Venner. L’aventure des “Corps francs” du Baltikum ouvrait des perspectives historiques nouvelles au lecteur francophone de base, peu frotté aux souvenirs de cette épopée, car les retombées à l’Est de la Première Guerre mondiale étaient quasi inconnues du grand public qui ne lit qu’en français ; l’existence des Pays Baltes et de la communauté germanophone de Courlande et d’ailleurs, fidèle au Tsar, avait été oubliée ; en cette époque de guerre froide, les 3 républiques baltes faisaient partie d’une Union Soviétique perçue comme un bloc homogène, pire, homogénéisé par l’idéologie communiste. Personne n’imaginait que les langues et les traditions populaires des ethnies finno-ougriennes, tatars, caucasiennes, etc. étaient préservées sur le territoire de l’autre superpuissance, finalement plus respectueuse des identités populaires que l’idéologie du “melting pot” américain, du “consumérisme occidental” ou du jacobinisme parisien. La spécificité du “Baltikum” était tombée dans une oubliette de notre mémoire occidentale et ne reviendra, pour ceux qui n’avaient jamais lu le livre de Venner, qu’après 1989, qu’après la chute du Mur de Berlin, quand Estoniens, Lettons et Lituaniens formeront de longues chaînes humaines pour réclamer leur indépendance. Pour l’épopée des Corps francs et des premières armées baltes indépendantes, tout lecteur assidu de la Nouvelle revue d’histoire pourra se rendre au Musée de l’Armée de Bruxelles, où de nombreuses vitrines sont consacrées à ces événements : j’y ai amené un excellent ami, homme à la foi tranquille, homme de devoir et de conviction, le Dr. Rolf Kosieck, puis, quelques années plus tard, un jeune collaborateur de Greg Johnson; ils ont été ravis.

    Liberté et rupture disloquante

    Outre ces pages d’histoire qui revenaient bien vivantes à nos esprits, grâce à la plume de D. Venner, il y avait aussi, magnifiquement mise en exergue, cette éthique de l’engagement pour la “continuité” (russe, allemande ou classique-européenne) contre les ruptures disloquantes, que les protagonistes de celles-ci posaient évidemment comme “libératrices” sans s’apercevoir tout de suite qu’elles engendraient des tyrannies figeantes, inédites, qui broyaient les âmes et les corps, mêmes ceux de leurs plus féaux serviteurs (cf. les mémoires d’Arthur Koestler et la figure de “Roubachov” dans Le Zéro et l’infini). Il n’y a de liberté que dans les continuités, comme le prouve par ex. le maintien jusqu’à nos jours des institutions helvétiques dans l’esprit du “Serment du Rütli” : quand on veut “faire du passé table rase”, on fait disparaître la liberté dans ce nettoyage aussi atroce que vigoureux, dans ces “purgations” perpétrées sans plus aucune retenue éthique, semant la mort dans des proportions inouïes. Aucune vraie liberté ne peut naître d’une rupture disloquante de type révolutionnaire ou trotskiste-bolchevique, sauf peut-être celle, d’un tout autre signe, qui fera table rase des sordides trivialités qui forment aujourd’hui l’idéologie de l’établissement, celle du révolutionarisme institutionnalisé qui, figé, assoit sans résistance notable son pouvoir technocratique, parce que tous les repères sont brouillés, parce que les cives de nos Cités n’y voient plus clair… Rétrospectivement, après 37 ans, c’est la première leçon que le Prof. Venner m’a enseignée…

    Ensuite, toujours rétrospectivement, la liberté dans la continuité a besoin de “katechons”, de forces “katechoniques”, qui peuvent se trouver dans l’âme d’un simple volontaire étudiant, fût-il le plus modeste mais qui, en passant de sa Burschenschaft à son Freikorps, donne son sang et sa vigueur physique pour arrêter l’horreur liberticide qui avance avec le masque de la liberté ou de la “dés-aliénation”, tandis que les “bourgeois” comptent leurs sous ou se livrent à la débauche dans le Berlin qu’a si bien décrit Christopher Isherwood : tous les discours sur la liberté, qui cherchent à vendre une “liberté” qui permet la spéculation ou qui fait miroiter le festivisme, une “liberté” qui serait installée définitivement dans tous les coins et recoins de la planète pour aplatir les âmes, sont bien entendu de retentissantes hypocrisies. La liberté, on ne la déclame pas. La liberté, ce n’est pas une affaire de déclamations. On la prend. On se la donne. On ne se la laisse pas voler. En silence. Maxillaires fermées. Mais on la garde au fond du cœur et on salue silencieusement tous ceux qui font pareil. Comme Cinccinatus, on retourne à sa charrue dès que le danger mortel est passé pour la Cité. Les “Corps francs”, qui fascinaient Venner, étaient une sorte de “katechon” collectif, dont toutes les civilisations en grand péril ont besoin.

    Nous ne savions rien des aventures politiques de Venner

    Nous ignorions tout bien entendu des aventures politiques de D. Venner quand nous lisions Baltikum : elles s’étaient déroulées en France, pays que nous ne connaissions pas à l’époque, où la télévision n’était pas encore câblée, même si ce pays est voisin, tout proche, et que nous parlions (partiellement) la même langue que lui. Je n’avais jamais été que dans une toute petite ville franc-comtoise, en “traçant” sur la route sans aucun arrêt, parce que mon père, homme toujours pressé, le voulait ainsi et qu’il n’y avait pas moyen de sortir une idée de sa tête (le seul arrêt de midi se résumait à un quart d’heure, dûment minuté, pour avaler deux tartines, un œuf dur et une pomme le long d’un champ). De la France, hormis Maîche en Franche-Comté et un séjour très bref à Juan-les-Pins (avril 1970) dans un immeuble dont tous les locataires étaient belges, je n’avais vu que quelques coquelicots dans l’un ou l’autre champ le long des routes lorraines ou comtoises et n’avais entendu que le bourdonnement d’abeilles champêtres, à part, c’est vrai, une seule visite à l’Ossuaire de Douaumont et un arrêt de dix minutes devant la “Maison de la Pucelle” à Domrémy. En 1974, aucun de nous, à l’école secondaire, n’avait jamais mis les pieds à Paris. 

