• Bertrand de Jouvenel,

    son amitié pour Pierre Drieu la Rochelle et les non-conformistes français de l'entre-deux-guerres

     

    JouvenelLe 11 novembre 1918, à 11 heures, le vieux continent bascule dans le XXe siècle. L'Europe, qui dépose enfin les armes au soir de 4 années de lutte fratricide, peut contempler horrifiée les derniers vestiges de sa grandeur déchue. Élevés dans le culte positiviste du demi-dieu Progrès, fils de la déesse Raison, dix millions d'hommes, de frères, sont venus expirer sur les rivages boueux, semés de ferraille, tendus de barbelés, de la modernité. Nouveau Baal-Moloch d'une nouvelle guerre punique. Le premier, le poète Paul Valéry baisse les yeux devant tant de gâchis, et soupire : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles (…) Nous sentons qu'une civilisation a la même fragilité qu'une vie ». Malgré les sirènes bergsoniennes, dont le cri s'est depuis longtemps emparé des prophéties de Nietzsche, la France se réveille seulement de ses utopies. Il lui aura fallu pour en arriver là un million et demi de morts, 2 fois plus de mutilés, une économie exsangue, un peuple tout entier anémié. Si pour les politiques unanimes, le responsable du massacre, c'est l'Allemand dans son essence, du Kaiser au plus petit fonctionnaire des postes impériales, la jeunesse pour sa part sent confusément que c'est toute l'Europe qui entre en décadence, menaçant jusqu'en leur tréfonds les bases de la civilisation.

    De quelque nationalité qu'elle soit, le diagnostic de l'intelligentsia européenne est le même : 1918 marque l'entrée fracassante dans la “crise de civilisation”. Des voix s'élèvent, d'Allemagne bien sûr avec Oswald Spengler et son Déclin de l'Occident en 1922, mais aussi depuis la Grande-Bretagne, en les personnes de Norman Angel et le Chaos européen en 1920, ou Arnold Toynbee, qui publie L'Éclipse de l 'Europe en 1926. Mais aussi depuis les exilés russes avec le Nouveau Moyen Âge de Nicolas Berdiaeff (1924) sans oublier la France, Henri Massis et Défense de l'Occident en 1926, René Guénon, La Crise du Monde Moderne (1927) et André Malraux. Celui-ci, porte-parole des littérateurs à tendance révolutionnaire qui n'ont pas connu l'expérience de la guerre, embrasse toute la problématique de son époque dans son opuscule paru en 1926 et intitulé La Tentation de l'Occident. Il écrit :

    « La réalité absolue a été pour vous Dieu puis l'homme ; mais l'homme est mort, après Dieu, et vous cherchez avec angoisse celui à qui vous pourriez confier son héritage. Vos petits essais de structure pour des nihilismes modérés ne me semblent plus destinés à une longue existence… ».

    À droite comme à gauche de l'échiquier politique la désorientation et la révolte sont grandes, et l'on s'insurge contre une société qui a ainsi pu envoyer à la boucherie ses enfants pour le seul bénéfice de la bourgeoisie capitaliste. Beaucoup cherchent alors le salut à venir dans la révolution et se tournent vers un ordre nouveau qui mobiliserait toutes les énergies pour sauver le pays du marasme. Foulant au pied les vieilles chapelles partitocratiques, la jeunesse intellectuelle entre en ébullition dans ses 2 décennies 1920-1930, appelant de ses vœux à l'Europe par-delà les patries, à une véritable tabula rasa contre la vieille bourgeoisie molle, fautive du charnier européen, tombeau de la civilisation.

    Une mentalité générationnelle propre

    Transcendant les querelles idéologiques, aspirant à prendre les rênes du pouvoir, cette fraction militante, éclatée en divers courants communément regroupés sous l'étiquette “non-conformiste”, voit émerger quelques figures marquantes, pour la plupart issues des grands partis traditionnels. L'historien Philippe Burrin, discutant les thèses exprimées par Zeev Sternhell sur le “fascisme français”, est arrivé au fil de ses recherches à sérier une mentalité générationnelle propre, unie dans la multiplicité des personnes, des revues, des cercles. Sur le débat non encore clos autour de l'imprégnation du phénomène fasciste sur ses différents mouvements, et par ricochet leur propre part de responsabilité dans l'émergence d'un large courant d'opinion favorable au fascisme (la thèse de la “nébuleuse concentrique fascistoïde” développée par Z. Sternhell), il est convenu de scinder “l'esprit des années 30” en 3 tendances :

    • la Jeune Droite de Thieny Maulnier, brillant khâgneux dissident de l'Action Française,
    • Esprit d'Emmanuel Mounier,
    • Ordre Nouveau d'Alexandre Marc.


    Trois courants autour desquels gravitèrent de plus petites structures telles que Combat ou Réaction. Toutes convergeant vers une commune volonté de rompre avec le “désordre établi” pour un communautarisme fédéral européen.

    Mais à trop focaliser leur travail sur les seules années 30 — relégant par là le mixtum compositum non-conformistes à une émanation supplémentaire de la pensée de droite face à l'hitlérisme —, les chercheurs en sont venus à oblitérer deux faits majeurs de la généalogie non-conformiste : la large provenance d'éléments de gauche, à l'apport théorique considérable pour le développement futur du courant personnaliste, et ce qu'on pourrait définir par esprit de contradiction d'“esprit des années 20”, où seront jetées toutes les données de la mouvance.

    Parmi cette nébuleuse, 2 personnalités radicales-socialistes émergent : Bertrand de Jouvenel et Pierre Drieu la Rochelle. En marge du non-conformisme, dans le sillage du politicien Gaston Bergery, Jouvenel et Drieu seront de toutes les aventures intellectuelles de l'entre-deux-guerres. De la collaboration au périodique La Lutte des Jeunes à l'écriture d'essais théoriques inspirés de Henri de Man et au New Deal, en passant par des sommets d'amitié franco-allemande et l'engagement désespéré auprès du PPF doriotiste à la veille de 1939.

    « De ces groupes — note le ténor du non-conformisme Jean de Fabrègues dans son livre Maurras et son Action Française — à ceux qui font la revue Plans avec Philippe Lamour ou à Alexandre Marc, ou à la Lutte des Jeunes avec Bertrand de Jouvenel et Pierre Andreu, ou à l'Homme Nouveau (…) ou même à Esprit avec Mounier et Izard, court une sorte de commune réaction. On écrira un jour : “la génération de 1930” et c'est vrai ». Drieu, Jouvenel : 2 vies dans le siècle.

    Deux voyageurs dans le siècle

    « Une génération forme un tout. Ceux qui lui appartiennent ont beau différer par leurs principes, leurs conditions, leurs natures ? Ils sont plus près les uns des autres que de leurs pères ou de leurs fils. À subir les mêmes contagions, à se mêler aux mêmes combats, à se soumettre aux mêmes modes, aux disciplines sociales, aux conséquences des mêmes découvertes, ils ont acquis une unité morale, une ressemblance physique qu'ils ne remarquent point mais qui paraîtra flagrante à la postérité lorsqu'elle lira leur œuvre ou regardera leurs images ».

    Ce n'est pas à Bertrand mais à son père, Henry de Jouvenel (1), qu'il revient d'avoir le mieux exposé dans La Paix Française, témoignage d'une génération (1932), ce que Denis de Rougemont nommera, pour sa part, « communauté d'attitude essentielle » dans le Cahier des Revendications de la NRF.

    Dès à partir du milieu des années 20, “années décisives” s'il en est, la contestation s'est amplifiée parmi les rangs de la gauche. Motivé par la marche sur Rome victorieuse de Mussolini, par l'inquisition anti-trotskiste et l'excommunication de l'Action Française, le projet d'une “troisième voie” nationale se fait jour. Rénovation du politique, dynamique jeune, égale réfutation des modèles collectiviste et libéral, libération spirituelle et matérielle de la personne sont au centre des priorités. Tandis que Georges Valois, ancien animateur des Cahiers du Cercle Proudhon, fonde le Faisceau en 1925, un sémillant député radical-socialiste, Gaston Bergery, coordonne la fronde des Jeunes Turcs où s'illustre un journaliste fraîchement sorti de l'Université, Bertrand de Jouvenel, qu'inspire le thème de la “Quatrième République” défendu par Bergery. 1928 sera une année capitale pour Jouvenel.

