• d09fd010.jpgSur l’œuvre de Pitirim Sorokin

    Le philosophe traditionaliste, le sociologue et historien Pitirim Alexandrovitch Sorokin est né dans le nord de la Russie, trois décennies avant le déclenchement de la révolution bolchevique. Il avait étudié principalement à l’Université de Saint Pétersbourg, dont il reçut le titre de docteur en sociologie en 1922. Pendant que les événements de la révolution connaissaient leur apogée, et que la guerre civile s’ensuivit, il s’opposa aux communistes et s’engagea dans diverses activités contre-révolutionnaires, ce qui conduisit à son emprisonnement et à sa condamnation à mort par un tribunal rouge.

    La condamnation à mort de Sorokin fut annulée par Lénine qui, spéculent certains, voulait se montrer magnanime. Lénine, effectivement, écrivit un article dans la Pravda, pour se vanter d’avoir sauvé la vie du jeune intellectuel. Sorokin, toutefois, ne cessa pas de critiquer ouvertement le régime, ce qui l’amena au bannissement. Après un bref séjour à Prague à la fin de l’année 1923, il partit pour l’Amérique où on lui offrit un poste de professeur à l’Université du Minnesota. Fait citoyen américain en 1930, il accepte, la même année, l’invitation à devenir le premier professeur et président du Département de Sociologie de l’Université d’Harvard. Il y restera jusqu’à sa mort en 1968.

    La philosophie de l’histoire de Sorokin se révéla pour la première fois, sous une forme complète, dans son plus grand ouvrage, Social and Cultural Dynamics, dont trois volumes furent publiés en 1937 ; le quatrième et dernier ne paraissant qu’en 1941. Cet énorme ouvrage représente un travail de 10 années et comporte plus de 3.000 pages. Sorokin récapitula l’entièreté de sa vision du monde en 1941 dans une série de conférences tenues au Lowell Institute du Massachusetts puis publiées sous la forme d’un livre portant pour titre : The Crisis of our Age.

    Le modèle historique suggéré par Sorokin n’est pas aussi sombre que celui que nous ont suggéré d’autres théoriciens du XXe siècle, dont le plus connu d’entre eux, Oswald Spengler. Sorokin rejette la notion des « cycles de vie organiques » des cultures ; pour lui, celles-ci ne passent pas par des stades successifs. « Ma thèse a peu de choses en commun avec les théories finalement très anciennes du cycle vital des cultures et des sociétés, avec les stades de l’enfance, de la maturité, de la sénilité et du déclin », écrivait-il. « Nous pouvons les laisser aux sages de l’antiquité et à leurs épigones modernes ».

    Pourtant Sorokin rejette tout aussi nettement les idées véhiculées par les optimistes invétérés qui croient à l’amélioration des conditions de vie de l’humanité, ou, en d’autres mots, au “progrès”, lequel serait automatiquement garanti pour l’avenir immédiat voire pour le long terme. Sorokin avait des mots moqueurs pour décrire le type de société que voulaient faire advenir les progressistes : « cloud-cuckoo land of the after-dinner imagination » (soit : « les rêves nébuleux de l’imagination après dîner », ce qui ne rend pas entièrement la saveur de l’expression anglaise « cloud-cuckoo land »). Il poursuivait en disant que cette idéologie « avait été créée, dans sa forme spécifique et actuelle, pendant la seconde moitié du XIXe siècle », étant « l’une de ces bulles de savon avec lesquelles l’Europe victorienne, satisfaite d’elle-même, aimait s’amuser ». Pour Sorokin, le futur à long terme recèle d’immenses espoirs. La difficulté, pour ceux qui vivent au XXe siècle, c’est d’affronter le court terme, comme nous allons le voir.

    Dans Social and Cultural Dynamics, Sorokin écrit que les cultures civilisées n’entrent pas par elles-mêmes en déclin mais oscillent plutôt entre diverses phases culturelles. La première de celles-ci est, selon notre auteur, la phase « ideational » (idéationnelle). La seconde est la phase « sensate » (sensorielle). La troisième phase est un mélange équilibré des 2 premières, que Sorokin nomme « idealistic » ou « mixed » (« idéalistique » ou « mélangée »). Ces phases durent quelques centaines d’années, période durant laquelle une perspective culturelle unique et totalement intégrée, ou un « super-système » pour emprunter le vocabulaire de Sorokin, en arrive à dominer les arts, la littérature, la musique, la philosophie, la religion, les sciences, le mode de gouvernement, etc. Il faut bien comprendre que, dans le système de Sorokin, les formes idéationnelles et « sensates » de la culture sont en opposition radicale l’une envers l’autre.