    De l’aventure de l’OAS, nous ne savions rien car elle ne s’était pas ancrée dans les mémoires de nos aînés à Bruxelles et personne n’évoquait jamais cette aventure, lors des veillées familiales ou après la poire et le fromage, ni n’émettait jamais un avis sur l’Algérie : les conversations politiques dont je me souviens portaient sur la marche flamande sur Bruxelles en 1963, sur l’assassinat de Kennedy la même année, sur le déclin de l’Angleterre (à cause des Beatles, disait un oncle), sur le Shah d’Iran (mon père était fasciné par l’Impératrice), sur Franco (et sur la “Valle de los Caidos” et sur l’Alcazar de Tolède qui avait tant marqué mon père, touriste en mai 1962) voire, mais plus rarement, sur le Congo (lors de l’affaire de Stanleyville, car une de mes cousines germaines avait épousé un parachutiste…). Les traces de la guerre d’Algérie, la tragédie des Pieds-Noirs, les aventures politiques du FLN et de l’OAS sont très présentes dans les débats politico-historiques français : je ne m’en apercevrai que très tard, ce qui explique sans doute, pour une bonne part, le porte-à-faux permanent dans lequel je me suis retrouvé face à des interlocuteurs français qui faisaient partie de la même mouvance que D. Venner. Mais ce porte-à-faux, finalement, concerne presque tous mes compatriotes, a fortiori les plus jeunes (maroxellois compris !), qui n’ont jamais entendu parler des événements d’Algérie : combien d’entre eux, à qui les professeurs de français font lire des livres d’Albert Camus, ne comprennent pas que cet auteur était Pied-Noir, a fortiori ce qu’était le fait “pied-noir”, ne perçoivent pas ce que cette identité (brisée) peut signifier dans le cœur de ceux qui l’ont perdue en perdant le sol dont elle avait jailli, ni quelles dimensions affectives elle peut recouvrir dans la sphère politique, même après un demi-siècle.

    Attitude altière

    Au cours de toutes les années où j’ai côtoyé les protagonistes français du Groupement de Recherche et d’Etudes sur la Civilisation Européenne, c’est-à-dire de 1979 (année de ma première participation à une journée de débats auprès du cercle “Études & Recherches”, présidé à l’époque par Guillaume Faye) à 1992 (date de mon départ définitif), je n’ai vu ni aperçu Dominique Venner, sauf, peut-être, en 1983, lors d’une “Fête de la Communauté” près des Andelys, à la limite de l’Ile-de-France et de la Normandie. Cette fête avait été organisée par le regretté Jean Varenne, le grand spécialiste français de l’Inde et du monde védique, qui avait invité une célèbre danseuse indienne pour clore, avec tout le panache voulu, cette journée particulièrement réussie, bien rythmée, avec un buffet gargantuesque et sans aucun couac. Ce jour-là, un homme engoncé dans une parka kakie (tant il pleuvait), correspondant au signalement de Dominique Venner, est venu se choisir deux ou trois numéros d’ Orientations dans le stand que j’animais, sans mot dire mais en braquant sur ma personne son regard bleu et perçant, avant de tourner les talons, après un bref salut de la tête. Cette attitude altière — besser gesagt diese karge Haltung — est le propre d’un vrai croyant, qui ne se perd pas en vains bavardages. De toutes les façons, je pense qu’on s’était compris, lui le Francilien qui avait des allures sévères et jansénistes (mais l’évêque Jansen était d’Ypres, comme ma grand-mère…), moi le Brabançon, plus baroque, plus proche de la Flandre espagnole de Michel de Ghelderode qui pense souvent qu’il faut lever sa chope de gueuze ou de faro pour saluer, ironiquement, irrespectueusement, les cons du camp adverse car leurs sottises, finalement, nous font bien rire : il faut de tout pour faire une bonne Europe. C’est le sentiment que j’ai eu, après avoir croisé pour la première fois le regard vif et silencieux de Venner, un sentiment dont je ne me suis jamais défait.

    La carte d’identité de Venner s’est constituée dans ma tête progressivement : je découvrais ses ouvrages militaires, ses volumes sur les armes de poing ou de chasse, les armes blanches et les armes à feu, et surtout sa Critique positive, rédigée après les aventures politiques post-OAS, etc. Je découvrais aussi son livre Le Blanc soleil des vaincus, sur l’héroïsme des Confédérés lors de la Guerre de Sécession, sentiment que l’on partageait déjà en toute naïveté, enfants, quand on alignait nos soldats Airfix, les gris de la Confédération — nos préférés — et les bleus de l’Union sans oublier les bruns du train d’artillerie (Nordistes et Sudistes confondus), sur la table du salon, quand il pleuvait trop dehors, notamment avec mon camarade d’école primaire, Luc François, devenu fringant officier au regard plus bleu que celui de Venner, alliant prestance scandinave et jovialité toujours franche et baroque, bien de chez nous, puis pilote de Mirage très jeune, et tué à 21 ans, en sortant de sa base, sur une route verglacée de la Famenne, laissant une jeune veuve et une petite fille…

    Cependant, Venner n’est devenu une présence constante dans mon existence quotidienne que depuis la fondation des revues Enquête sur l’histoire et la Nouvelle revue d’histoire parce que le rythme parfait, absolument régulier, de leur parution amenait, tous les deux mois, sur mon bureau ou sur ma table de chevet, un éventail d’arguments, de notes bibliographiques précieuses, d’entretiens qui permettait des recherches plus approfondies, des synthèses indispensables, qui ouvrait toujours de nouvelles pistes. Ces revues me permettaient aussi de suivre les arguments de Bernard Lugan, d’Ayméric Chauprade, de François-Georges Dreyfus, de Bernard Lugan, de Philippe Conrad, de Jacques Heers, etc. Chaque revue commençait par un éditorial de Venner, exceptionnellement bien charpenté : son éditeur Pierre-Guillaume de Roux ferait grande œuvre utile en publiant en 2 volumes les éditoriaux d’Enquête sur l’histoire et de la Nouvelle revue d’histoire, de façon à ce que nous puissions disposer de bréviaires utiles pour méditer la portée de cette écriture toute de clarté, pour faire entrer la quintessence du stoïcisme de Venner dans les cerveaux hardis, qui entretiendront la flamme ou qui créeront un futur enfin nettoyé, expurgé, de toute la trivialité actuelle.