    Brillant combattant de 14-18, Bergery est rejoint au sein de la tendance réformatrice par un littérateur avec qui il s'est lié en 1916, Pierre Drieu la Rochelle. Mis en présence l'un et l'autre, Jouvenel et Drieu se rejoignent sur leurs espoirs européens, leur foi dans la SDN. Drieu a déjà publié 4 essais pro-européens à l'époque, État Civil (1921), Mesure de la France (1922), Le Jeune Européen (1927) et Genève contre Moscou (1928), où 4 thématiques essentielles se rejoignent :

    • le patriotisme européen,
    • la haine de la démocratie libérale,
    • la crise spirituelle de l'Europe devant l'essor technologique,
    • le socialisme éthique.


    « L'Europe se fédérera, ou elle se dévorera, ou elle sera dévorée », écrit-il dans Mesure de la France.

    Dans l'orbite de Bergery gravite un jeune éditorialiste, Jean Luchaire. Directeur du mensuel pacifiste Notre Temps depuis 1927, il n'hésite pas à ouvrir ses colonnes tant à l'équipe du Faisceau de Valois qu'aux idées révisionnistes du Belge Henri De Man, dont le planisme est divulgué en France par l'opuscule d'André Philip, Henri De Man et la crise doctrinale du socialisme.

    Européisme et socialisme

    Parues en 1928, les thèses de De Man impressionnent vivement Jouvenel, cependant que de nouveaux cercles d'inspiration planiste se constituent : X-Crise, Plans, Nouvelles Équipes. Le 31 octobre 1928, le premier exemplaire du journal La Voix sous la direction de Jouvenel sort de presse. De préoccupation socio-économique, le périodique expose un programme dirigiste qui entend se conformer aux nouvelles nécessités du temps :

    • « Assurer à la classe ouvrière un niveau de vie convenable par une politique de logement et un vaste système d'assurances (…)
    • « Assurer au peuple entier l'instruction gratuite, la sélection des plus aptes (…)
    • « Assurer le développement méthodique de la production de la production, selon un vaste plan qui encourage l'initiation individuelle.
    • « Assurer à l'État la compétence, à l'administration la promptitude, par la mise en œuvre des principes syndicalistes.
    • « Assurer la paix entre les peuples par l'arbitrage obligatoire
    • « Assurer la solution des problèmes économiques et sociaux par leur internationalisation.
    • « Voilà notre programme».


    Simultanément paraît aux éditions Valois son premier livre, L'Économie Dirigée — Le Programme de la Nouvelle Génération. Jouvenel n'est pas le premier intellectuel du milieu luchairien à être publié par Georges Valois dans sa “Bibliothèque Nationale”. Gaston Riou y a déjà sorti Europe, ma patrie et Luchaire s'apprête lui-même à y imprimer Une génération réaliste pour janvier 1929.

    Européisme et socialisme réformiste forment les bases des revendications communes aux non-conformistes de gauche. Ni exaltée, ni utopiste, L'Économie Dirigée arrive en librairie pour son 25ème anniversaire. La recherche d'une marche économique socialement bénéfique cimente l'ouvrage. L'idée de plan est omniprésente. D'esprit saint-simonien selon ses propres propos, L'Économie Dirigée assigne aux industriels une mission sociale dans le développement harmonieux de la nation. Son dirigisme n'impose pas, mais incline la production grâce à la création d'un inventaire des possibilités de production nationale dont disposeraient les gouvernants. Novateur, son ouvrage récuse Wall Street comme Moscou et envisage un système de répartition des richesses équilibré, ni libertarien ni étatiste. « Au XlXe siècle, le travail a été la vache à lait du capital, au XXe siècle, le capital sera la vache à lait du travail » — écrit-il alors, plein d'enthousiasme. Gorgée d'espoir, son corpus doctrinal élaboré, la jeune intelligentsia “rad-soc” marche à l'Europe. Le tremblement de terre américain du krach de 1929 est encore loin de faire ressentir ses secousses de ce côté de l'Atlantique, et les non-conformistes entendent œuvrer à la réconciliation franco-allemande concomitamment aux efforts de la Société des Nations. La jeunesse à la rescousse de ses pères. Non-conformistes et révolutionnaires-conservateurs se rencontrent pour relever l'étendard de Prométhée.

    “Europe, Jeunesse, Révolution !”

    « L'esprit de revanche de l'Allemagne a hanté ma jeunesse ». La confession de Bertrand de Jouvenel n'est pas celle d'un cas isolé. La signature du Traité de Paix, où pas un Allemand ne fut convié à discuter des articles, est vécue par la jeune génération comme une injustice sans précédent dans l'histoire des relations européennes. L'article 231 du Traité de Versailles, qui reconnaît seule fautive l'Allemagne, entérine son dépeçage et la surcharge d'indemnités écrasantes, offense l'esprit européen qu'est censée défendre la Société des Nations. Et malgré la ratification des accords de Locarno, on sait l'édifice briandiste fébrile.

    Humiliée, rejetée dans la crise économique par l'occupation de la Ruhr, I'Allemagne weimarienne peut à tout moment basculer. À l'esprit de réconciliation, la NSDAP montant rétorque par l'esprit de revanche. C'est à la jeunesse, pensent Jouvenel et Drieu, qu'il incombe de réaliser l'unité européenne.

    Visionnaire mais surtout alarmiste, Drieu clame à qui veut l'entendre que « l'Europe ne peut pas vivre sans ses patries, et certes elles mourraient si en les tuant elle détruisait ses propres organes ; mais les patries ne peuvent plus vivre sans l'Europe ». Jouvenel et Drieu conjuguent leurs efforts et achèvent coup sur coup les manuscrits de Vers les États-Unis d'Europe (Valois, 1930) et L'Europe contre les Patries (Gal., 1931), 2 essais prophétiques, pacifistes et antimilitaristes, fédéralistes et socialistes, en librairie en 1931. Raillant la devise de l'Action Française, « Tout ce qui est national est nôtre », Jouvenel place en sous-titre l'exorde suivant : « Tout ce qui est international est nôtre ». Et de fait, depuis 1929, les jeunes radicaux se sont joints en un « front commun de la jeunesse intellectuelle », associant 2 groupes :

    • l'Entente franco-allemande des étudiants républicains et socialistes (lié au Deutscher Studentenverband)
    • le Comité d'Entente de la jeunesse pour le rapprochement franco-allemand, initié par Jean Luchaire et Otto Abetz, dont le destin croisera à maintes reprises les routes de Drieu et Jouvenel.


    Une connivence qui se matérialise en juillet-août avec la tenue des premières rencontres du Cercle de Sohlberg, suivies en septembre d'un sommet à Mannheim, en août 1931 du congrès de Rethel auquel participe Jouvenel avec Pierre Brossolette. Au cours de ces réunions étudiantes, les 2 parties s'entendent à récuser unilatéralement les clauses de Versailles et prônent de concert une réponse organique énergique au déclin de la civilisation.

    Placées sous le credo de “révolution spirituelle”, les intervenants du FCJI divergent cependant, césure majeure, sur la forme que devra prendre le nouvel ordre européen. Au nationalisme classique des Français, politique et culturel, s'oppose l'idée de “Reich” allemand, d'essence völkisch pour la plupart. Mais refus du nationalisme intégral comme de l'internationalisme réunissent les collectifs présents. Malheureusement ces rencontres se solderont par un échec. Deux événements de première importance dans le devenir des relations franco-allemandes vont torpiller les projets du Front Commun. En France d'abord, où la crise a atteint l'économie en 1931, la victoire ingérable du Cartel des Gauches aux législatives en 1932 débouche sur l'instabilité politique. Ni les Tardieu, Blum, Daladier ou Laval ne paraissent en mesure de répliquer à l'inertie qu'avaient manifestée avant eux les Clemenceau, Poincaré et Briand.