    La phase idéationnelle trouve un exemple paradigmatique dans le type de culture que l’on trouvait en Europe occidentale au moyen âge ou dans l’Empire byzantin, plus ou moins entre le règne de Théodose le Grand et la conquête turque de 1453, ou encore dans la Russie pré-pétrinienne. Cette phase se caractérise par une vision de la réalité qui met l’accent en premier lieu sur les vérités spirituelles. Cela ne signifie évidemment pas que les hommes qui vivent à une époque dominée par une culture idéationnelle se désintéressent totalement des choses matérielles, qu’ils n’achètent ni ne vendent ni n’accumulent de la richesse. Sorokin veut dire, plus simplement, que la plupart des hommes, dans une telle société, perçoivent la réalité spirituelle comme le souci dominant de leur existence. Sorokin écrit que la plupart des hommes, dans ces phases, ne fuient pas nécessairement le monde, « mais s’efforcent de l’amener à Dieu », c’est-à-dire de transformer le monde et de le réformer en accord avec des valeurs idéationnelles ou spirituelles. La culture idéationnelle est fortement ascétique, en même tant que spiritualisée, ce qui entraîne que son mode de pensée « facilite le contrôle de l’homme sur lui-même ».

    La seconde phase est celle qualifiée de « sensate », soit la phase que traverse la civilisation européenne depuis les cinq ou six derniers siècles, selon Sorokin. Par contraste avec la culture idéationnelle, la culture « sensate » perçoit l’accomplissement des besoins physiques comme le but de l’existence. Pour utiliser les termes mêmes de Sorokin, ce type de culture ne « voit la réalité que par ce qui, en elle, se présente aux organes sensoriels ; ce type de culture ne cherche aucune réalité “supra-sensorielle”, c’est-à-dire spirituelle, et ne croit en aucune réalité de cette nature ». Par suite, du point de vue de toute culture « sensate », « la vérité ou la foi chrétienne, la révélation et Dieu — en fait toute la religion et la mouvance chrétiennes — ne pouvaient apparaître comme d’autres choses que des absurdités et des superstitions ». Pendant une ère « sensate », même les personnalités qui ont des croyances spirituelles, cherchent à adapter les devoirs induits par la spiritualité à leurs besoins et désirs matériels, au lieu du contraire. Tandis que toute culture de type idéationnel s’efforce d’aider l’homme à se contrôler, comme nous venons de le dire, « la mentalité “sensate” mène au contrôle par l’homme du monde extérieur », ou, au moins, cherche à réaliser un programme de ce genre.

    Il apparaît clairement, de ce fait, que la phase « sensate » ouvre une ère où le matérialisme et le commercialisme sont triomphants. Qui plus est, tandis que la société idéationnelle est intrinsèquement conservatrice et favorise la permanence, cherchant à asseoir un système de valeurs immuable et absolu, toute société « sensate » se vante de procéder à des changements constants. Son système de valeurs tend à être utilitaire, comme il se doit dans une société soumise à des flux constants. Résumant la distinction entre les formes idéationnelles et « sensates » de la culture, Sorokin observe que l’homme relevant d’une culture idéationnelle « spiritualise ce qui lui est extérieur, même le monde inorganique », tandis que l’homme relevant d’une culture « sensate » va inévitablement « tout mécaniser et matérialiser, y compris son propre moi spirituel et immatériel ».

    S’approchant de la fin de l’ère « sensate », selon la théorie énoncée par Sorokin, la civilisation est entrée dans une période de transition, dans laquelle tout ce que représente la culture « sensate » entre dans un état avancé de décadence. Sorokin écrit que nous sommes coincés désormais entre deux grandes époques :

    « … entre la culture “sensate” de notre magnifique passé qui se meurt et la culture idéationnelle à venir d’un futur créateur. Nous vivons, pensons et agissons à la fin d’une brillante ère “sensate” qui a duré 600 ans. Les rayons obliques du soleil continuent à illuminer la gloire d’une époque qui passe, mais les lumières s’évanouissent et, dans les ombres qui se creusent, il est de plus en plus difficile d’y voir clair et de nous orienter, car nous sommes plongés dans les confusions du crépuscule. La nuit de la période de transition s’avance, imminente, devant nous et devant les générations montantes… ».