    Historien méditatif

    Récemment, Dominique Venner se posait comme un “historien méditatif”. C’est une belle formule. Il était bien évidemment l’exemple — et l’exemple le plus patent que j’ai jamais vu — du civis romanus (du civis europaeus) stoïque qui se pose comme l’auxiliaire volontaire du katechon, surtout quand celui-ci est un “empereur absent”, dormant sous les terres d’un Kyffhäuser tenu secret. L’historien méditatif est un historien tacitiste (selon la tradition de Juste Lipse) qui dresse les annales de l’Empire, les consigne dans ses tablettes, espère faire partager un maximum de ses sentiments “civiques” aux meilleurs de ses contemporains, sans pouvoir se mettre au service d’un Prince digne de ce nom puisqu’à son grand dam il est condamné à vivre dans une période particulièrement triviale de l’histoire, une période sombre, sans aura aucun, où la patrie et l’Empire, le mos majorum et la civilisation, sombrent dans un Kali Yuga des plus sordides. Il y a un parallèle à tracer entre la démarche personnelle, stoïque et tacitiste de Venner, et les grands travaux de Pierre Chaunu, qui voyait, lui aussi, l’histoire comme héritage et comme prospective : histoire et sacré, histoire et foi, histoire et décadence, tels sont les mots qui formaient les titres de ses livres.

    En effet, Pierre Chaunu, dans De l’histoire à la prospective, posait comme thèse centrale que « la méditation du futur, c’est la connaissance du présent ». Et du passé, bien évidemment, puisque le présent en est tributaire, puisque, dixit encore Chaunu, le présent devient passé dès qu’on l’a pensé. Chaunu plaidait, on le sait, pour une « histoire sérielle », capable de récapituler toutes les données économiques, sociales et culturelles, de la manière la plus exhaustive qui soit, de manière à disposer d’un instrument d’analyse aussi complet que possible, donc non réduit et, partant, très différent de tous les réductionnismes à la mode. Chaunu, par cet instrument que devait devenir l’histoire sérielle, entendait réduire les “à-coups” contre lesquels butent généralement les politiques, si elles ne sont pas servies par une connaissance complète, ou aussi complète que possible, du passé, des acquis, des dynamiques à l’œuvre dans la Cité, que celle-ci soient de dimensions réduites ou aient la taille d’un Empire classique. Chaunu est donc l’héritier des tacitistes de Juste Lipse, armé cette fois d’un arsenal de savoirs bien plus impressionnants que celui des pionniers du XVIe siècle.

    L’objectif des revues Enquête sur l’histoire et la Nouvelle revue d’histoire a été de faire “œuvre de tacitisme”. Dans l’éditorial du n°1 de la Nouvelle revue d’histoire, Venner écrivait : « L’héritage spirituel ne devient conscient que par un effort de connaissance, fonction par excellence de l’histoire, avec l’enseignement du réel et le rappel de la mémoire collective ». Œuvre nécessaire car comme l’écrit par ailleurs Chaunu, dans De l’histoire à la prospective : « La nouvelle histoire (…) n’a pas réussi à pénétrer la culture des milieux de la décision technocratique » (p. 39). Chaunu écrivait cette phrase, raisonnait de la sorte, en 1975, quand le néo-libéralisme de la “cosmocratie” (vocable forgé par Venner dans Le siècle de 1914) n’avait pas encore accentué les ravages, n’avait pas encore établi la loi de l’éradication totale de toutes les mémoires historiques.

    Trois ans plus tard, en 1978, Chaunu, dans Histoire quantitative, histoire sérielle, était déjà plus pessimiste : il n’espérait plus “historiciser” les technocrates. Son inquiétude s’exprimait ainsi : « Nous sommes arrivés au point où l’Occident peut tout, même se détruire. Une civilisation se détruit en se reniant. Elle se défait comme une conscience de soi, sous la menace, plus grave que la mort, de la schizophrénie » (p. 285). Nous y sommes… Dans Histoire et décadence, paru en 1981, Chaunu constate que les bases de la vie sont désormais atteintes, que la décadence occidentale, partie des Etats-Unis pour envelopper progressivement la planète entière par cercles concentriques, avec pour élément perturbateur premier, voire moteur, ce que Chaunu appelait le “collapsus” de la vie, la réduction catastrophique des naissances dans la sphère occidentale (États-Unis et Europe, URSS comprise). Pour lui, ce collapsus démographique (qui ne se mesurera pleinement, annonçait-il, que dans les années 1990-2000), est un phénomène de « décadence objective » (p. 328). Avec la détérioration de plus en plus accélérée des systèmes éducatifs, « l’acquis ne passe plus, le vieillissement [de la population] s’accompagne d’une viscosité qui empêche l’écoulement de l’acquis » (p. 329).

    Du “civis” au zombi

    Chaunu était un pessimiste chrétien qui enseignait à la Faculté de Théologie Réformée d’Aix-en-Provence, un protestant proche du catholicisme, un combattant contre l’avortement, qui inscrivait sa démarche dans sa foi (cf. Histoire et foi – deux mille ans de plaidoyer pour la foi, 1980). Venner alliait le paganisme immémorial, sans épouser les travers des folkloristes néo-païens, à un stoïcisme qui le fascinait comme le prouvent d’ailleurs de nombreuses pages d’Histoire et traditions des Européens. Chaunu et Venner partageaient toutefois la notion de déclin par schizophrénie, amnésie et collapsus démographique. Les années 1990 et la première décennie du XXIe siècle n’ont apporté aucun remède à la maladie, malgré l’espoir, finalement fort mince, de Chaunu : on a titubé de mal en pire, jusqu’aux folies du festivisme, dénoncées par Muray, pour aboutir à la mascarade du “mariage pour tous” qu’un peuple, auparavant indolent, refuse instinctivement aujourd’hui (mais cette révolte durera-t-elle ?). On est arrivé au moment fatidique du Kali Yuga, quand tous les phénomènes de déclin s’accélèrent, se succèdent en une sarabande infernale, en un cortège monstrueux comme sur les peintures de Hieronymus Bosch, dans les salles du Prado à Madrid : c’est sans nul doute un âge particulièrement horrible pour le civis traditionnel qui voit s’évanouir dans la Cité toutes les formes sublimes de dignitas, que la “viscosité” du festivisme décadent ne permet plus de transmettre. Le civis cède la place au “zombi” (Venner in : Le siècle de 1914, p. 355).