    Précipitées par la récession économique et la corruption des institutions, les émeutes du 6 février 1934 poussent les intellectuels français à se repositionner par rapport a une nouvelle donne : fascisme et antifascisme. En Allemagne, par l'accession à la chancellerie d'Adolf Hitler en 1933, qui enterre la détente franco-allemande et sonne le glas du rêve lorcanien de désarmement. Déjà, la mort d'Aristide Briand, le 7 mars 1932, le jour même où Hitler obtint ses fatidiques 37% aux élections présidentielles, n'avaient pas manqué d'éveiller les craintes du Cercle de Sohlberg. Chacun avait compris que s'évanouissait le rêve d'une Europe fédérale. Au congrès de Francfort mené en février 1932 par Alexandre Marc d'Ordre Nouveau et Harro Schulze-Boysen de Planen succède en avril 1933 une rencontre à Paris sous l'impulsion de Luchaire avec, aux côtés de Drieu, Jouvenel et Fabre-Luce, des représentants des Jeunesses Radicales, du Sillon Catholique, de Jeune République, et du côté allemand des émissaires du nouveau régime. Ce colloque marque la fin des illusions et entérine le déclin du Front Commun.

    Les réunions de Berlin et du Claridge, organisées par Jouvenel, Abetz et Kirchner, rédacteur en chef de la Frankfurter Zeitung passé au national-socialisme, destinées à « jeter les bases d'une société de coopération intellectuelle groupant l'élite (des) deux pays » (2), scellent logiquement le refroidissement des gouvernements français et allemand, dans un contexte nouveau de radicalisation des positions idéologiques. Des rencontres rhénanes ne subsistera que le goût amer d'un parallélisme d'idées dans le rejet, non dans les solutions proposées. À l'arrivée de Hitler, Bergery opposera désormais au “ni Droite ni Gauche” une nouvelle ligne stratégique marquant le retour du politique dans une logique de tensions nationale et internationale : démocratie contre totalitarisme.

    Un exercice tercériste : “La Lutte des Jeunes”

    La victoire du Cartel des Gauches en 1932 n'apporte que déception à Gaston Bergery, qui trahit son ambition d'un parti unitaire de la gauche. Rongeant son frein, il claque la porte du parti radical-socialiste en mars 33 et annonce simultanément la formation d'un Front Commun, anticipant le Front Populaire de 1936, qu'il veut antifasciste et anticapitaliste. Déat au nom des néo-socialistes et Doriot, venu sans autorisation du Parti Communiste, répondent présents. Drieu et Jouvenel rejoignent le mouvement et lancent début 1934 un bimensuel, La Flèche, qui expose les vues du Front Commun.

    Drieu se cherche alors et oscille entre sa fascination pour l'efficacité communiste et son attirance pour l'héroïsme fasciste. L'idée d'une troisième voie lui apparaît de plus en plus comme une vue de l'esprit. Son chef-d'œuvre, Gilles, où Bergery parait sous les traits de Clérences, évoque ses tergiversations. La réponse ne se fait pas attendre. Pareils à Gilles, Drieu et Jouvenel vivent le 6 février 1934 comme un véritable électrochoc. Jouvenel prend la décision de fonder son hebdomadaire, qu'il intitule La Lutte des Jeunes. Au sentiment sourd d'une France passive, avachie a répondu la jeunesse descendue dans la rue. Mounier dans Esprit s'exalte pour cette « nouvelle génération », « neuve et hardie, qui sauve notre pays d'être le plus réactionnaire d'Europe » ; Drieu, au comble de la joie, écrit : « On chantait pêle-mêle la Marseillaise et l'Internationale. J'aurais voulu que ce moment durât toujours ». Plus circonspect, Jouvenel mesure pourtant l'émergence opportune d'un bloc de la jeunesse. Fidèle à la ligne non-conformiste, La Lutte des Jeunes s'adjoint la collaboration d'intellectuels d'horizons aussi divers que Mounier, Brossolette, Gurvitch, Beracha, Lacoste, Andreu. Et toujours Drieu.

    Si Z. Sternhell ne voit la que « fascistes, anti-démocrates et anticapitalistes » optant pour « un régime autoritariste et corporatiste » (simple préfiguration en somme de la Révolution Nationale pétainiste), le programme publié en première page de La Lutte des Jeunes est autrement plus réformiste et d'orientation planiste :

    « (…) Il faut “désembouteiller” les professions en permettant aux vieux de se retirer. Et il faut ainsi assurer l'embauchage des jeunes. Il ne suffira point de multiplier les stades, de faciliter la pratique du sport, il faudra encore permettre aux jeunes de vivre en pleine campagne durant un mois de l'année au moins (…) Où est la solution ? Dans les camps de jeunesse qui peuvent être établis sur les domaines de l'État (…) C'est dans de pareils camps qu'une partie de la jeunesse chômeuse pourra être établie, y suivent des cours de formation professionnelle, travaillent dans des ateliers coopératifs ».

    Jouvenel rompt à son tour avec le Parti Radical mais se démarque de Bergery dont il pressent la perte de vitesse. Drieu devient le théoricien de la convergence. Seul il se réclame dorénavant du fascisme, écrivant le 11 mars 1934 dans sa chronique : « Il faut un tiers parti qui étant social sache aussi être national, et qui étant national sache aussi être social (…) il ne doit pas juxtaposer des éléments pris à droite et à gauche ; il doit imposer à des éléments pris a droite et à gauche la fusion dans son sein». Il s'agit de ramener « les radicaux désabusés, les syndicalistes non fonctionnarisés, les socialistes français, les anciens combattants et les nationalistes qui ne veulent pas être dupes des manœuvres capitalistes ». Telle est la thèse de son livre Socialisme fasciste (1934). Dans la foulée, Jouvenel lance des États Généraux de la Jeunesse auxquels prennent part une cinquantaine de groupes.

    Le planisme de De Man, l'Union Nationale de Ramsay McDonald et le New Deal de Roosevelt

    Où que se tourne le regard de Jouvenel, le triomphe du planisme le convie à s'en faire le propagateur français. En Belgique, c'est l'alliance que concluent à la Noël 33 Paul Van Zeeland, du parti catholique, premier ministre, et Henri De Man, vice-président du Parti Ouvrier Belge (POB), nommé ministre de la « résorption du chômage ». En Grande-Bretagne, c'est la constitution d'un cabinet d'Union Nationale par Ramsay Mc Donald, chef du Labour Party et premier ministre britannique. Aux USA enfin, avec le 4 mars 1933 I'investiture de Franklin Delano Roosevelt, qui réoriente l'économie selon le modèle du New Deal. Un premier voyage effectue en Amérique fin 1931, ponctué d'un livre, La Crise du capitalisme américain, avait convaincu Jouvenel des tares intrinsèques, « génétiques » du système capitaliste. La victoire des Démocrates signe le retour de Washington sur Wall Street, d'un pouvoir volontaire, héroïque, d'un gouvernement qui gouverne. Le keynésianisme rooseveltien, que Jouvenel définit comme jumeau du socialisme alternatif de De Man, intègre pleinement sa vision économique :

    « Mais ce qui intéresse la prospérité de la nation, et du même coup sa puissance, ce sont les dépenses faites par les entreprises pour produire et pour investir en vue de produire plus et autre chose, et ce sont les dépenses faites par les travailleurs pour consommer plus et autre chose. L'harmonie entre ces catégories de dépenses et leur continuité, voilà qui est incomparablement plus important que l'équilibre budgétaire ».

    Des propos criants d'actualité.

    La Lutte des Jeunes n'était initialement conçue par Jouvenel que comme le tremplin vers une nouvelle formation politique résolument d'avant-garde, et Drieu ne pense pas autrement. Aussi, quand les États Généraux marquent leurs premiers signes d'essoufflement, les 2 intellectuels reportent aussitôt leur attraction sur la formation la plus originale de l'époque, le Parti Populaire Français de Jacques Doriot.