    Sorokin avance l’argument suivant : la société moderne est dans une phase de transition, se situant entre la fin d’une époque et le commencement d’une autre, tandis que les fondements et les structures de notre système culturel de valeurs entrent en décomposition. Les gens ne sont plus convaincus, observe-t-il, que les lendemains seront « plus grands et bien meilleurs » ; les gens ne croient plus davantage à la « marche du progrès » qui ne s’arrêtera jamais et qui nous apportera la paix, la sécurité et la prospérité. La société « sensate » se désintègre et les symptômes de cette déliquescence sont légion.

    L’esprit qui se dégage de l’art, de la musique et de la littérature contemporaines, écrit Sorokin, « se focalise sur les morgues des centrales de police, sur les repères de criminels, sur les organes sexuels et s’intéresse principalement à tout ce qui relève des caniveaux et égouts de la société », car il n’y a plus d’idéaux vivants pour l’inspirer. Les principes de l’éthique et du droit s’effondrent sous nos yeux, jetant dans une effroyable confusion mentale et morale les hommes de gouvernement et les juges des tribunaux, et même l’immense masse des gens, si bien que tous perdent la capacité de distinguer clairement entre le bien et le mal, entre les choses qui renforcent les liens qui maintiennent la société dans la cohérence et la sécurité et, par ailleurs, les choses qui contribuent à sa dissolution. Tandis que la criminalité atteint des sommets inouïs, les tribunaux sont de plus en plus obsédés par les soi-disant droits des criminels et des psychopathes, tandis que les droits des citoyens ordinaires, obéissant aux lois, sont traités avec mépris et foulés aux pieds. Pire : l’humanité et le propre de l’homme sont niés. Au lieu de le poser comme une créature créée à l’image et à la ressemblance de Dieu, on définit désormais l’homme, remarque Sorokin, comme « un organisme animal, un ensemble de réflexes mécaniques, une variante dans les relations stimuli / réponses, ou, pour la psychanalyse, comme un “sac” plein de libido physiologique ».

    Tout naturellement, dans une société où “tout va et vient” et où rien n’est plus ni stable ni solide, les crises s’accumulent, touchant toute chose et chacun.

    « Allons-nous dès lors nous étonner — dit Sorokin — que, même si beaucoup ne saisissent pas clairement ce qui se passe, ils aient au moins un vague sentiment que l’enjeu n’est pas simplement la “prospérité” ou la “démocratie”, ou un concept semblable, mais quelque chose qui implique l’ensemble de la culture “sensate” contemporaine, la société qu’elle génère et les hommes qu’elle détermine ? Si cette masse d’hommes ne comprend pas les enjeux par analyse intellectuelle, elle ressent, avec acuité, qu’elle se trouve douloureusement coincée dans les mâchoires que constituent les vicissitudes de notre temps, que ces hommes soient rois ou manouvriers ».

    Sorokin était un homme à l’intelligence extrême et complexe, une personnalité indépendante. Bien qu’on ne puisse pas l’étiqueter comme un « homme de droite » au sens habituel du terme, car toutes les assertions qu’il a émises ne correspondent pas à ce label, on ne peut pas non plus nier son conservatisme intrinsèque sur bien des plans, notamment dans les questions sociales. Entre autres choses, il était bien sûr un adversaire farouche du communisme ; il se méfiait de toutes les idéologies (qu’il considérait comme des schématisations outrancières ou des mutilations mentales dignes de celles infligées sur le lit de Procuste) ; il était atterré en constatant la putréfaction morale qu’il voyait se répandre si rapidement dans la société.

    On ne sera pas surpris en apprenant que Sorokin, jadis loué comme le sociologue le plus publié du monde, ait été jeté aux oubliettes après les années 60. D’abord, comme le note le théologien conservateur Harold O. J. Brown, le traditionalisme social très prononcé de Sorokin provoque l’anathème, aujourd’hui, dans les rangs de l’établissement contemporain. Brown écrit que Sorokin « est bien oublié dans la grande université où il passa les 4 dernières décennies de sa vie ; c’est sans nul doute parce qu’il avait essentiellement mis l’accent sur les valeurs et qu’il avait méprisé la corruption ; aujourd’hui, de telles attitudes sont passées de mode en politique et donc elles ne sont plus de mise en ces lieux ».

    Ensuite, la vision que cultivait Sorokin du but que devait s’assigner la sociologie était traditionaliste, ce qui est hautement suspect de nos jours. Russell Kirk écrivit, voici quelques années, que « les behavioristes les plus typiques rejettent les convictions éthiques de Sorokin (convictions basées sur la Règle d’Or) et nient l’existence même de “valeurs” et de “normes” permanentes. Sorokin lui-même était consterné de voir son corpus ainsi rejeté ; amer, il a averti la communauté de ses pairs que de telles positions ne pourraient conduire la sociologie que dans des impasses :

    « En dépit de l’admiration narcissique que nous vouons à nous-mêmes, en dépit des énergies et des fonds énormes que l’on dépense en recherches statistiques et pseudo-mathématiques, les réalisations de la sociologie moderne sont demeurées singulièrement modestes ; de manière inattendue, elle est restée fort stérile et ses déductions fausses particulièrement abondantes ».

