• Balkans : les États-Unis ont atteint leur objectif !

    Le général Reinhard Uhle-Wettler (né en 1932), commandeur d'unités parachutistes, en fin de carrière Commandeur de Division de la 1ère Aéroportée de la Bundeswehr, pa­r­le­ra à l'Université d'été de Synergies Européennes en août 2001. Pour préparer nos stagiaires à sa démarche, voici le bilan final qu'il tire, en toute clarté militaire, de la situation dans les Balkans. Ses positions sont clai­re­ment les nôtres, que nous aurons l'occasion d'expri­mer lors du colloque de la revue Renaissance européen­ne, qu'organisera Georges Hupin et son équipe à Sint-Pieters-Leeuw en avril 2001, avec le concours d'Alexan­dre Del Valle, Guillaume Faye, Max Steens et Robert Steuckers. Bonne lecture !

    http://i66.servimg.com/u/f66/11/16/57/47/ouie10.gif

    Dans les rapports des médias, on reproche souvent aux États-Unis d'avoir déployé une stratégie de dilettantes dans les Balkans. On a entendu des discours similaires immédia­tement après la Guerre du Golfe. En tenant compte des in­térêts des États-Unis et des rapports de force géopoliti­ques, on peut résumer les effets de la guerre des Balkans comme suit :

    ♦ 1 ♦

    L’OTAN, sous la direction des États-Unis, s'est débarrassé du boulet que constituaient les décisions du conseil de sé­cu­ri­té de l’ONU, et, dans cette entorse aux principes, a entraî­né et uni tous les membres de l'alliance.

    ♦ 2 ♦

    Les États-Unis ont fait de l'OTAN le seul instrument politico-militaire capable de fonctionner dans le monde occidental et, à la suite du changement de donne après la fin de l'op­po­sition Est-Ouest, ont renforcé l'alliance atlantique pour le futur.

    ♦ 3 ♦

    L'OTAN a fait admettre de facto sa nouvelle conception, y compris l'idée d'une intervention systématique en cas d'en­torse aux droits de l'homme, avant même que ses membres ne l'acceptent formellement, et l'a mis à l'épreuve de ma­nière pratique en profitant de l'aubaine de l'heure. Mis à part la défense commune des territoires inclus dans l'allian­ce, toute guerre “pour les droits de l'homme” est désor­mais possible. Nous avons affaire là à un pas de plus vers la création d'une “police mondiale”.

    ♦ 4 ♦

    Les États-Unis ont changé, en faveur de leurs ambitions glo­bales, le droit des gens qui avait été appliqué jusqu'ici, en se réclamant de l'acte de conclusion de la conférence de l'OSCE à Helsinki et de la résolution 688 du Conseil de sé­cu­rité des Nations Unies. Le principe de non ingérence dans les affaires intérieures d'un État est suspendu en cas d'en­torse apportée aux droits de l'homme, quelle que soit la dé­finition que l'on donne de ceux-ci. Le triomphe du droit d'in­tervention pour raisons humanitaires signifie que les droits de l'homme reçoivent désormais la priorité par rap­port au droit de souveraineté, à l'interdiction d'user de vio­lence (cf. l'art. 2 de la Charte des Nations Unies), ainsi qu'au principe de l'inviolabilité des frontières. L'OTAN ne pou­vait pas se réclamer du droit d'autodéfense collectif (art. 51 de la Charte des NU) ni d'un pouvoir accordé par le conseil de sécurité (chap. VII de la Charte de NU) dans la guerre déclenchée contre la Serbie. Les violations des droits de l'homme serviront donc désormais de plus en plus souvent de prétexte pour des interventions militaires. Cela nous ramène au schéma idéologique de la “guerre juste” et exclut quasiment le traitement correct à appliquer à l'ad­versaire (que l'on pratiquait depuis l'époque féodale). Le vainqueur devient automatiquement le juge.

    ♦ 5 ♦

    Les États-Unis se sont établis comme puissance européenne dominante et ont renforcé le contrôle et la domination qu'ils exerçaient sur l'Europe.