    Grandeur et misère du doriotisme

    En mai 1934, alors que paraissait le premier numéro de La Lutte des Jeunes, Jacques Doriot, meneur chahuteur et adulé du PC, est exclu de l'Internationale Communiste. Maire de Saint-Denis depuis 1931, le 6 février 1934 a pour lui aussi été décisif. Sans attendre la permission du parti. Doriot a mis sur pied un comité antifasciste dans sa ville et appelé à l'union de la gauche. Mal lui en prend car à l'époque la formule stalinienne du “social-fascisme” est encore de rigueur. Réélu maire en 1935, député en 1936, il fonde le PPF le 28 juin 1936 en réaction au Front Populaire.

    D'emblée, le “Grand Jacques” attire à lui de nombreux intellectuels, dont Drieu et Jouvenel, qui le choisissent, l'un pour son attente d'un “nationalisme révolutionnaire” authentique, l'autre dans l'optique d'un programme planiste complet. Tous deux collaborent à la rédaction des périodiques L'Émancipation Nationale et La Liberté. Si Drieu justifie son adhésion par le nihilisme qui le gagne : « Il n'y a plus de partis en France, il n'y en a plus dans le monde… Il n'y a plus de conservateurs parce qu'il n'y a plus rien de nouveau. Il n'y a plus de socialistes parce qu'il n'y a jamais eu de chefs socialistes que des bourgeois et que tous les bourgeois depuis la guerre sont en quelques manières socialistes », Jouvenel s'appuie pour sa part sur les propres dires de Doriot : « Je ne veux copier ni Mussolini, ni Hitler. Je veux faire du PPF un parti de style nouveau, un parti comme aucun autre en France. Un parti au-dessus des classes (…) ».

    Accédant avec Drieu au bureau politique du parti en 1938, Jouvenel se fait l'avocat du planisme. Une fois de plus, la déconvenue est à la hauteur de leurs souhaits. Privé de son électorat traditionnel, le PPF compense ses pertes par un vote de droite qui l'attire vers le conservatisme le plus étriqué. Alors que Drieu s'éloigne, accusant Doriot d'abandonner son « fascisme révolutionnaire » pour un « fascisme réactionnaire » de compromission, Jouvenel constate l'échec du “socialisme à la française” qui l'avait mené au doriotisme. Définitivement sevré du PPF au soir des accords de Munich, que Doriot par pacifisme applaudit, Jouvenel rend sa carte en janvier 1939, ulcéré de la dérive antisémite du parti. Non sans avoir publié, ultime rebuffade devant les orages qui naissent au-dessus du continent, Le réveil de l'Europe. Relégué parmi les penseurs d'extrême-droite, Jouvenel devra s'adresser à Gringoire et Candide pour ses articles. Drieu poursuivra en solitaire sa carrière finalement plus anarchique que fasciste.

    Faisant le point sur ses dix ans de revendication non-conformiste, Jouvenel confiera, dans son recueil de mémoiresUn voyageur dans le siècle : « Nous étions une génération raisonnable, soucieuse de l'avenir, souhaitant que ce fut un avenir de réconciliation et de paix, et un avenir de progrès économique et social. Nous ne faisions pas de rêves. C'étaient hélas nos dirigeants qui rêvaient ». Drieu suicidé en 1945, après que Jouvenel, réfugié en Suisse pour actes de résistance, ait vainement tenté de le retenir lors d'une de ses visites en 1943, celui-ci poursuivra son œuvre. Dénonçant l'inadaptation des appareils philosophiques et politiques aux mutations du monde moderne.

    Aujourd'hui réduit à l'archéologie de l'histoire des idées, le courant anti-conformiste aura considérablement pesé après-guerre sur la génération fédéraliste des années 50, à l'origine du Conseil de l'Europe. Et quoi qu'en dise Z. Sternhell, “l'esprit des années 30” n'aura pas été que le compagnon de route du fascisme. Michel Winock, historien issu des rangs d'Esprit, rappelle à juste titre le foisonnement de points de vue que Drieu et Jouvenel illustreront dans leur amitié :

    « Beaucoup de matière grise avait été dépensée. De tous ces plans, de ces programmes, de ces utopies, il reste seulement des archives quand la critique des souris n'a pas eu le temps de faire son œuvre. Néanmoins, quelques idées-forces germèrent, certaines pour alimenter la Révolution Nationale, où bon nombre de ces jeunes gens se retrouvèrent (ndlr : on pense à Luchaire, Doriot et Bergery), d'autre pour nourrir les programmes de la Résistance pour une France libérée et rénovée. On avait assisté à un feu d'artifice de la jeunesse intellectuelle. Les étincelles de quelques fumées persisteront ». (extrait du Siècle des intellectuels, Seuil, 1997).

    Nul doute que la pensée fédéraliste, telle que définie par Bernard Voyenne, aura abondamment puisé dans le personnalisme. Pilotes du mouvement, les revues La Fédération et Le XXe Siècle Fédéraliste compteront ainsi parmi leurs parrains les signatures de Halévy, Andreu, Daniel-Rops, Rougemont et bien sûr Jouvenel.

    Juste reconnaissance pour celui qui dépassant les clivages aura aussi bien collaboré à Vu qu'à Marianne, à L'Œuvre qu'à Paris-Soir. Pour autant, Jouvenel se détachera rapidement des tumultes politiques de l'après-guerre, navré de l'imprévision des hommes :

    « De 1914 à 1945, l’Europe se sera quasiment suicidée, de même que la Grèce dans sa guerre de Trente Ans. Et comme la Grèce s'était retrouvée par la suite exposée aux influences contraires de la Macédoine et de Rome, de même l'Europe entre la Russie et les États-Unis ».

    Après La défaite, livre publié chez Plon en 1941, signifiait son abattement :

    « Il n'est pas douteux que la France aurait pu faire à temps sa propre révolution de jeunesse. Le fourmillement des manifestes, d'idées, de plans, de petits journaux et de jeunes revues qui suivit le 6 février 1934 en témoigne amplement. Les mêmes tendances anticapitalistes et antiparlementaires s'exprimaient dans la jeunesse de droite et dans la jeunesse de gauche, qui d'ailleurs multipliaient les contacts ».

    Son maître-livre (imprimé à Genève dès 1945) : Du Pouvoir [avec pour pendant en 1955 : De la souveraineté], demeure la désillusion de toute une élite. La mort volontaire de Drieu n'y aura sans doute pas été étrangère.

    ► Laurent Schang, Séminaire de Synergon-Deutschland, Nordhessen, 31 octobre 1998.

    • notes :

    • (1) directeur du quotidien Le Matin, ministre de l'instruction publique (1924), haut-commissaire au Levant (1925-1926). Époux de Colette.
    • (2) où sont présents Fernand de Brinon, Jean Luchaire, Jules Romains, Paul Morand, Drieu la Rochelle.

    ◘ prolongements : 
     
    émission avec Olivier Dard (Canal Académie, 23 €/an)
     
     
     
     
    http://i36.servimg.com/u/f36/11/16/57/47/orname10.gif
     

    Bertrand de Jouvenel, analyse du pouvoir, dépassement du système :

    l'impact de la revue “Futuribles”

     

    Singulier destin que celui de Bertrand de Jouvenel des Ursins, aristocrate républicain, non-conformiste des années de l'entre-deux-guerres et fédéraliste européen fondateur du Club de Rome, titulaire de chaires académiques à Paris mais aussi à Oxford, Manchester. Cambridge, Yale ou Berkeley, auteur d'une trentaine de traités théoriques en politologie et sciences économique et sociale, témoin et acteur de cinquante ans de haute diplomatie mondiale (tour à tour en tant qu'envoyé spécial puis conseiller expert auprès des principales instances dirigeantes, membre de la Commission des Comptes de la Nation et de la Commission au Plan), président-directeur général de la SEDEIS (Société d'Étude et de Documentation Économique, Industrielle et Sociale), directeur de revues de prospective dans lesquelles il mit en équation parmi les premiers la méthodologie de la prospection dans le domaine des “sciences” sociales (l'art de la conjecture ou stochastique : sagesse du philosophe et prudence du politique) synthétisée en un néologisme, Futuribles, qui devait donner l'intitule d'une revue créée et dirigée par son fils, Hugues de Jouvenel, et qui sur la fin de ses jours dut intenter un procès à l'historien Zeev Sternhell, qui dans sa somme Ni Droite ni Gauche, I'idéologie fasciste en France, l'évoquait en une figure prédominante de l'intelligentsia pro-fasciste française. On se souvient que Denis de Rougemont, à qui bien des convergences doctrinales reliaient Bertrand de Jouvenel, se vit lui aussi obliger de traîner Bernard Henri Lévy devant les tribunaux pour les mêmes accusations publiées dans le livre L'idéologie française.