    Un certain nombre d’ouvrages de Sorokin sont toujours édités et disponibles auprès de maisons d’édition américaines. Les plus importants et les plus pertinents pour comprendre les crises qui bouleversent aujourd’hui la civilisation européenne demeurent : Social and Cultural Dynamics et The Crisis of Our Age. Dans cette période de ressac, d’abandon et de chute que connaît l’Occident de nos jours, il me paraît fort important de relire l’exposé de ces idées puissantes contenues dans ces ouvrages brillantissimes.

    ► RP James Thornton, The New American n°21 vol. 9, oct. 1993, pp. 23-9. (tr. fr. : RS)

    • Le Père James Thornton est responsable de la revue Orthodox Tradition. Son article (intitulé « Pitirim A. Sorokin : Prophet of Western Decline and Restoration ») a été repris et augmenté dans sa monographie : Pitirim Sorokin : Prophet of Spiritual Renewal, Center for Traditionalist Orthodox Studies, 1994, 35 p.

    [version portugaise]

    ◘ Ouvrages de Pitirim Sorokin : 

    • The American Sex Revolution, 1956 [cf. « Tearing apart our moral fabric », J. Thornton, in : The New American n°7 / vol. 10, avril 1994] 
    • Contemporary Sociological Theories, 1928
    • The Crisis of Our Age : The Social and Cultural Outlook, 1941
    • Social and Cultural Dynamics, 1937-41
    • Social and Cultural Mobility, 1927 
    • Social Philosophies of an Age of Crisis, 1950 
    • Society, Culture, and Personality : Their Structure and Dynamics, 1947 
    • Sociological Theories of Today, 1966
    • Tendances et déboires de la sociologie contemporaine, 1959


     

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    Conceptions organiques et conceptions systématiques de l’Histoire

    Les historiens du XXe siècle qui enregistrent le plus de succès sont des organicistes, c’est-à-dire des adeptes de la méthode organique : des géants de perspicacité comme Oswald Spengler ou Toynbee, dont les itinéraires polymathiques dans l’Histoire nous permettent de prévoir ce que nous réserve l’avenir. Leurs ouvrages semblent refléter un rythme diastolique et systolique, impliquant que les civilisations vivent et meurent presque de la même manière que les hommes qui y participent. D’autres philosophes de l’Histoire, dont certains ne sont pas très connus, ont un point de vue inorganique. Comme les organicistes, ils pensent que nous sommes dans une dangereuse période de décadence ou de transition mais ils systématisent au lieu de “biologiser”.

    Puisque très peu de personnes ont vraiment le temps ou les ressources intellectuelles nécessaires pour se frayer un chemin à travers les volumes épais et lestés de notes, écrits par ces philosophes de l’Histoire contemporaine, Pitirim Sorokin nous donne l’essentiel de leurs principaux ouvrages dans un grand livre très négligé, intitulé Modern Historical and Social Philosophies (Philosophies historiques et sociales modernes). Sorokin fut un jeune apparatchik du premier gouvernement bolchevique. Il quitta les Rouges, passa aux Blancs pour ensuite se réfugier aux États-Unis, au début des années vingt. Son érudition incomparable et son enthousiasme pour l’analyse à grande échelle firent de lui, très vite, un des sociologues les plus en vue. Il fonda le département de sociologie à Harvard en 1930 et fut l’auteur d’une quantité d’ouvrages devenus classiques en sociologie moderne. Il est mort en 1968, à l’âge de 79 ans.

    Danilevsky

    Sorokin commence son étude encyclopédique par un chapitre consacré à Nikolaï Danilevsky (1822-1885), dont les théories sur l’Histoire appartiennent plutôt au XXe qu’au XIXe. Son œuvre monumentale, publiée en 1871 et intitulée, La Russie et l’Europe, nous fait penser à un brouillon du Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler. Cet ouvrage ne fut traduit en allemand qu’en 1920, alors que Spengler avait déjà écrit la première édition de son livre ; il y eut une traduction française, abrégée, en 1890.

