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    VOX POPULI…

     

    La leçon de Gramsci

    Si nous nous revendiquons socialistes révolutionnaires et européens, ce n’est pas au nom de nostalgies totalitaires. Fidèle en cela à la tradition du socialisme français du XIXe s., il n’est pour nous pas d’autre inventivité politique que celle dégageant les conditions par lesquelles un peuple est à même de reprendre en main son destin. D’une part, les réponses isolées des hommes de bonne volonté rêvant de solidarité consensuelle conduisent à des impasses, d’autre part la politique, inséparable de l’histoire, a, à l’instar de la nature, horreur du vide. Mais de quel peuple s’agit-il ? Sûrement pas cette société civile recroquevillée sur la sphère privée. Si plus que jamais Gramsci reste pour nous actuel, c’est dans son rappel que la forme peuple reste à inventer : elle seule est à même de reconstituer la sociabilité comme comportement et conduite politique. Elle seule renvoie dos à dos les affects communautaires, émanations d’un présent d’angoisse, et le désengagement auto-satisfait, fruit d’un présent narcissique qui se leurre en recompositions virtuelles et autre "société en réseau". Elle le peut car elle devine que la crise vient d’abord du fait que les hommes se définissent par rapport à elle au lieu de par rapport à son dépassement. Il n’est de riposte aux sorties de l’histoire que dans la redéfinition des rapports entre politique et société.

    Le peuple comme "bloc historique"

    L’originalité de Gramsci, fondateur du parti communiste italien au début des années 20, consiste à avoir élaboré une stratégie révolutionnaire spécifique à l’Europe occidentale. Il ne s’agit pas de s’emparer de l’État pour changer la société (cas russe du léninisme) mais de changer la société pour prendre le pouvoir car changer les dirigeants est stérile sans réforme des anciennes valeurs hégémoniques (ou idéologie dominante) diffusées dans le corps social.

    Apparaît ici la nécessaire réciprocité entre infrastructure économique et superstructure politique, lesquelles forment un "bloc historique" qui lie de façon organique la nouvelle classe et le peuple dans une situation historique. Gramsci nomme hégémonie le processus par lequel les classes dominantes légitiment et perpétuent leur domination par l'assentiment de vastes couches de la population. L'élément clef de cette hégémonie est le bloc historique Le bloc historique est l'armature complexe sur laquelle se fonde le pouvoir des classes dominantes. Celles-ci exercent ce pouvoir sur le peuple par l'intermédiation des intellectuels (1).

    Le rôle des travailleurs révolutionnaire, alliés à des intellectuels organiques (2), est de briser ce statu quo en faisant en sorte de rallier le peuple dans une nouveau "bloc historique", cette fois, au service de leurs intérêts. La 3ème voie tracée entre l’économisme (détermination rigoureuse des phénomènes politiques par les données économiques) et l’idéologisme (indépendance des phénomènes politiques) donne un rôle moteur à la superstructure.Sans elle, les rapports de production ne peuvent pas se développer puisque c’est elle qui dicte la conscience des groupes sociaux, les organise politiquement et idéologiquement.

    C’est au sein de la superstructure que se déroule l’essentiel du mouvement historique, l’infrastructure devenant en quelque sorte l’instrument d’action de la superstructure. Son rôle est à ce point déterminant qu’elle peut à la limite bloquer l’évolution de l’infrastructure. Leur rapport dialectique est un rapport entre deux moments également essentiels : chacun est à la fois moteur et frein pour l’autre. La société civile par la conscience de pouvoir orienter son développement est complémentaire de la société politique : l’économie détermine certes mais en dernière instance, "à la longue", le cours de l’histoire. Ce cours se fraie sa voie à travers le monde des formes multiples de la superstructure, des traditions locales et des circonstances internationales. Nulle croyance concernant le sort ultime de l’homme ici, la fin dernière d’une société sans classe n’est que fermeture sur une totalité. L’historicisme de Gramsci le détache de la vulgate marxiste.

    La théorie économiste montre dès lors son "infantilisme primitif" qui conduit à une passivité politique totale ; en témoignent les sociaux-démocrates allemands sous Bismarck soutenant que l’histoire avance par le bon "côté", celui du plus grand développement économique, et négligeant être sous la coupe réglée de l’État prussien. Une conception mécaniste cherchant à tout prix la cause d’acte politique dans un déterminisme économique ne peut être que grossièrement réductrice de la richesse de la réalité sociale. La rhétorique de l’objectivation du monde social n’a toujours fait qu’occulter le domaine non objectivable de ce qui fait mise en commun. Le détachement actuel envers le rôle que chacun a à jouer au sein de la collectivité n’est que le résultat de l’échec du libéralisme, du communisme partitocratique ou du démocratisme, à faire du travail le lieu de la centralité communautaire. L’homo economicus ne sera jamais que l’individu démobilisé mais exploité d’une société bourgeoise fondée sur la maximisation du profit, objet de la crise, impuissant à réenraciner son identité, incapable de tirer de ses appartenances organiques la puissance de battre l’universalisme. La dévaluation des valeurs doit au contraire engager chacun dans la bataille d’où naîtra un nouveau destin.