    ♦ 6 ♦

    La guerre est devenue un moyen de la politique pour im­po­ser les droits de l'homme et est acceptée comme telle par la communauté des États occidentaux. La course aux arme­ments que cela implique n'est plus fondamentalement re­mi­se en question. De cette façon, la répartition des tâches au sein de l'alliance est assurée.

    ♦ 7 ♦

    L'Europe, en tant que concurrente des États-Unis, est clouée dans les Balkans pour un certain temps et devra con­sentir des efforts financiers et économiques pour recon­struire le Kosovo et la Serbie. Ces frais accroissent les dé­fi­cits de la défense européenne autonome et grèvent la mon­naie commune de l'Europe face au dollar.

    ♦ 8 ♦

    Un verrou est posé désormais à toute coopération euro-russe qui impliquerait une participation allemande dans un projet de développement économique de l'Eurasie. L'ancien vi­ce premier ministre serbe, Draskovic, qui n'est pas resté long­temps en fonction, avait déclaré dans un entretien ac­cor­dé au Spiegel (n°18/1999) : « La Serbie est détruite au­jour­d'hui parce que les États-Unis, en créant cet exemple qui fera école, veulent discipliner l'Europe. Car les États-Unis savent pertinemment qu'une Allemagne unifiée, avec tout son potentiel, et dans une alliance politique et écono­mique avec la Russie, créerait les bases d'une Europe soli­de­ment unie, de l'Atlantique au Pacifique. Pour empêcher ce­la, on a mis en scène un crime collectif contre les Ser­bes ».

    ♦ 9 ♦

    Les États-Unis ont refoulant l'influence russe dans les Bal­kans et en abattant et en “démocratisant” la Serbie ont créé les conditions préalables de la sécurisation et de l'ex­ploi­tation de leurs intérêts énergétiques dans le bassin de la Caspienne, dans la Caucase et en Asie centrale. Le pé­tro­le et le gaz naturel, à leurs yeux, ne peuvent transiter vers l'Ouest que par des oléoducs indépendants de la Rus­sie, traversant la Mer Noire et les Balkans. Le capital abon­dant en provenance des sociétés pétrolières américaines et britanniques donnera donc le ton dans les pays de ces ré­gions, encore peu développés. L'influence américano-bri­tan­nique sur les sources énergétiques de ces pays aura donc nécessairement pour corollaire de limiter l'indépen­dan­ce énergétique des pays de l'Europe continentale. Dans les annexes de la revue Information für die Truppe (n°9/ 1998), on a explicité en long et en large ce “coup de poker pé­trolier dans le Caucase”. Ensuite, au grand dam des Rus­ses, les États-Unis ont décrété que l'espace de la Caspienne et du Caucase faisait dorénavant partie de leur zone d'in­té­rêt. Il s'agit donc de soustraire ces énormes réserves de pé­trole et de gaz naturel à tout monopole contrôlé par la Rus­sie. Dans le livre d'Egon Bahr, Deutsche Interessen, on trou­ve­ra une carte des variantes possibles dans le tracé des o­léo­ducs de la Caspienne ; carte qui complète utilement le sy­nopsis qu'il nous donne des régions pétrolifères et ga­ziè­res du Proche-Orient et de l'Asie centrale.

    ♦ 10 ♦

    La position de la Turquie a été consolidée chez ses coreli­gion­naires musulmans des Balkans, vu son état de puissance musulmane et ses ambitions islamiques ; la Turquie est aus­si, dans ce contexte, la plaque tournante de la politique américaine au Proche-Orient et en Asie centrale. L'engage­ment de soldats turcs dans les troupes de la paix déployées par l'OTAN dans le cadre de la KFOR a été salué avec en­thou­siasme par la presse turque (voir Die Welt, 6 juillet 1999). Cet enthousiasme peut déborder et rayonner aisé­ment dans les pays du Caucase et d'Asie centrale dans un fu­tur proche. Les États-Unis insistent pour que la Turquie soit acceptée au sein de l'UE ; c'est un indice supplé­men­tai­re prouvant que les États-Unis, systématiquement, soutien­nent la “plaque tournante Turquie”.