    Danilevsky était panslaviste et pensait qu’il existait un gouffre insurmontable entre la Russie et le reste de l’Europe. Pour soutenir cette thèse, il entreprit une analyse panoramique de l’Histoire du monde et découvrit douze catégories complètes de civilisations. Il appela certaines de ces civilisations positives et d’autres, transmissibles. Toutes ont vécu une vie complète, à l’exception des civilisations mexicaine et péruvienne qui furent assassinées par les Espagnols, avant que leur temps ne se soit accompli. Certains peuples, comme les Huns, les Mongols et les Turcs ne furent pas “civilisés”, à proprement dit, mais sont plutôt à décrire comme des agents négatifs de l’Histoire.

    Danilevsky reconnaissait la race comme facteur tant pour la formation de la civilisation que pour les processus variés de colonisation, de greffe et de fécondation, par lesquels les civilisations se diffusent. Il étudie en détail les périodes d’épanouissement des douze civilisations, phases comparativement courtes, qui épuisent la puissance créatrice de chacune d’elle et qui ne se répètent pas. Dans son épanouissement, une civilisation produit une et une seule valeur caractéristique : c’est la beauté chez les Grecs, la religion chez les Sémites, le droit les Romains, la science chez les Occidentaux.

    Nikolaï Danilevsky préfigure directement Spengler lorsqu’il dit que, non seulement les arts mais aussi les sciences portent l’empreinte caractéristique de la civilisation qui les produit. Il explique le caractère anglais comme un mélange d’anarchie guerrière (telle que la conçoit Hobbes), de compétition non-réglée (Adam Smith) et de lutte darwinienne pour la vie.

    En ce qui concerne les cycles historiques, il dit que l’Europe occidentale est en chute libre, alors que les civilisations slaves montent. Il désigne la civilisation européenne ou germano-romaine comme une double civilisation, se spécialisant à la fois dans les domaines politique et scientifique. Il prédit que l’empire russo-slave, qui émerge, sera une triple ou quadruple civilisation créative dans les domaines de la religion, de la science, de la politique et de l’économie, mais avec l’accent sur cette dernière.

    En outre, Danilevsky prévoyait une attaque européenne contre la Russie ; ses admirateurs soviétiques prétendent qu’il s’agit de l’assaut de 1941 par la Wehrmacht, ses alliés et ses nombreuses divisions de volontaires non allemands. Somme toute, si nous faisons abstraction du verbiage marxiste, il y a une similarité remarquable entre les points de vue de Danilevsky et la politique étrangère et intérieure actuelle de la Russie.

    Spengler

    Oswald Spengler, un obscur professeur de lycée, commença la rédaction de son célèbre ouvrage Der Untergang des Abendlandes en 1911 ; la première version n’a été publiée qu’en juillet 1918, à une époque particulièrement bien choisie, pour qu’un Allemand pessimiste introduise l’ouvrage devenu classique, du moins au point de vue occidental, du pessimisme historique. Il y a, chez lui, des ressemblances étonnantes avec Danilevsky, même si sa vision du monde “copernicienne” ne donne aucune priorité aux cultures occidentales ou classiques, ne leur témoigne aucun favoritisme.

    Alors que Danilevsky propose une liste de douze civilisations, Spengler n’en donne que huit. La Russie, qui subit déjà une pseudomorphose (1), offre la possibilité d’une neuvième. Spengler, tout comme Danilevsky, veut rayer le mot “Europe” des livres d’histoire. La séparation entre l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est se ressent le plus dans le domaine de la religion. L’Ouest a ou a eu la foi en un Dieu-père, tandis que les Russes conçoivent plutôt un Dieu fraternel et, à l’occasion, appellent le Christ frère.

    Bon nombre de lecteurs de Spengler diront que l’auteur du Déclin de l’Occident est autant poète qu’historien. L’image qu’il nous propose de l’Homme faustien, héros aux prises avec lui-même et avec Dieu, tout en errant dans l’espace illimité, n’est guère facile à oublier. Également poétiques sont les symboles fondamentaux : la pierre d’Égypte, la statue nue de la culture apollinienne ou grecque, la caverne de la culture arabe. On se rappellera aussi ses attaques nietzschéennes contre l’argent et contre la démocratie, rongée de l’intérieur par ses propres principes. En revanche, Spengler refuse de tenir compte des problèmes raciaux. Il dissocie la civilisation grecque de l’Antiquité des civilisations médiévales et modernes de l’Occident, malgré le commun dénominateur ethnique. En cela, Spengler n’ajoute aucune “profondeur”, aucune mystique à l’histoire de son propre peuple.