    Portée du gramscisme

    Gramsci considère donc que la superstructure n’est pas le simple reflet de l’infrastructure mais l’expression de ses tendances de développement, qui ne sont par ailleurs en rien inéluctables. Elle joue face à l’accumulation de contradictions historiques un rôle de "sur-détermination" selon le mot de Althusser. Toutefois il ne faudrait pas déduire ici un primat exagéré du politique, il y a autonomie relative et non absolue de la superstructure sous peine de devenir, coupée de ses racines avec la réalité économique, une survivance sans efficace. Dans cette perspective, le "bloc historique" n’est pas une fois pour toutes : inséparable de configurations changeantes, il est un devenir historique et son avilissement au cours du temps n’est jamais exclu.

    En Gramsci, nous trouvons une philosophie de la praxis : cette dernière n’est pas un faire mais une action précédée et accompagnée d’évaluation et de décision ; elle est un savoir pratique-évolutif. La réflexion sur le social où nous sommes partie prenante est une activité et non une représentation passive. De même que c’est seulement dans sa pratique effective que la pensée peut être réfléchie, nous entendons par des actions politiques exemplaires touchant au quotidien montrer en quoi le peuple est le véritable Prince collectif (3).

    Rébellion n°16, 2006.

    Notes :

    1. Gramsci voit les intellectuels comme les serviteurs du groupe dominant pour l'exercice des fonctions subalternes de l'hégémonie sociale et du gouvernement politique. C'est à travers eux qu'une classe dominante crée la culture qui la légitime et le "sens commun" qui maintient son pouvoir.
    2. Pour Gramsci, chaque classe possède une couche d'intellectuels qui lui est propre, ses intellectuels organiques. C'est du reste pourquoi le prolétariat ne peut se contenter de l'apport d'intellectuels bourgeois même quand ils sont ses alliés. Il doit, lui aussi, se doter d'intellectuels organiques, issus de sa propre classe. Il ne s'agit donc pas d'une simple intervention extérieure d'intellectuels éclairés mais de la création de cet intellectuel collectif que doit devenir pour lui le Parti communiste. "Les organisateurs de la classe ouvrière doivent être les ouvriers eux-mêmes". Chaque homme est un intellectuel et un philosophe qui peut atteindre un niveau de conscience supérieur.
    3. S'inspirant de Machiavel, Gramsci présente le Prince moderne comme quelque chose qui ne s'incarne pas dans un individu concret mais dans un organisme complexe d'une société : Le Parti comme instrument de l’hégémonie du Peuple.

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      Le parcours politique d’Antonio Gramsci (1891-1937) Membre dès 1913 du parti socialiste italien, Antonio Gramsci anime à partir de 1919 le mouvement "conseilliste", qui préconise la création de conseils d'ouvriers dans les entreprises. La même année, il fonde l'hebdomadaire l'Ordine Nuovo. Le 21 janvier 1921, il participe à Livourne, avec Bordiga, Togliatti, et d'autres à la fondation du Parti Communiste italien. Il est élu député de la Vénétie en 1924. Arrêté en 1928, Gramsci meurt en prison en 1937, désespéré par la situation, tant en Europe occidentale qu'en U.R.S.S.

     

     

    Commentaires

    Un point de vue sur Gramsci : «Je suis gramsciste depuis bientôt quarante ans; Je n'ai jamais vraiment compris par quel malentendu Gramsci a rejeté le fascisme qui était la structure sociale la mieux adaptée a son idée fondamentale: l'hégémonisme. Il croyait sans doute être réellement ³conseilliste² c'est à dire, en somme, "soviétique (les conseils d'ouvriers ne sont pas autre chose que des soviets), alors que toute sa sensibilité en faisait, à mon avis, un penseur fasciste au sens plein du terme. En tout cas, je partage tout à fait l'idée qu'une réforme profonde des esprits passe forcement par une prise de contrôle de l'instruction publique à ceci près (c'est plus qu'une nuance !) que cette instruction passe aujourd'hui beaucoup plus par le multi-média que par l'enseignement laïque, public et obligatoire.» Serge de Beketch ( http://radio-courtoisie.over-blog.com/article-573285.html )

     


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