    Singulier destin en effet pour ce fils né le 31 octobre 1903 de Henry de Jouvenel, sénateur et ambassadeur français radical-socialiste mais de tradition familiale catholique et royaliste, et de Sarah Claire Boas, fille d'un riche industriel juif et franc-maçon. Jean Mabire, dans sa bio-bibliographie Bertrand de Jouvenel, la mauvaise réputation, écrit : « Curieux personnage qui a toujours été décalé, en avance ou en retard sur son temps, jamais en prise sur le réel, mais d'une singulière lucidité sur l'évolution du monde qu'il a regardé toute sa vie avec un mélange de scepticisme et d'enthousiasme, qui l'apparente par plus d'un trait à son vieil ami Emmanuel Berl ».

    De l'économie dirigée aux Futuribles

    Solidement appuyé sur ses brillantes études de droit et sciences à l'Université de Paris, B. de Jouvenel se passionne pour la politique internationale et devient reporter auprès de la Société des Nations, cependant qu'il s'attèle très tôt à relever et théoriser l'essence du pouvoir dans ses multiples expressions et échafaude sa pensée-monde. Ses reportages pour La République, un quotidien parisien, lui assure la reconnaissance de ses pairs. L'Économie Dirigée, formule qu'il crée pour la circonstance, est publiée en 1928, Vers les États-Unis d'Europe en 1930. Pacifiste, ardent promoteur de la réconciliation franco-allemande, et conscient de l'étroitesse de la dichotomie Droite-Gauche, il constitue avec Pierre Andreu et Samy Béracha La Lutte des Jeunes, hebdomadaire non-conformiste à la pointe des idées planistes, personnalistes et fédéralistes où l'on peut lire Jean Prévost, Henri De Man ou Pierre Drieu la Rochelle. Peu de temps attiré par l'expérience prolétaro-fasciste du PPF, il s'en éloigne vite, et, résistant, il passe la frontière suisse en 1943, poursuivi par la Gestapo. Il reprendra après guerre ses fonctions de penseur et analyste, enseignera a l'INSEAD de 1966 à 1973, à partir de quand il professera au CEDEP. Professeur honoris causa de l'Université de Glasgow, il crée entre 1954 et 1974 deux périodiques : Analyse et Prévision, Chroniques d'Actualité et œuvre au sein du Comité International Futuribles et de l'Association Internationale Futuribles. Bertrand de Jouvenel s'éteint en 1987.

    Mais, une fois évoqués ces quelques éléments d'éclaircissement biographique, nous n'avons encore rien dit, et tout reste à définir du monumental travail théorique, analytique et prospectif de B. de Jouvenel. Ainsi sa pensée, englobant la totalité des connaissances issues des sciences humaines, doit-elle être abordée d'un point de vue politologique comme une tentative de mise en relation hiérarchique des trois partenaires de tout mouvement social : I'individu, la société, l'État / nation, intégrée dans la vaste perspective d'ensemble du devenir éternel de la civilisation. « Quelle Europe voulons-nous ? », cette question essentielle doit être comprise comme le fil conducteur de sa pensée critique.

    L'État, Minotaure absolutiste

    Guidé par sa volonté de puissance, l’Européen a conquis la planète, et l'histoire de l'Occident est devenue l'histoire du monde.. Comment donc expliquer la “balkanisation” de l'Europe post-1945, son écartèlement entre les puissances asiatique et américaine, le dépérissement du citoyen libre à la base de la philosophie européenne en producteur/consommateur ; comment mesurer, enfin, dans l'optique de dégagement des futurs possibles (sur lesquels nous reviendrons) la dégénérescence des structures sociales dans leur articulation organique en un Tout mécanique parasité par l'État, “Minotaure” absolutiste auquel l'individu-citoyen est jeté en pâture, cellule impuissante devant la mégamachine statocratique ? La réponse, pour B. de Jouvenel, se trouve dans cette même volonté de puissance. Pour mobiliser les énergies et rationaliser cet appétit insatiable de supplantation de la nature par la culture, la civilisation s'est dotée de l'arme idéologique, et tout le travail des temps modernes consistera à renforcer la souveraineté nationale et l'autorité illimitée du souverain au détriment du citoyen. Ce que le Pouvoir, minoritaire, exige, la majorité nationale doit s'y soumettre.

    Au centre du système, la démocratie, qui, indissociable du principe national, consacre non pas le règne de la personne et de la communauté, expression la plus directe du génie européen, mais celui d'un self-government autocratique, prétendant exprimer la volonté majoritaire et modeler le genre de vie de tous ses ressortissants. Le droit se substitue à l'esprit, la liberté devient axiome.

    Avec le gonflement de l'État, le Pouvoir s'est affirmé, droit illimité de commander au nom du Tout social par la destruction progressive (le mot a son importance) de tous les corps intermédiaires. Le passage de la monarchie à la démocratie, considéré comme un progrès dans le gouvernement des hommes, est davantage progrès dans le développement des instruments de coercition : centralisation, réglementation, absolutisme. Avec la démocratie, le serpent se mord la queue et la civilisation, de puissance, devient impuissante, privée de ses ressources légitimes que sont la spiritualité, l’esprit d'entreprise ou l'association libre.

    Que le pouvoir soit toujours égal à lui-même, indépendamment des expressions idéologiques dont il se pourvoit, seulement mené par son égoïsme ontologique et usant des forces nationales à cette fin, ne fait aucun doute pour Bertrand de Jouvenel dont l'œuvre, magistrale et trop ignorée, peut se décomposer comme suit :

    • connaissance de la politologie
    • des sociétés aristocratiques à l'avènement de la démocratie, le triomphe du Pouvoir
    • Quelle Europe ? Thésée contre le Minotaure


    Bertrand de Jouvenel, analyse du pouvoir et dépassement du système

     

    ◘ I. Connaissance de la politologie

     

    La science politique est une discipline hybride, — « instaurée par des immigrants de la philosophie, de la théologie, du droit et, plus tard, de la sociologie et de l'économie, chaque groupe apportant sa propre boîte d'outils et s'en servant » —, qui présente 2 aspects complémentaires : — l'efficacité, qu'incarne Bonaparte sur le pont d’Arcole, debout, prêt à charger, entraîneur exalté ; — la précision, magnifiée par le roi Saint Louis, assis, serein, conciliateur (cf. De la Politique Pure, v. aussi De la Souveraineté).

    Dans ses Lettres sur l'esprit de patriotisme (Letters on the Spirit of Patriotism, 1926), Bolingbroke indique 4 déterminants du politique :

    • 1) l’objectif patriotique
    • 2) une grande stratégie mise en œuvre pour atteindre son but
    • 3) une série de manœuvres actives et souples destinées à mener à bien cette stratégie
    • 4) le plaisir intense attaché à son exécution.