    Un autre grand symbole poétique, chez Spengler, est celui de la mort de la mégalopole occidentale où, pour paraphraser Sorokin, le seigneur du monde, l’homme européen, est en train de devenir l’esclave de la machine. La technologie et l’égalitarisme sont les symptômes aussi bien que les causes de notre rigor mortis prochaine, qui sera officialisée lorsque les Occidentaux se prépareront à vendre leurs âmes à un César. Il restera alors quelques libertés, mais les médias tueront toute idée originale, simplement en n’en parlant pas. Comme Sorokin l’explique, la signification de l’œuvre de Spengler se résume en une phrase : « À la place de l’État ou de la gabegie, il y aura un grand silence ».

    Toynbee

    Il est inutile, ici, de répéter les axiomes fondamentaux de la philosophie spenglérienne de l’Histoire. Il faudrait cent pages et les esprits avertis en connaissent déjà les principaux points. On pourrait décrire Toynbee comme l’élève “chrétien” de Spengler. Né en 1889, Toynbee avait certainement reçu une éducation classique aussi bonne, sinon meilleure, que Spengler, mais il avait des lacunes en mathématiques et en sciences. Il publia les six premiers volumes de son Study of History de 1934 à 1939 ; les autres volumes, avec une longue postface intitulée Reconsiderations, parurent après la Seconde Guerre mondiale.

    Les vingt et une civilisations, que recense Toynbee, sont aujourd’hui bien connues ainsi que ses théories de de challenge-and-response (défi et réponse), de rout-and-rally (défaite et ralliement), de withdrawal-and-return (retrait et retour), de prolétariats internes et externes, d’“apparentement et d’affiliation”, de schisme et de palingénèse. Ses critiques sévères envers l’État d’Israël (typiques des milieux diplomatiques britanniques) et envers ce qu’il appelait la culture juive fossilisée le rendirent impopulaire à Hollywood et à Harvard.

    La mort d’une civilisation s’explique par le déclin du pouvoir de la minorité créative, qui se transforme en une simple minorité dominante, que la majorité ne souhaite plus imiter. Les phases de la mort commencent à se manifester dans un État universel et suivent un modèle établi. Bien que l’étude de Toynbee repose sur une perception cyclique de l’Histoire, il donne à celle-ci la coloration eschatologique de la religion et semble croire à une fin de l’Histoire, de type hégélien, qui serait le Christianisme.

    Schubart

    Après avoir étudié l’œuvre de Toynbee (dont les travaux ont été vulgarisés en un condensé d’un volume et vendu à des centaines de milliers d’exemplaires), Sorokin aborde Walter Schubart, un penseur allemand très peu connu. Ce dernier ne partage pas l’avis de Spengler selon qui « les cultures sont des organismes et l’histoire universelle, leur biographie collective ». Le système de Schubart est basé sur quatre prototypes éternels (infinis et incommensurables), applicables aux cultures et aux personnalités et transcendant les frontières ethniques et nationales ; il s’agit de l’harmonieux, de l’héroïque, de l’esthétique et du messianique. À l’heure actuelle, nous sommes dans une période apocalyptique intermédiaire. C’est la géographie et non la race qui crée les différences chez l’homme ; “l’atmosphère du paysage” et “la spirale du paysage”, qui séparent les groupes les uns des autres, jouent des rôles également prépondérants. Ceux qui assument un rôle de premier plan, à chaque époque, sont ceux qui parviennent à exprimer, de la manière la plus complète, l’esprit du temps. La culture prométhéenne nordique, écrit Schubart, se meurt et sa place sera prise par une culture slave. La mission de la Russie est de sauver l’âme (de l’espèce humaine) pour la conduire au stade de l’Humanité.

    En raison de son opposition à la prolifération de biens matériels, qui condamne l’Occident à l’indécision, la Russie est le seul pays qui puisse… libérer l’Europe ! Quelque fois Schubart écrit comme un Saint-Jean-Baptiste qui prêcherait dans l’espoir d’annoncer un messie russe. On penserait, parfois, que ses écrits ont été partiellement rédigés par Dostoïevski ou Soljenitsyne. Il explique le conflit Est/Ouest, en affirmant que les Européens ne songent qu’à améliorer leur travail, alors que les Russes désirent le spiritualiser totalement. L’âme des Européens est pénétrée, dit Schubart, d’une peur et d’une angoisse primitives, celle du Russe de confiance. « Seul l’Homme Total russe, porteur d’une nouvelle solidarité, peut libérer l’humanité de l’individualisme du sur-homme et du collectivisme de masse du sous-homme ».