    On peut comprendre que cet enlisement hideux ait révulsé Venner : c’en était trop, pour un esprit combattant, au seuil de sa huitième décennie ; il n’aurait plus eu, à ses propres yeux, la force surhumaine nécessaire (celle que nous allons tous devoir déployer) pour endiguer dans un combat quotidien, inlassable et exténuant, le flot de flétrissures morales qui va encore nous envahir, au risque de nous noyer définitivement. Il a voulu donner un exemple, le seul qu’il pouvait encore pleinement donner, et nous allons interpréter ce geste comme il se doit. Exactement comme Mishima, à coup sûr l’un de ses modèles, il ne pouvait voir disparaître un monde qui n’a eu d’heures de gloire que tant que la dignitas romaine demeurait, même atténuée et marginalisée, comme l’écrivain japonais ne pouvait se résoudre à voir sombrer le Japon traditionnel dans la “culture-distraction” made in Hollywood et ailleurs aux “States”. Une telle société ne convient ni à un civis, dressé par la haute morale du stoïcisme et de Sénèque, ni à un “cœur rebelle”, marqué par la lecture d’Ernst Jünger.

    Venner, exégète de Jünger

    Dans Ernst Jünger : Un autre destin européen, Venner nous a légué le livre le plus didactique, le plus clair et le plus sobre, sur l’écrivain allemand, incarnation de l’anarque et ancien combattant des “Stosstruppen”. Cet ouvrage de 2009 s’inscrit dans le cadre d’une véritable renaissance jüngerienne, avec, pour apothéose, le travail extrêmement fouillé de Jan Robert Weber (Ästhetik der Entschleunigung – Ernst Jüngers Reisetagebücher 1934-1960) et surtout l’ouvrage chaleureux de Heimo Schwilk (Ernst Jünger – Ein Jahrhundertleben), où l’auteur se penche justement sur les linéaments profonds du “nationalisme révolutionnaire” d’Ernst Jünger et de son “anti-bourgeoisisme”, un “anti-bourgeoisisme” qui critique précisément cette humanité qui sort de l’histoire pour s’adonner à des passe-temps stériles comme la spéculation, la distraction sans épaisseur éthique ou civique, le confort matériel, etc., bref ce que Venner appelait, dans Pour une critique positive, « la décomposition morbide d’un certain modernisme [qui] engage l’humanité dans une impasse, dans la pire des régressions ». Les esprits et les forces “kathéchoniques” participent, disait Venner dans Pour une critique positive, d’un “humanisme viril”, assurément celui de Brantôme, garant d’un “ordre vivant” (et non pas mortifère comme celui dont Chaunu redoutait l’advenance). Jünger : « Cette engeance [bourgeoise, ndt] n’a pas appris à servir, n’a pas appris à surmonter le porc qu’elle a en son intériorité, à maîtriser son corps et son caractère par une auto-disciple [Zucht] rigoureuse et virile. C’est ainsi qu’advient ce type-mollusque : mou, verbeux, avachi, non fiable, qui fait spontanément horreur au soldat du front » (EJ, in : Der Jungdeutsche, 27 août 1926). Je ne sais si Venner avait lu cette phrase, issue d’une revue nationale-révolutionnaire du temps de la République de Weimar, que peu de germanistes méticuleux ont retrouvée (pas même Schwilk qui cite une source secondaire) ; en tout cas, cette “Zucht” permanente, que Jünger appelait de ses vœux, Venner l’a toujours appliquée à lui-même : en cela, il demeurera toujours un modèle impassable.

    J’ai travaillé récemment sur Moeller van den Bruck et j’aurais voulu transmettre le texte final (loin d’être achevé) à Venner ; je travaille aussi, à la demande d’un jeune Français — certainement un lecteur de Venner — sur maints aspects de l’œuvre de Jünger (et ce jeune doit me maudire car je ne parviens pas à achever l’entretien en six questions clefs qu’il m’a fait parvenir il y à a peu près vingt mois… mais pourquoi irai-je répéter ce que Venner a dit, mieux que ne pourrai jamais le dire… il faut donc que j’aborde des aspects moins connus, que je fasse connaître les recherches allemandes récentes sur l’auteur du Travailleur). Le “cœur rebelle”, soit l’attitude propre à l’humanisme viril qui rejette le type-mollusque et les inauthentiques passe-temps bourgeois, est aussi le titre du livre-manifeste que D. Venner a fait paraître aux “Belles-Lettres” en 1994.

    La rébellion de Venner est naturellement tributaire de celle de Jünger, du moins quand, comme Jünger, Venner a fait un pas en arrière au début des années 70, a pris, lui aussi, la posture de l’anarque : fin des années 20, voyant que l’agitation nationale-révolutionnaire sous la République de Weimar, ne donne pas les résultats immédiats escomptés, Jünger amorce, en son âme, le processus de décélération que Jan Robert Weber vient de nous décortiquer avec toute la minutie voulue. Ce processus de décélération fait de l’ancien combattant des “Stosstruppen” un voyageur dans des pays aux paysages encore intacts, aux modes de vie non encore “modernisés”. Voir l’humanité intacte, voir des humanités non affligés par les tares du “bourgeoisisme”, telle était la joie, forcément éphémère, que le Lieutenant Jünger entendait se donner, après être sorti des univers excitants de la marginalité politique extrémiste. Il poursuivra cette quête de “non modernité” jusqu’à ses voyages des années 60 en Angola et en Islande. Venner, lui, après les échecs du MNP (Mouvement Nationaliste du Progrès) et du REL (Rassemblement Européen pour la Liberté), qui auraient dû incarner rapidement les principes consignés dans Pour une critique positive et procurer à la France les “mille cadres révolutionnaires” pour contrôler les “rouages de l’État” (but de toute métapolitique réaliste), s’adonne à la passion des armes et de la chasse, pour devenir non pas tant l’anarque jüngerien, replié à Wilflingen et apparemment détaché de toutes les vanités humaines, mais l’historien méditatif qui publie d’abord des livres ensuite des revues distribuées partout, capables de provoquer, chez “mille futurs cadres révolutionnaires” (?), le déclic nécessaire pour qu’ils rejettent à jamais, sans la moindre tentation, les chimères du système “cosmocratique”, et qu’ils œuvrent à sortir l’Europe de sa “dormition”.