    Dix constantes invariables en sciences politiques

    Cette conception sportive du politique, B. de Jouvenel la reprend mais pour en atténuer sensiblement le caractère de noblesse : « L'observation nous permet, malheureusement, de craindre que le plaisir de manipuler les hommes ne soit goûté pour lui-même, alors même que l'opération ne s'inspire d'aucun but élevé, ne se consacre à aucune fin salutaire ». Jouvenel dénombre dix constantes invariables relatives aux sciences politiques :

    • l’élément identifiable le plus petit dans tout évènement politique, c'est l'homme faisant agir l'homme.
    • est politique, tout ce qui est accompli dans le registre « du champ social pour entraîner d'autres hommes à la poursuite de quelque dessein chéri par l'auteur ». De fait « la théorie politique est collection de théories individuelles qui figurent côte à côte, chacune d'elles étant impénétrable à l'apport de nouvelles observations et à l'introduction de nouvelles théories » (richesse des théories normatives et pauvreté en théories représentatives).
    • faisant sienne la définition de Leibniz, B. de Jouvenel considère la société comme « complexe d'individus réunis par un modèle de comportement où l'individu exerce sa liberté ».
    • il convient de distinguer l'eventus opération préparée et contrôlée tout au long de son déroulement, et l'eventum, sans auteur identifiable, rencontre d'enchaînements créant un phénomène incontrôlable.
    • I'État comporte dans sa définition deux sens antagonistes : une société organisée avec un gouvernement autonome ou chacun est membre de l'État ; un appareil qui gouverne hors des membres de cette société.
    • le problème politique, du ressort des sciences humaines, n'est pas soluble, « il peut être réglé, ce qui n'est pas la même chose »,
    • pour la même raison, « il est particulièrement hasardeux de supposer que dans la politique les hommes agissent d'une manière rationnelle ».
    • I'essence même du Pouvoir tient dans sa dualité, égoïsme et socialisme, car le principe égoïste fournit au Pouvoir la vigueur de ses fonctions, le socialisme attestant la préservation de l'ascendant des dirigeants.
    • par conséquent le pouvoir ne se maintient que par sa vertu à préserver l'obéissance des citoyens, et leur croyance dans sa légitimité.
    • les 3 valeurs cardinales de tout Pouvoir étant : légitimité, force, bienfaisance.


    Il n'existe qu'une finalité au Pouvoir, se maintenir en toujours croissant. Pour ce faire, l’appareil d'État use de ses services rendus. Le commandement qui, en dehors de tout altruisme, se prend pour fin, est amené à veiller sur le bien commun, ayant besoin du consentement des forces sociales pour assurer son hégémonie parasitaire. Dans son Pseudo Alcibiade, dialogue entre Socrate et Alcibiade inspiré de Platon, Jouvenel fait dire à Alcibiade ces propos qui résonnent comme une profession de foi : « Pour le politicien qui désire obtenir d'un grand nombre de gens et dans un bref délai une certaine décision ou action, il faut absolument faire appel à l'opinion actuelle que les gens ont du bien, accepter cette opinion telle qu'elle est ; et c'est elle, précisément que tu as pour but de changer. Ce que les gens considèrent aujourd'hui comme le bien, voilà la donnée sur laquelle se fonde le politicien, celle qu'il emploie pour faire agir les gens comme il le désire. Voilà la façon dont le jeu se joue ».

    Privation des libertés, recul des corps intermédiaires

    Or, possédant désormais les rouages de l'État, les grands dossiers, les représentants du Pouvoir se convainquent de leur souveraineté ; de délégués du souverain, ils se muent en « maîtres du souverain » (cf. Proudhon, in Théories du mouvement constitutionnel au XIXe siècle). De cette situation se nourrit le dualisme du Pouvoir. Sa croissance apparaît moins aux individus comme une entreprise continuelle de privation des libertés que comme un facteur de libération des contraintes sociales. Ainsi le progrès étatique induit-il le développement de l'individualisme, et vice-versa, la nation livrée au Pouvoir, niant systématiquement toute distinction entre ses intérêts et ceux propres de la société civile.

    Comment le progrès de l'intrusion étatique a-t-il coïncidé avec le nivellement de la Nation ? Le fait que ce travail de sape soit dans la destinée même de l'État ne suffit pas à expliquer ce recul des corps intermédiaires. La raison profonde est à rechercher dans la crise ouverte par le rationalisme, philosophie du progrès qui a accompagné à partir du XVIle siècle la technicisation de l'Occident. Déjà les rêveries platoniciennes, héritières d'utopies plus anciennes encore, avaient entretenu dans la pensée antique la confusion sur un gouvernement attaché en tout temps aux seules aspirations des gouvernés. Cette dangereuse chimère, méconnaissant la nature humaine, a entravé la constitution d'une science politique véritable et engendré toutes les révolutions qui menacent périodiquement la civilisation. À l'origine du processus, le Contrat Social, vue de l'esprit qui réduit la société à l'état d'un club de célibataires et oublie la nature fondamentalement communautaire de l'Homme, dépendant du groupe (avant d'être homo sapiens, l'individu est d'abord homo docilis), et agissant « dans un environnement structuré »..

    De l'atomisation ainsi provoquée s'impose l'obéissance au Pouvoir, la croyance dans sa légitimité, l'espoir dans sa bienfaisance. La soumission à la souveraineté, « droit de commander en dernier ressort de la société », introduit la suprématie arbitraire d'un représentant ou groupe de représentants, titulaire de la volonté générale, laquelle est censée participer au débat à travers l'opinion, coquille vide, majorité floue n'obéissant qu'aux passions du moment, guidée par la propagande, incapable de dégager une ligne politique cohérente : « De simples sentiments ne peuvent rien fonder en politique. Il y faut une pensée, consciente des éléments du problème, qui connaisse les limites dans lesquelles il est susceptible de solution, et les conditions auxquelles il peut être résolu » (extrait de Quelle Europe ?). La partitocratie n'agit pas autrement, qui s'adresse non à l'intelligence du militant, mais à son "parti-otisme" prosélyte, sa fidélité servile au centralisme démocratique du parti.

    Le tandem police / bureaucratie

    Pour avoir retiré au droit sa force transcendante, le rationalisme a condamné la législation à n'être plus que convention utilitariste, dénuée de morale, seule expression de la versatile volonté humaine. La Raison érigée en dogme a inauguré l'ère des despotes éclairés, sceptiques, incrédules, et convaincus de devoir corriger le peuple pour le conformer à la Raison au moyen du tandem police bureaucratie.

    Ainsi, à chaque Pouvoir nouveau correspond une notion du Bien, du Vrai, du Juste aussi éphémère que lui et indéfiniment modifiable au gré des opinions de l'époque. Rien ne retient plus la machine dès lors, puisque, si l'autorité doit se conformer au droit, le droit n'est que l'ensemble des règles édictées par elle, sous couvert de représentation populaire. L'autorité législatrice ne peut qu'être juste, par définition.

    Mise en place de la démocratie totalitaire

    D'espace de liberté, le droit devient à son tour sujet du Pouvoir ; I'Homme, de réalité physique et spirituelle, devient “légal”.. Consécration du monisme démocratique, « l'exécrable unité » de Bainville, la centralisation ne connaît plus de limite : « anéantissement des pouvoirs locaux devant le pouvoir central, développement des exigences du pouvoir central à l'égard des sujets et rassemblement entre ses mains des moyens d'action » (Du Pouvoir). Son contrôle est total : direction de l'économie nationale, direction de la monnaie nationale, contrôle du commerce extérieur, contrôle des changes, monopole de l'éducation, mainmise sur l'information.

    La confusion démocratique du pouvoir et de la liberté du peuple est à la source du principe despotique moderne. Armé de l'anonymat que lui confère son identification au peuple, le Pouvoir n'en écrase que mieux l'individu sous le poids de la totalité, opprime l'intérêt particulier au nom de l'intérêt général. Le Tout veut, le Tout agit, le régent a l'autorité du Tout. La démocratie totalitaire est en place. On le voit, la politologie selon Jouvenel ne tient aucun compte de l'armature idéologique des régimes : « Les discussions sur la démocratie sont frappées de nullité car on ne sait pas de quoi on parle ». Le discours omniprésent des philosophes camoufle à peine leur travail de justification des politiciens en place. Remontant à l'essence du Pouvoir, Jouvenel délivre la science politique de son fardeau de concepts et s'astreint à ne traiter que de Realpolitik au sens le plus pur du terme.