    Berdiaev

    Le deuxième russe, figurant sur la liste de Sorokin, est un systématiste, Nikolaï Berdiaev. Il fut un marxiste qui passa au mysticisme. Il mourut en France en 1948. Berdiaev diffère de la plupart des autres auteurs mentionnés par Sorokin, parce qu’il donne une autre définition de la culture ; celle-ci, pour Berdiaev, n’est pas le réalisation d’un nouveau mode de vie ni d’un nouveau type d’existence, mais la réalisation de nouvelles valeurs. Toutes les réalisations culturelles, écrit-il, sont, finalement, plus symboliques que réalistes. Présageant un avenir moins optimiste pour la Russie que Schubart, il affirme que les traditions culturelles ont toujours été faibles en Russie et que les Russes ont construit une civilisation plutôt laide. Les forces barbares ont toujours été fortes en eux. Et même leur volonté de transfiguration religieuse de la vie a été viciée par une propension maladive à la rêverie.

    Berdiaev, comme Spengler, table sur une compréhension directement intuitive de l’Histoire ; ce qui permet de ramener celle-ci à la vie pour la rendre compréhensible. Il rejeté toutes les théories du progrès. Alors que le corps de la culture peut mourir, son âme survit dans ses valeurs perpétuelles. Il considère l’ère présente comme une transition, comme la fin de la période humaniste et le début d’un nouveau Moyen Âge. Les moines et les chevaliers, écrit Berdiaev, ont discipliné et spiritualisé les hommes à l’époque médiévale et nous avons encore besoin de tels hommes pour que la civilisation européenne puisse se perpétuer.

    Northrop

    F.S.C. Northrop, docteur en philosophie, diplômé de Harvard, a été commandant d’une unité de blindés, pendant la Première Guerre mondiale et a, ensuite, été nommé professeur de droit et d’histoire à Yale. Dans son ouvrage le plus important, The Meaning of East and West, il tente de démontrer que les divergences fondamentales entre les cultures, et surtout entre les cultures occidentales et orientales, sont basées sur leurs différentes conceptions de la science. En ce qui concerne l’Amérique, il écrit : « L’âme des États-Unis est anglo-américaine, mais sa culture pluraliste repose, en grande partie, sur la pensée de John Locke ». Les fondements de cette culture sont les mathématiques et la physique de Galilée et de Newton.

    Pour illustrer sa thèse principale, Northrup analyse la culture du Mexique. Sur un mile carré, à Mexico, il trouve cinq cultures distinctes : l’aztèque, l’hispano-coloniale, la française du XlXe siècle, l’économique anglo-américaine, la mexicaine contemporaine. Le tout forme une harmonie, malgré la compétitivité engendrée par ces diversités. Ensuite, dans une brillante analyse, il montre comment l’interaction de ces cultures produit les grandioses fresques d’Orozco. À propos des États-Unis, il déclare, en 1946, que c’est, en gros, un système culturel à la fois lockien, protestant, individualiste, marchand, atomiste et opérationnel. Il trouve des traces de ces ingrédients culturels dans un tableau connu de Grant Wood, Les filles de la Révolution.

    Kroeber

    Alfred Kroeber est un des grands anthropologues modernes et n’est, généralement, pas considéré comme un historien important. Son principal ouvrage Configurations and Cultural Growth (Configurations et croissance culturelle), publié en 1944, se trouvera plutôt dans les départements d’anthropologie des bibliothèques. Pourtant, ce livre recèle un grand nombre de réflexions sur la nature de l’Histoire. Kroeber entreprend une étude méticuleuse des personnalités géniales de l’Histoire, dans l’intention de déterminer quelles sont les ères productives et non-productives, dans la vie de chaque civilisation. Dans la plupart des civilisations, il découvre ce qu’il appelle une courbe oblique, correspondant à trois siècles de développement et à huit siècles de déclin et d’extinction.

    Contrairement à Spengler et à Toynbee, Kroeber trouve, dans les grandes civilisations et dans l’histoire des États, deux ou plusieurs périodes d’épanouissement. Il pense également que la présence ou l’absence de religion ne sont pas d’une importance cruciale pour la croissance culturelle. Dans l’Histoire, il croit qu’il n’existe rien de cyclique, qui se répéterait régulièrement et nécessairement. Quand les modèles exemplaires que sont les écrits de Goethe, la musique de Beethoven, la philosophie de Kant, se dissolvent, nous devons percevoir un rythme saccadé et une certaine dissonance dans la musique, une poésie sans rimes, des romans sans intrigues, une sculpture et une peinture cubistes, abstraites, surréalistes. Mais, tant que la science et la production industrielle subsistent, il serait trop imprudent de prédire la mort imminente de l’Occident.