    Jünger, Mohler et le “Weltstaat”

    Heimo Schwilk rappelle toutefois que Jünger, à partir de 1960, année où meurt sa femme Gretha, se détache d’idéaux politiques comme ceux de “grands empires nationaux” ou d’unité européenne : il estime qu’ils ne peuvent plus servir d’utopie concrète, réalisable au terme d’une lutte agonale, avec des hommes encore imbriqués dans l’histoire. C’est l’année de la rédaction de l’ “État universel” (Weltstaat), prélude à ce que Venner appelera la “cosmocratie”. Jünger est pessimiste mais serein, et même prophète. Je cite Schwilk :

    « Dans l’État universel, les victimes des guerres et des guerres civiles, les nivellements par la technique et la science, trouvent, en toute égalité, leur justification finale. Sur le chemin qui y mène, le citoyen-bourgeois moderne est tout entier livré aux forces matérielles et à l’accélération permanente des processus globaux. Avec la disparition des catégories historiques comme la guerre et la paix, la tradition et le limes, la sphère politique entre dans un stade expérimental, où les lois de l’histoire ne peuvent absolument plus revendiquer une quelconque validité — dans ce monde-système, même l’espèce humaine est remise en question. À la place de la libre volonté (du libre arbitre), craint Jünger, nous aurons, en bout de course, l’instinct brut qui consiste à fabriquer des ordres parfaits, comme on en connaît dans le monde animal » (Schwilk, op. cit., p. 486).

    Cette position jüngerienne de 1960 suscite l’étonnement à gauche, une certaine irritation à droite : le vieux compagnon de route, Armin Mohler, estime que son maître-à-penser a sombré dans l’“inhéroïque”, qu’il abandonne les positions sublimes qu’il a ciselées dans le Travailleur, qu’il a composé, à la façon d’un coiffeur, « une permanente pour son œuvre ad usum democratorum », qu’il est sorti du “flot du temps” pour s’accommoder de la “démocratie des occupants”. Pour Jünger, il faut regarder le spectacle avec mépris, attendre sereinement la mort, ne pas se faire d’illusions sur une humanité qui marche, heureuse, vers le destin de fourmi qu’on lui concocte.

    Fidèle aux valeurs de droiture de son enfance

    LouvreVenner, qui n’a pas l’extraversion exubérante de Mohler, n’a jamais cessé d’espérer un “réveil de l’Europe” : son geste du 21 mai 2013, d’ailleurs, le prouve. Venner n’a cessé de croire à une élite qui vaincra un jour, fidèle à son passé, capable de rétablir les valeurs européennes nées lors de la “période axiale” de son histoire. Dans le “post scriptum” du Siècle de 1914, qu’il nous faudra méditer, Venner explique qu’il est sorti des « actions partisanes » de sa jeunesse, comme Jünger, pour demeurer « fidèle aux valeurs de droiture de son enfance », pour plaider uniquement « pour le courage et la lucidité », tout en se sentant « profondément européen au sens atavique et spirituel du mot ». Venner ne croyait plus aux actions politiques, dans les formes habituelles que proposent les polities occidentales ou, même, les marginalités hyper-activistes de ces sociétés. Il croyait cependant aux témoignages de héros, de militants, de combattants, qui, révélés, pouvaient éveiller, mobiliser les âmes pour sortir des “expérimentations” qui conduisent à l’avènement catamorphique des “zombis de la cosmocratie” ou des “unités de fourmilière”, envisagées par Jünger en 1960, quand Venner était engagé à fond dans le combat pour l’Algérie française.

    Mais pour éviter ce destin peu enviable de “fourmis”, homologuées, homogénéisées dans leur comportement, il faut une “longue mémoire”, celle que Venner nous esquisse en toute clarté dans Histoire et tradition des Européens. Ce livre a, à mes yeux, une valeur testamentaire, un peu comme celui, tout aussi important mais différent, de Pino Rauti (à qui Venner rendait hommage dans la dernière livraison de 2012 de la Nouvelle revue d’histoire), intitulé Le Idee che mossero il mondo (Les idées qui meuvent le monde). Rauti nous décrivait les grande idées qui avait mu le monde, avaient mobilisé et enthousiasmé les peuples, les avaient extraits de leurs torpeurs, de leurs dormitions; Venner nous expose les linéaments les plus profonds d’une éthique européenne altière, romaine, pessimiste, stoïque et politique. Il nous dit là quelles sont les traditions à méditer, à intérioriser et à perpétuer. C’est donc un livre à lire et à relire, à approfondir grâce aux références qu’il fournit, aux pistes qu’il suggère : c’est dans les legs que Venner expose qu’il faudra recréer des humanités dans nos écoles, aujourd’hui privées de valeurs fondatrices, mêmes celles, de plus en plus rares, qui enseignent encore le latin. Sans doute à son insu, Venner est aux humanités scolaires futures, qui devront être impérativement transposées dans les curricula des établissements d’enseignement faute de quoi nous basculerons dans l’insignifiance totale, ce que fut jadis Jérôme Carcopino pour les latinistes.

    C’est lors d’une présentation de cet ouvrage, peu après sa sortie de presse, que j’ai vu Venner pour la seconde et la dernière fois, en avril 2002. C’était à “La Muette”, dans le XVIe arrondissement de Paris, à l’initiative d’un autre personnage irremplaçable dont nous sommes orphelins : Jean Parvulesco, mort en novembre 2010. Histoire et tradition des Européens – 30.000 ans d’identité est un livre qui nous rappelle fort opportunément que nos sources “ont été brouillées”, que nous devons forcément nous efforcer d’aller au-delà de ce brouillage, que le retour à ces sources, à cette tradition, ne peut s’opérer par le biais d’un “traditionisme”, soit par une répétition stérile et a-historique de schémas figés, faisant miroiter un âge d’or définitivement révolu et condamnant l’histoire réelle des peuples comme une succession d’événements chaotiques dépourvus de sens. Pour Venner, les racines immémoriales de l’Europe se situent dans la proto-histoire, dans “l’histoire avant l’histoire”, dans une vaste époque aujourd’hui étudiée dans tous les pays du “monde boréal” mais dont les implications sont boudées en France, où quelques “vigilants”, appartenant au club des “discoureurs sur les droits de l’homme” ou des “Pangloss de la rhétorique nombrilique” (dixit Cornelius Castoriadis), barrent la route aux savoirs historiques nouveaux, sous prétexte qu’ils ressusciteraient une certaine horreur. Les racines de l’Europe sont grecques-homériques, romaines, arthuriennes. Elles englobent l’amour courtois, où la polarité du masculin et du féminin sont bien mises en exergue, où Mars et Vénus s’enlacent. Nous verrons comment la revalorisation du féminin dans notre imaginaire et dans nos traditions est un élément cardinal de la vision d’Europe de Venner.