    Et où la démocratie entend la marche de l'Histoire au sens marxiste comme un inexorable progrès vers la libération de l'individu aliéné, Jouvenel dresse le panorama de deux mille ans de régression planifiée.

     

    ◘ II. Des sociétés aristocratiques à l'avènement de la démocratie, le triomphe du Pouvoir

     

    Si la grande mutation de notre civilisation peut être datée au tournant des XVlIIe et XlXe siècles avec l'acquisition toujours accélérée de forces nouvelles qui dégagèrent l'Homme de l'emprise du Créateur, la marche du Pouvoir, elle, lui est bien antérieure, et correspond à l'émergence même d'une autorité constituée et légitimée au sein des sociétés les plus primitives.

    D'origine gérontocratique et ritualiste, le Pouvoir primitif, par essence conservateur, est supplanté par l'essor de la classe guerrière, qui répond au besoin d'ébranlement social caractéristique des périodes de trouble.

    Le déplacement d'influence observé engendre une nouvelle élite, l'aristocratie regroupée en une pyramide gentilice bientôt mutée en ploutocratie au fil des conquêtes. Noblesse devient synonyme de richesse du temps de la Grèce homérique.

    Parallèlement, I'expansion nécessite la nomination d'un chef à l'autorité absolue, concédée par les autres chefs de gentes regroupés dans le Sénat. L'histoire conservera le souvenir de l'lmperium extra muros de Rome, où la fonction politique du dux s'associe au caractère religieux du Rex. Cette dualité historique du pouvoir royal, « symbole de la communauté (…) sa force cohésive, sa vertu mainteneuse (…) il est aussi ambition pour soi (…) volonté de puissance, utilisation des ressources nationales pour le prestige et l'aventure ».

    Un appareil stable et permanent

    Le roi, ainsi nanti, ne tarde pas à s'opposer aux gentes dont la puissance propre l'oblige à composer et pour acquérir l'autorité directe, indiscutable qui lui fait défaut, il se tourne vers les couches plébéiennes. L'appui de la plèbe transforme la royauté en monarchie, comme Alexandre le Grand soutenu par les Perses contre les chefs macédoniens. Bureaucratie, armée, police, impôt construisent un appareil stable et permanent qui jamais plus ne sera démenti : I'État.

    L'apport du christianisme à la souveraineté, en lui conférant un droit divin, selon la formule de Saint Paul : “Tout Pouvoir vient de Dieu”, avertit le roi qu'il est serviteur des serviteurs de Dieu, protecteur et non propriétaire du peuple. Le système médiéval fondé sur la Loi divine et la Coutume populaire incite le Pouvoir pendant de longs siècles à la modération. Saint Paul dans ses épîtres ne se réfère-t-il pas à la tradition juridique romaine, laquelle place la souveraineté dans les mains du Peuple !

    Il faudra la crise de la Réforme et les plaidoyers de Luther en faveur du pouvoir temporel pour que le Pouvoir se défasse de la tutelle papale et que soit introduite la remise en cause de l'intercession de l'Église entre Dieu et le Roi. Au siècle suivant Hobbes déduira le droit illuminé du Pouvoir non de la souveraineté divine mais de la souveraineté du peuple. À sa suite, Spinoza dans son Traité théologico-politique rompt définitivement avec la tradition augustinienne et annonce le souverain despote. Dieu terrestre au pouvoir seulement limité par le droit accordé aux sujets. « Est esclave celui qui obéit au seul intérêt d'un maître. Est sujet celui qui obéit aux ordres dans son intérêt ». Rousseau et Kant assignent pareillement un droit illimité au commandement, mandaté par le peuple empêché de l'exercer par lui-même. Mais, à l'opposé de Montesquieu, il méconnaît la représentativité parlementaire : « La Souveraineté ne peut être représentée (…) les députés du peuple ne sont donc et ne peuvent pas être représentants (…) Le peuple anglais pense être libre : il se trompe fort ; il ne l'est que durant l'élection des membres du Parlement, sitôt qu'ils sont élus, il est esclave, il n'est rien » (in Du Contrat Social).

    L'Occident : un processus ininterrompu de croissance étatique

    L'Occident, depuis sa segmentation en royaumes rivaux, a connu un processus ininterrompu de croissance étatique. La volonté d'agrandissements, la soif d'expansion explique l'organisation d'infrastructures toujours plus efficaces. Les périls extérieurs ont permis de démultiplier les droits de l'État se présentant comme étroitement lié aux intérêts du peuple. « Ainsi la guerre accouche-t-elle de l'absolutisme », ce que magnifia Richelieu : « ne permettre aucune division à l'intérieur, les entretenir toutes à l'extérieur, ne point souffrir de partisans de l'étranger mais avoir partout les siens ».

    La Nation se forme autour du Trône. Le Roi incarne les peuples agrégés en un Tout à la seule validité psychologique. Aussi la Révolution ne doit-elle être envisagée qu'en tant que rénovation et renforcement du Pouvoir de la part d'un corps social qui, de spectateur de la monarchie, entend s'approprier le commandement. B. de Jouvenel écrit : « le trône n'a pas été renversé, mais le Tout, le personnage Nation, est montré sur le trône ». Et d'ajouter : « Qu'on cesse donc d'y saluer des réactions de l'esprit de liberté contre un pouvoir oppresseur. Elles le sont si peu qu'on ne peut citer aucune qui ait renversé un despote véritable ». La fonction historique de la Révolution n'est pas à rechercher dans la punition morale du despote mais bien plus dans la sanction biologique de son impuissance.

    Et dans ce plein essor du sentiment national, Hegel théorise le premier une doctrine cohérente du phénomène nouveau qu'est l'État-Nation, « ce qui commande souverainement à nous et à quoi nous sommes incorporés ». Hegel voit dans l'État la conception à venir de la société, être collectif, infiniment plus important que les individus, au pouvoir bureaucratique et savant, à la volonté qu'il qualifie non arbitraire mais connaissance de ce qui doit être et doit pousser le peuple dans le but que lui assigne la Raison.

    Suffrage universel, méritocratie, droits de l 'Homme

    L'organicisme de Spencer et Durkheim, le positivisme de Comte et les théories transformistes de Lamarck et Darwin, héritiers de l'enthousiasme industriel du XlXe siècle, iront tous dans le sens de l'accroissement indéfini des fonctions et de l'appareil gouvernemental.

    Pour se maintenir, le Pouvoir, dont les dimensions actuelle ont pris, avec le développement des moyens de communication, une importance inégalée, dispose de 3 armes imparables :

    • le recours au suffrage universel, ce qu'avaient déjà compris Napoléon, Bismarck et Disraeli qui consacre le césarisme, la large classe des dépendants se reposant sur l'omnipotence étatique contre l'aristocratie bourgeoise, puissance financière mais sans assise populaire
    • la “méritocratie”, très relatif renouvellement des élites qui facilite beaucoup l'extension du pouvoir en offrant à tous la perspective d'une participation au Pouvoir, complicité spécifique à la démocratie
    • les Droits de l'Homme, qui répandent l'illusion de la garantie des intérêts absolus de l'individu contre la société convention collective, mais que contourne aisément le Pouvoir, qui jouit du prestige de la Souveraineté, et de la collusion tacite liant l'individualisme social avec la philosophie politique absolutiste d'un gouvernement se réclamant des masses.


    Le triomphe de la démocratie dans la cohésion opérée entre l'État et la Nation prend une tournure téléologique. Bertrand de Jouvenel parle d'« incubation de la tyrannie ».