    ♦ 11 ♦

    Les États-Unis, comme lors de la guerre du Golfe, ont testé leur arsenal moderne de technologies militaires et leurs sy­stèmes de guidage, en tir réel. De ce fait, ils ont consolidé sur le plan international leur avance technologique dans le do­maine militaire, surtout dans les domaines du renseigne­ment, de la belligérance électronique et des armes intelli­gentes à têtes chercheuses. Ainsi, leur politique financière et économique d'orientation globale peut s'appuyer sur une puissance militaire supérieure à toutes les autres et tou­jours prête à l'engagement réel. Les News Release Pent­a­gon du 10 août 1998 nous donne un bon synopsis de la poli­ti­que des points d'appui, notamment pour la flotte, que pra­tiquent les forces armées américaines.

    ♦ 12 ♦

    L'industrie de l'armement américaine vient de recevoir un bon coup de pouce presque au détriment des forces enga­gées sur le terrain du social. Ce coup de pouce permet des investissements dans le domaine de la haute technologie et renforce ipso facto le dollar.

    On le voit : les résultats obtenus par les États-Unis sont le fruit d'une politique bien planifiée, d'une exploitation logi­que des faiblesses de l'Europe et d'une situation avanta­geu­se. Bon nombre d'éléments nous permettent de dire que, sur­tout dans le cas de la Yougoslavie et lors de la guerre con­tre la Serbie, les États-Unis ont agi après mûre planifi­ca­tion, en étant bien conscients des enjeux. Le 6 juin 1999, Peter Scholl-Latour écrivait dans Welt am Sonntag : « L'UÇK — avec en son sein des inimitiés de type clanique et des struc­tures de type mafieux — a été armée puissamment par l'aide américaine en un temps record. Elle est dirigée par un général croate éprouvé et conseillée par des experts amé­ricains et  — on est bien étonné de l'entendre ! —  par des spé­cialistes iraniens de la guerre des partisans ».

    Dans ce contexte, il me paraît intéressant de méditer la chro­nologie établie par le Ministère fédéral allemand de la dé­fense en date du 21 avril 1999. En page 9 de cette chro­no­logie, et sous la rubrique “1998”, on peut lire : « Les vio­lences au Kosovo augmentent. L'armée de libération du Ko­so­vo (UÇK) impose sa volonté en perpétrant des attentats con­tre les forces de sécurité serbes et contre les collabo­ra­teurs ethniques albanais du Kosovo, c'est-à-dire cherche à im­poser l'indépendance de la province par la violence ».

    Enfin, dans les colonnes de la Süddeutsche Zeitung du 10 & 11 avril 1999, on a pu lire : « Des combattants de l'armée clan­destine UÇK des Albanais du Kosovo travaillent de con­cert avec l'OTAN, selon le Ministre français de la défense Alain Richard ». Pour mener à bien de telles “sales opéra­tions”, on mobilise des services secrets comme la CIA, le MI6 britannique et le Mossad israélien. Citons dans ce con­texte un passage du livre de l'ancien secrétaire d’État auprès du Ministère de la défense allemand, Andreas von Bülow (Im Namen des Staates : CIA, BND und die krimi­nellen Machenschaften der Geheimdienste = Au nom de l’État : La CIA, le BND et les agissements criminels des ser­vices secrets) : « Si l'on prend pour mesure l'éventail des in­terventions cachées des services secrets au cours des cin­quan­te dernières années, alors on peut en déduire que la pa­cification effective des Balkans ne va pas du tout dans l'in­térêt de la véritable politique extérieure des États-Unis, laquelle demeure “cachée”, notamment quand on prend en compte les idées développées par Zbigniew Brzezinski qui dé­montre que les Balkans sont justement la zone d'accès géo­politique qu'emprunterait l'Europe industrielle pour ac­cé­der aux Balkans eurasiens (= l'Asie centrale), avec leurs é­normes ressources en énergies et en matières premières » (p. 494).