    Le siècle de 1914

    Le siècle de 1914 commence par déplorer la disparition d’un “monde d’avant”, où les linéaments exposés dans Histoire et tradition des Européens étaient encore vivants, notamment dans l’espace de la monarchie austro-hongroise. S’ensuit une critique serrée, mais non incantatoire comme celle des “vigilants”, du bolchevisme, du fascisme italien et du national-socialisme hitlérien : une critique bien plus incisive que les proclamations, déclamations, incantations, vitupérations des anti-fascistes auto-proclamées qui hurlent leurs schémas et leurs bricolages à qui mieux mieux et sans interruption depuis septante ans, depuis que le loup a été tué. Cette critique lucide, sobre, équilibrée et dépourvue d’hystérie est récurrente — il faut le rappeler — depuis Pour une critique positive ; elle est suivie d’une apologie retenue mais irréfutable de la figure de l’idéaliste espagnol José Antonio Primo de Rivera, dont les idées généreuses et pures se seraient, dit Venner, fracassées contre “le granit du pragmatisme”. La mort tragique et précoce de ce jeune avocat l’a préservé de “toute souillure” : il reste un modèle pour ceux qui veulent et qui voudront nettoyer la Cité de ses corruptions.

    Un différentialisme dérivé de Claude Lévi-Strauss

    Le portrait de “l’Europe en dormition”, proposée par Venner dans le dixième et dernier chapitre du Siècle de 1914 est un appel à l’action : il énumère, avec la clarté des moralistes français du “Grand Siècle”, tant admirés par Nietzsche, les travers de l’Europe sous la tutelle des États-Unis, du libéralisme déchaîné (surtout depuis la disparition du Rideau de Fer), des oligarchies liées à la “Super-classe”. Venner se réfère à Heidegger, pour la critique du technocratisme propre aux matérialismes communiste et libéral, et justifie son “différentialisme”, son “ethno-différentialisme”, en se référant à la seule source valable pour étayer une telle option politico-philosophique : l’œuvre de Claude Lévi-Strauss. Nous mesurons, en lisant ces lignes de Venner, toute la perfidie et la mauvaise foi des critiques ineptes, prononcées par les “Vigilants” à l’encontre de cet aspect particulier du discours des “nouvelles droites”, qui n’a jamais puisé dans le corpus hitlérien — que Venner soumet, pour son racisme et son antisémitisme, à une critique dépourvue de toute ambigüité — mais chez ce philosophe et ethnologue d’origine israélite, qui mettait très bien en exergue les limites de la pensée progressiste. Venner rappelait aussi la trajectoire très personnelle de Victor Segalen (1878-1919), explorateur des “exotismes” qui avait écrit : « Ne nous flattons pas d’assimiler les mœurs, les races, les nations, les autres ; mais au contraire réjouissons-nous de ne le pouvoir jamais » (cité par Venner, p. 389). Apparemment, la triste “intellectuelle” du misérable club des “Vigilants”, qui a agité, sur internet, dans un essai aux allures soi-disant “savantes” mais à la “sagacité” plus que bancale, le spectre d’un Venner “rénovateur du racisme” dans les jours qui ont immédiatement suivi son suicide n’a jamais lu ce deuxième ouvrage testamentaire de Venner, Le siècle de 1914. Venner, et nous tous, avons des adversaires qui ne nous lisent pas, qui affirment péremptoirement leurs lubies, avec la complicité d’un pouvoir aux abois et de ses nouvelles militantes stipendiées, les “femens”.

    La quintessence d’Histoire et tradition des Européens et du Siècle de 1914 paraissait et transparaissait dans les éditoriaux des revues historiques de Venner, que traduisait, avec diligence, dévouement et respect, l’ami américain Greg Johnson, permettant au monde entier de lire le futur suicidé de Notre-Dame dans la “koiné” globale, dont il maîtrise avec une belle élégance toutes les nuances, très éloignées du sabir “basic” qui sert de lingua franca à tous les technocrates de la planète. Venner a trouvé le traducteur qu’il mérite et l’éditeur qui, j’espère, compilera bientôt les meilleures traductions de ses éditoriaux en un volume.

    21 mai 2013

    Reste à tenter d’expliquer le geste de Dominique Venner en cet après-midi du 21 mai 2013. À mon retour du boulot, où une “Vigilante” particulièrement bête venait de monter une cabale contre moi, et après un bref détour à la librairie italienne du Quartier Schuman (où je devais me trouver quand Venner a appuyé sur la détente de son pistolet de Herstal, lieu d’origine des Pippinides), j’apprends en ouvrant mon ordinateur le suicide de Dominique Venner devant le maître-autel de Notre-Dame de Paris. Je ne vais pas cacher, ici, que j’étais d’abord très perplexe. Mais non étonné. Je connaissais les lignes de Venner sur les stoïques, qui quittent la vie sans regret quand ils ne peuvent plus œuvrer dans la dignitas qu’ils se sont imposée, quand ils ne peuvent plus servir l’Empire comme ils le voudraient. Je savais aussi Venner guetté par la maladie : un de ses éditoriaux récents l’évoquait. Certaines photos trahissaient la présence sournoise d’une pathologie tenace. Ma perplexité était suscitée par le lieu : pourquoi Notre-Dame, pourquoi le chœur de la Cathédrale de Paris ? Pourquoi pas Chartres, Château-Gaillard, Montségur ? Dans sa dernière lettre, Venner écrivait : « C’est un endroit que j’admire et que je respecte ». Ces mots voilaient évidemment un sens précis. Notre-Dame est construite sur le site d’un temple romain de Lutèce, temple probablement bâti sur un sanctuaire gaulois antérieur. C’est donc là, dans la sacralité celtique la plus ancienne du lieu où Venner a vu le jour en 1935, que devait résider l’énigme.