    Schweitzer

    On a beaucoup parlé d’Albert Schweitzer, lorsqu’il était médecin, dans un coin reculé d’Afrique. Ses études sur la religion et sur la musique sont très connues, mais ses idées et ses opinions sur l’Histoire le sont moins. Nous connaissons ce qu’il appelait la vénération pour la vie. Pourtant, peu savent qu’il a dit : « Exercer le contrôle moral des dispositions de l’homme est bien plus important qu’exercer un contrôle sur la nature ». Pour Schweitzer, l’éthique est la clé du progrès des civilisations et il partageait, avec Toynbee, le sentiment que la grandeur et la décadence d’une culture sont liées à l’essor et à la chute des valeurs éthiques. Même avec la moralité comme critère, il n’est pas difficile, pour Schweitzer, d’admettre la chronologie spenglérienne, qui postule un déclin et une chute de l’Occident.

    En fait, il s’avère encore plus pessimiste que Spengler, parce que, selon lui, la Terre n’aurait plus les réserves qu’elle avait jadis. Autrefois, des gens doués et non encore utilisés dans un quelconque réseau social, pouvaient remplacer et prendre la relève de leurs contemporains. Ils devenaient les futurs chefs spirituels. Il faut dire une chose en l’honneur de Schweitzer : malgré qu’il manifestait une vive antipathie de type mystique voire bouddhiste envers la science et le pragmatisme, il avait le grand courage de vivre réellement ce qu’il postulait.

    Sorokin

    Bien que son livre n’aborde principalement que les idées d’autres historiens et philosophes de l’Histoire, Sorokin présente aussi ses propres idées. Il croit que le développement et la décomposition des civilisations suivent un modèle, qui n’est pas organique, bien qu’il admette que la race et la génétique influencent la forme et le contenu des civilisations. D’après Sorokin, toutes les sociétés oscillent entre une phase idéationnelle et une phase sensate (ce terme anglais, que, généralement, on ne traduit pas, signifie qu’il y a prédominance des sens, du sensuel). La première de ces phases est non intellectuelle, autoritaire et religieuse ; la dernière est, en revanche, empirique et basée sur les sciences naturelles. Sans échapper lui-même à la critique, Sorokin conteste à la fois les organicistes et les systématistes, parce qu’ils ont basé une bonne part de leurs arguments sur des entités culturelles inventées arbitrairement. Celles-ci, au sens le plus strict, n’ont jamais existé et ne sont que des hypergénéralisations intellectuellement indéfendables.

    Il est facile de critiquer voire de dénigrer, comme le font beaucoup d’intellectuels libéraux ou marxistes, les grands philosophes de l’Histoire contemporaine. Ces derniers seraient coupables d’avoir trop interprété les faits et les événements, de façon à ce qu’il correspondent à de schémas préétablis. Bien sur, malgré leur grande perspicacité, aucun d’eux ne possède les connaissances nécessaires, qui leur permettraient d’induire autre chose que des théories provisoires, vu la pénurie dus preuves historiques. Trop de choses du passé de l’homme restent inconnues, sont invérifiables ou tout simplement falsifiées.

    Ce qui manque, chez presque chacun de ces historiens, c’est la prise en considération du facteur génétique ; ou, du moins, ils n’insistent pas suffisamment sur ce facteur. Certains admettent que les cycles historiques sont analogues aux rythmes biologiques, mais nulle ou aucune attention n’est consacrée à une éventuelle relation entre une typologie biologique et une typologie culturelle.

    Contrairement à ce que redoutent ces philosophes, il est possible que les différentes civilisations européennes soient encore, en réalité, dans une phase de “petite enfance”. La vie culturelle des peuples européens pourrait être de plusieurs dizaines ou centaines de milliers d’années et notre actuelle civilisation occidentale ne serait, sans doute, qu’une manifestation de notre jeune immaturité plutôt que de notre sénilité. Les déclins de l’Inde, de la Perse, de la Grèce et de Rome ne pourraient être que les symptômes d’une maladie infantile. Après de telles maladies, il faut bien un repos de huit à quinze jours pour faire partir la fièvre et pour que le corps et l’esprit reprennent leurs forces afin que la croissance se poursuive.

    Spengler et les autres philosophes de l’Histoire ont peut-être vu un mouvement cyclique là où il y a, en fait, un mouvement ondulatoire. Le temps ne serait pas une onde horizontale, mais une onde implacablement ascensionnelle, avec, toutefois, des hauts et des bas.

    ► William Hoskins, Orientations n°1, 1982.

    (traduction française : Marie-Hélène Kretzschmar)

     


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