     

    ◘ III. Quelle Europe ? Thésée contre le Minotaure

     

    « L'État moderne n'est autre chose que le roi des derniers siècles, qui continue triomphalement son labeur acharne, étouffant toutes les libertés locales, nivelant sans relâche, et uniformisant ». Régulateur impérieux de toutes les existences individuelles, il ne protège pas les droits locaux, particuliers, mais réalise une “idée”, l’idée nationale et sociale mêlée. Le paradis plané. Le partisanisme agressif, I'étatisme spoliateur, le nationalisme fiévreux, l’idéalisme cynique concourent à son succès. Le pouvoir de faire concentré, ne reste plus à l'individu que celui de consommer, fonction irresponsable, le pouvoir d'achat, qui porte toutefois en germe le ferment possible d'une révolte, provoquée par la paupérisation et l'inégalité quantitative croissante des pouvoirs de consommation, derrière quoi pourrait se profiler de nouvelles revendications sociales, morales et politiques. Quelle ligne adopter ? B. de Jouvenel postule 5 fronts à établir en vue de restaurer la civilisation :

    • nier et œuvrer au démantèlement de l'État national unitaire, monstrueuse concentration de pouvoir et unique impulsion à toutes les forces et toutes les vies de la société. « Le mal serait en voie de guérison si l'État cessait d'être un appareil à travers lequel une volonté générale dicte à chacun ce qu'il doit croire, faire et sentir ».
    • supprimer la dichotomie producteur-citoyen, renouer avec l'antique conception de l'homme libre, I'habitant, le citoyen accompli dans sa capacité à s'affirmer comme personne, comme Être et Devenir.
    • procéder à l'étude critique des penseurs à l'origine de la Civilisation de Puissance : Hobbes, Rousseau, Kant, Bentham, Helvétius et Destutt de Tracy, conceptions fausses et mortelles de la société.
    • reprendre conscience que la nation n'est pas sentiment d'association mais d'appartenance commune à une foi, une morale unanimement respectées. Un droit inviolable parce que hors d'atteinte du Pouvoir.
    • instaurer une nouvelle charte des peuples, reposant sur les particularismes linguistiques, culturels, traditionnels et coutumiers. Un libertarisme féodal que Jouvenel traduit par ces mots « le traditionalisme, I'esprit conservateur des gloires et des coutumes propres au groupe, une fierté de corps qui préfère des conduites spécifiques à d'autres qu'on lui propose comme plus rationnelles, une adhésion affective à la localité plutôt que le dévouement à l'idéologie qui transcende le cadre géographique ».


    Un libertarisme de type féodal

    Une position non-conformiste éminemment proche du personnalisme, qui met l'accent sur la personne humaine, le fédéralisme, la liberté d'association spontanée, l’appartenance à la communauté contre l'omnipotence du Pouvoir. « Il faut des hommes internationaux par croyance, comme étaient les clercs du Moyen Âge » (in Quelle Europe ?). Jouvenel opte pour une autorité internationale ayant une prise morale directe sur les peuples, gouvernement des gouvernements, “ultramontanisme” fédéral à l'échelle européenne sur le modèle de la “République chrétienne”.

    Nécessité historique, ce super-gouvernement européen n'aura aucune prétention à l'universalisme du type ONU, dont la vanité ne lui échappe pas : « Ne commet-on pas une erreur lorsqu'on préfère un édifice universel et théorique, à un édifice plus limité, mais réalisable » (in : Quelle Europe ?). C'est de la solidarité des instincts, de l'union des sentiments, du respect commun des coutumes particulières que fécondera la résistance à l'hégémonie nationale étatique, ultime rempart de la civilisation européenne.

    Ainsi le régime de l'anonymat consacre-t-il non l'ère libertaire des philosophes mais l'ère sécuritaire des tyrans. L'acquisition de droits sociaux s'est accompagnée de l'abandon correspondant des droits individuels les plus élémentaires. L'envahissement de la protection sociale a pris une telle ampleur qu'il réclame à son tour qu'on s'en protège. Si l'Utile a pris le pas sur le Bien, la faute en revient d'abord aux philosophes modernes.

    « Où est donc votre fleuve que je m'y désaltère ? Mirages. Il faut retourner à Aristote, Saint Thomas, Montesquieu. Voilà du tangible et rien d'eux n'est inactuel ». Sachons, nous aussi nous montrer réceptifs au message anti-étatique et communautariste de B. de Jouvenel. Pour que vive l'Homme Européen, responsable, citoyen, libre !

    * * *

    Avant de clore cet exposé nécessairement succinct parce que synthèse d'une œuvre qui s'est voulue analytique, il convient de parfaire notre connaissance de Bertrand de Jouvenel par quelques éclaircissements sur le concept des Futuribles. Plutôt qu'un historique de la revue du même nom, dirigée par son fils, Hugues de Jouvenel, voyons ensemble ce que recouvre ce terme : “Futuribles” est un néologisme repris par B. de Jouvenel à un jésuite du XVIe siècle, Molina, théologien espagnol, contraction des mots “futurs” et “possibles”. Il désigne les différents avenirs possibles selon les différentes manières d'agir. En ce sens, B. de Jouvenel publie en 1964 un essai intitulé L'art de la conjecture, traité théorique où Jouvenel expose le procédé employé par lui dans la réalisation, depuis 1961, de travaux de prospective sur les modifications structurelles du système social et politique. Prévoyance comme action de l'esprit qui considère ce qui peut advenir et non futurologie (pseudo-science proposée par Ossip Flechtheim en 1949 sur la base de la connaissance), ce à quoi il oppose le principe de la « conjecture raisonnée ».

    Les péchés mortels de la politique

    Au sortir de 1945, Jouvenel jetait les bases de cet aspect proleptique de sa réflexion :

    « Si terribles qu'aient été leurs conséquences, ces erreurs sont moins coupables dans leur principe que les fautes, véritables péchés mortels de la politique, qui sont causées par l'impuissance des dirigeants à calculer les répercussions lointaines de leurs actes, par le mépris des règles établies et des maximes avérées de l'art de gouverner ».

    En préface de L'art de la conjecture, B. de Jouvenel ajoute :

    « Susciter ou stimuler des efforts de prévision sociale et surtout politique, tel est le propos de l'entreprise Futuribles, formée, grâce à l'appui de la Fondation Ford, par un petit groupe offrant un éventail de nationalités et de spécialités, assemblé par une commune conviction que les sciences sociales doivent s'orienter vers l'avenir (…) Ainsi l'avenir est pour l'homme, en tant que sujet agissant, domaine de liberté et de puissance, et pour l'homme, en tant que sujet connaissant, domaine d'incertitude. Il est domaine de liberté parce que je suis libre de concevoir ce qui n'est pas, pourvu que je le situe dans l'avenir ; j'ai quelque pouvoir de valider ce que j'ai conçu (…). Et même il est notre seul domaine de puissance, car nous ne pouvons agir que sur l'avenir : et le sentiment que nous avons de notre capacité d'agir appelle la notion d'un domaine “agissable” ».

    Les quatre règles des “Futuribles”

    Quatre règles fondent la démarche :

    • 1) sans représentation, pas d'action.
    • 2) l'action suivie, systématique, s'adresse à la validation d'une représentation projetée dans l'avenir.
    • 3) l'affirmation du futur vaut toutes choses égales d'ailleurs, selon la vigueur de l'intention.
    • 4) l'homme qui agit, avec une intention soutenue, pour réaliser son projet, est créateur d'avenir.


    Depuis, colloques, séminaires, projets soumis à la DATAR (Délégation à l'Aménagement du Territoire et à l'Action Régionale) se sont accumulés, que renforcent depuis 1974 la revue Futuribles et la publication régulière d'actes et de livres. « À mesure que l'avenir devient plus flou et offre une marge de liberté plus grande à nos actions » (cf. La Revue des revues n°20), Futuribles poursuit le travail initié par B. de Jouvenel et conserve en ligne de mire la mise en garde de Martin Heidegger (in : Le Tournant) : Ne pas « prendre purement et simplement en chasse le futur pour en prévoir et calculer le contour — ce qui revient à faire d'un avenir voilé la simple rallonge d'un présent à peine pensé ».

    ► Laurent Schang, Nouvelles de Synergies Européennes n°43, 1999.

    ◊ Intervention de Laurent Schang lors de la 6ème Université d'été de "Synergies Européennes" (Valsugana/Trento, 1998)

     


    Pin It