    J’ai réfléchi et me suis rappelé d’un ouvrage de la série des Voyages d’Alix de Jacques Martin et de son collaborateur Vincent Henin, consacré à la Lutèce romaine. Aux pages 52 et 53 de cet ouvrage destiné principalement aux amoureux de la culture classique et aux latinistes — Martin a pris le relais, en quelque sorte, de Jérôme Carcopino en pubiant cette admirable série chez Casterman — nous trouvons 4 illustrations du “Pilier des Nautes”, une pour chacun de ses côtés. Martin et Henin rappellent que ce “Pilier des Nautes” a été découvert en 1711, exactement sous le chœur de Notre-Dame. Probablement surmonté d’une statue de Jupiter impérial, cette colonne montrait sur sa face antérieure le dieu celtique Cernunnos, Iovis (= Jupiter) et un couple divin, Mars et Minerve (ou la déesse celtique Boudana). Sur les autres faces, on trouve des représentations de Smertios, Esus, Tarvos Trigaranus (le taureau flanqué de 3 grues), Castor, Pollux et Vulcain, de même qu’un autre couple divin, Mercure et Rosmerta, puis, à la base, des divinités féminines : Junon, Fortuna, Vénus et une figure mythologique non identifiée. C’est évidemment la présence, au-dessus de Iovis, de Cernunnos qui m’interpelle.

    Cernunnos, dieu à ramure de cervidé

    Dans leur magnifique lexique de mythologie celtique, Sylvia et Paul F. Botheroyd mettent fort bien en évidence l’importance de Cernunnos, le dieu à la ramure de cervidé. On sait que Venner vouait un culte discret au Cerf et ornait la page d’accueil de son blog d’une belle image-silhouette de grand cerf. On sait aussi le grand intérêt que portait Venner à la vénerie. Cernunnos est un dieu campé comme celtique mais, disent Sylvia et Paul F. Botheroyd, on en trouve des représentations de l’Irlande à la Roumanie, toujours affublé d’une ramure et d’une torque et accompagné de serpents. Il est donc un dieu ancien de la très vieille Europe proto-historique. On l’appelle aussi le “dieu cornu” mais si “ker” est un terme indo-européen pour désigner les cornes animales, il désigne aussi les forces vitales, celles de la croissance. Il agit d’un lieu souterrain, d’un autre monde enfoui dans la Terre-Mère : il y accueille les morts et, chaque fois qu’un défunt se présente, Cernunnos libère de l’énergie vitale avec l’aide de la Déesse-Mère et lui donne une nouvelle forme. Il est aussi le dieu qui fait monter la sève dans les plantes, qui incite la volonté de reproduction des êtres. Il est donc un dieu de la Vie au sens le plus large.

    Une gravure rupestre du Val Camonica en Italie alpine représente le “Cornu” avec un sexe en forme de long serpent qui unit ce dieu dispensateur de Vie à la Déesse-Mère : il unit donc principe masculin et principe féminin, comme le bas du “Pilier des Nautes” représente, lui aussi, des couples divins. Le Cernunnos de Val Camonica, et tous les dieux cornus de la très vieille Europe, symbolise l’éternelle victoire de la Vie sur la mort. Il est, écrit Yann Brekilien dans La mythologie celtique (Jean Picollec, 1981), « l’époux de la Déesse-Mère, le principe masculin fécondant, le Verbe créateur » (p. 97). Mais, toujours pour Brekilien, « la matière trahit la force spirituelle qui l’a fécondée et se soumet à la destruction, jusqu’à ce que recommence le cycle » (ibid.). En tant que force spirituelle, Cernunnos est un “dieu de nature ignée” (cf. Myriam Philibert, De Karnunos au roi Arthur, Rocher, 2007). Alliance donc du feu sacré, de l’esprit, du monde souterrain où se recrée la Vie, épousailles permanentes avec la Terre Mère : telle est la sacralité profonde du sol sous le chœur de Notre-Dame de Paris, où se dressait, dès le règne de l’Empereur Tibère, le “Pilier des Nautes”. Pour Venner, c’était là, et là seul pour un natif de Paris, qu’il fallait aller offrir sa vie, son enveloppe charnelle, pour que le principe vital de Cernunnos la transforme en nouvelle énergie, plus puissante encore.

    Montée de l’insignifiance

    Au moment où la France du Président Hollande enfreint les règles traditionnelles du mariage, édictées par l’Empereur Auguste sur base des vieilles traditions romaines, les bases du “Pilier des Nautes”, avec ses couples divins hétérosexuels, étaient ébranlées. La Cité frappée à la base même de ses facultés reproductrices, engendrant potentiellement un “collapsus démographique” (Chaunu) plus accéléré et plus nocif que jamais… Sur fond d’une trivialité sociale en apparence sans remède : ce n’est pas seulement une idée ancrée dans la “droite” où l’on fourre un peu vite Dominique Venner, quand on l’évoque dans les salons des terribles simplificateurs. Constatons le même refus et le même dégoût chez des auteurs contemporains de la publication de Cœur rebelle (1994). Cornelius Castoriadis a fustigé la “montée de l’insignifiance” : « il ne peut pas y avoir d’‘autonomie’ individuelle s’il n’y a pas d’autonomie collective, ni de ‘création de sens’ pour sa vie par chaque individu qui ne s’inscrive dans le cadre d’une création collective de significations. Et c’est l’infinie platitude de ces significations dans l’Occident contemporain qui conditionne son incapacité d’exercer une influence » (La montée de l’insignifiance, Seuil-Points, n°565, 1996). Langage qui revendique le retour des identités collectives, tout simplement sans citer le terme “identité”. Gilles Châtelet est encore plus virulent dans les critiques qu’il consigne dans Vivre et penser comme des porcs (Folio-Actuel, n°73, 1998). Jacques Ellul fustige la transformation du politique en illusion, où « le peuple ne contrôle plus rien que des hommes politiques sans pouvoir réel » (L’illusion politique, Table Ronde, 2004, 3ème éd.).

    Au-delà des étiquettes de droite ou de gauche, Venner — comme d’autres, innombrables, mais non élèves respectueux de Sénèque et des stoïques — constate l’enlisement général de nos sociétés, affligées de cette viscosité qui empêche toute transmission (Chaunu). Il n’est plus possible de vivre selon les règles et les rites de la dignitas romaine. Mais Venner, déçu jusqu’aux tréfonds de son âme, n’est pas un fataliste : il offre à Cernunnos sa vie pour qu’il insuffle une charge vitale plus forte encore que la sienne dans ce magma poisseux, en espérant qu’un cycle nouveau s’enclenche. Ce cycle, ce sont ses lecteurs, ses élèves qui devront l’animer avec la même constance et la même fidélité que lui.

    La disparition de Venner est une disparition de plus pour nous. La génération fondatrice disparaît : celle du “grand refus” dans l’Europe qui a chaviré dans l’indolence et le consumérisme. Son heure est venue. Venner, homme libre, n’a fait que devancer la Grande Faucheuse, qui a emporté Mohler, Tommissen, Dun, Rauti, Mabire, Schrenck-Notzing, Kaltenbrunner, Parvulesco, Thiriart, Locchi, Romualdi, Fernandez de la Mora, Willms, Eemans, Bowden (à 49 ans seulement !), Valla, Debay, Varenne, Freund, et bien d’autres… La première tâche est de faire lire les livres dont j’ai tenté, vaille que vaille, d’esquisser l’essentiel dans cet hommage à Venner. Ensuite, il me paraît impératif de sauver à tout prix la Nouvelle revue d’histoire. En mars 2006, nous avions perdu un guide précieux, un excellent professeur de lettres, en la personne de Jean Mabire : nul, à mon immense regret, n’a pu reprendre le travail hebdomadaire du lansquenet normand, celui de fabriquer une fiche synthétique sur un écrivain oublié et important. Qui reprendra la Nouvelle revue d’histoire ? Philippe Conrad, le plus apte à en perpétuer l’esprit ? Quel que soit l’officier qui prendra le poste de Venner, à la proue du meilleur navire de la mouvance, je lui souhaite le meilleur vent, longue course.

    J’écoutais, à côté d’Yvan Blot, la fille de Jean van der Taelen prononcer quelques paroles lors des obsèques de son père à l’Abbaye de la Cambre à Ixelles : elle nous demandait de lui parler comme s’il était dans la pièce d’à côté, séparé seulement par une maigre cloison, de lui poser les questions qu’on lui aurait posées de son vivant. Pour Venner, je dirai ceci, dans le même esprit, et je souhaite que tous les amis fassent de même ; quand j’écrirai une phrase sur un thème cher à Venner, sur une position que je prendrai, sur une innovation sur l’échiquier international, je lui poserai la question : “Qu’en pensez-vous ?”. De même qu’en penseraient Locchi, Mohler, Schrenck-Notzing, Mabire, etc. ? Meilleure façon d’assurer l’immortalité de nos défunts.

    ► Robert Steuckers, mai 2013.

     

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    VennerDominique Venner : le sacrifice…

    Il y a un peu plus de 20 ans, paraissait le premier numéro de la revue Enquête sur l'Histoire créée par Dominique Venner et consacré à "40 siècles d'identité française". Dans son éditorial, il évoquait la corbeille d'un chapiteau de la basilique Saint-Andoche de Saulieu décorée d'un feuillage stylisé et qui était présentée aux visiteurs comme révélant une influence orientale… comme si chez un tailleur de pierre bourguignon du XIIe siècle n'avait pu germer l'idée de sculpter des branchages d'aulne pour agrémenter un chapiteau. Dominique Venner n'a eu de cesse de dénoncer la supercherie idéologique qui — par le biais d'une Histoire officielle manipulée — entend faire accroire que la civilisation européenne n'a pu s'épanouir que sur les modèles et par les apports de civilisations exotiques.

    Notre camarade s'est fait le chantre de notre mémoire historique et l'ardent défenseur de notre identité civilisationnelle européenne qui est d'un âge immense comme l'a écrit Carl Jung. Une civilisation pluri-millénaire qui s'est enrichie des apports, non du judéo-christianisme, mais du catholicisme romain et de l'orthodoxie grecque devenus les plus païennes des sectes chrétiennes. Une civilisation à la beauté créatrice, à la force conquérante et à l'incomparable grandeur qui s'est perpétuée sans rupture radicale pendant des millénaires et qui est aujourd'hui menacée tant par l'invasion migratoire allogène que par les dérives idéologiques des collabos d'un Système mondialiste acharné à détruire les peuples et les nations.

    C'est face à l'autel de la cathédrale Notre-Dame de Paris, là ou se dressait celui de Jupiter dans la Lutèce gallo-romaine [Pilier des Nautes], que notre camarade Dominique Venner a choisi de s'immoler. Ce fut là peut-être un pied de nez aux enchasublés modernistes qui pervertissent et trahissent la foi de leurs ancêtres, ce fut là certainement un sacrifice exemplaire pour réveiller nos frères de peuple. Avant de partir rejoindre les dieux — et comme ont dit si bien Carl Lang et  Pierre Vial — Dominique Venner a sonné le tocsin : l'alerte est donnée, il nous reste maintenant à trompetter le boute-selle et le sonne-tambour. Le sacrifice de Dominique Venner est un appel au combat !

    ► Yves Darchicourt. [source]

     

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    Venner

    « Reviens en toi-même et regarde : si tu ne vois pas encore la beauté en toi, fais comme le sculpteur d’une statue… Comme lui, enlève le superflu, redresse ce qui est oblique, nettoie ce qui est sombre …, et ne cesse pas de sculpter ta propre statue…

    Es-tu tout entier une lumière véritable, non pas une lumière de dimension ou de forme mesurables …, mais une lumière absolument sans mesure, parce qu’elle est supérieure à toute mesure et à toute quantité ? Te vois-tu dans cet état ? Tu es alors devenu une vision ; aie confiance en toi ; même en restant ici, tu as monté ; et tu n’as pas plus besoin de guide ; fixe ton regard et vois. »

    Plotin, Ennéades, I, VI

    Venner

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