    Les horreurs de cette guerre occulte menée et entretenue par les services secrets, en contravention avec tous les prin­cipes prévus par le droit des gens en cas de guerre, la Wehrmacht allemande les a bien amèrement ressenties pen­dant la Seconde Guerre mondiale. Les archaïsmes et les traditions des peuples balkaniques ont été accentués plus tard, quand la Yougoslavie de Tito, née de la guerre de li­bération populaire de 1941-45, s'est préparée systéma­ti­quement à une guerre des partisans contre une invasion po­tentielle de l'URSS, qui, par un éventuel coup de force en di­rection de l'Adriatique, aurait supprimé son indépen­dan­ce. Les éléments institutionnels de la guerre des partisans, pré­vue par le titisme, ont été déterminants dans la nouvel­le guerre des Balkans, surtout dans la lutte pour la domina­tion du Kosovo. Certes, ces éléments ont permis à l'OTAN d'é­viter de déployer des troupes terrestres. Mais ce qui va sui­vre, c'est l'extension aux Balkans de la "zone de paix dé­mocratique", de type ouest-européen, ce qui implique de fac­to une “démocratisation” de cette région. Ainsi les États-Unis auront obtenu ce qu'ils voulaient. Mais l'Europe, el­le, se trouvera devant une tâche quasi impossible à ré­soudre.

    ► Général Reinhard Uhle-Wettler, Nouvelles de Synergies Européennes n°50, 2001.

    (extrait de son ouvrage, Die Überwindung der Canossa-Republik : Ein Appell an Verantwortungsbewußte, Hohenrain, Tübingen, 3. Auflage, 2000)

     

    intertitre

     

    CRISE BALKANIQUE, CRISE EUROPÉENNE

     

    Yougoslavie◘ 1. Les Balkans, point d’acupuncture en Europe

    Toute vision géopolitique de l’Europe pose celle-ci comme un organisme vivant, qui a des points vulnérables et d’autres mieux protégés, en bref, des points faibles et des points forts. Tous les pays et tous les peuples européens ont leur fonction propre dans l’ensemble continental mais certains territoires ou certaines ethnies ont une importance prépondérante, si prépondérante que la santé ou la maladie du corps-Europe entier en dépend. Aujourd’hui, vu les circonstances, personne ne niera que les Balkans sont un point particulièrement sensible dans l’ensemble géopolitique européen. Dans cette région en effervescence, trois forces géopolitiques majeures de l’Eurasie se trouvent face à face, créant de la sorte un nœud inextricable de problèmes. S’il y a harmonie dans les Balkans, l’organisme européen fonctionne plus ou moins bien. Quand on touche à l’équilibre toujours précaire des Balkans, quand on y suscite des conflits, quand on se livre à des provocations dans cette région instable, quand les grandes puissances européennes interviennent dans les conflits balkaniques, les répercussions se font immédiatement ressentir dans tout le continent et on risque une guerre européenne comme en 1914.

    En effet, la Première Guerre mondiale a commencé à Sarajevo. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les territoires de la Yougoslavie — surtout les nouveaux États croate et serbe — ont été les foyers de conflits atroces, tragiques et sanglants. En vase clos, les peuples balkaniques vidaient leurs querelles : oustachistes croates, musulmans pro-allemands, tchetniks serbes monarchistes et nationalistes, internationaux communistes de Tito, Bulgares alliés à l’Axe, Albanais et Macédoniens, etc. s’entretuaient à qui mieux mieux. Ces luttes intérieures étaient marquées par une violence extrême, par des génocides épouvantables, par la guerre ou plutôt la guérilla totale, où participaient et mouraient femmes, enfants et civils, sans exception. Aujourd’hui, l’histoire se répète : la guerre est revenue dans les Balkans. Et une fois de plus, c’est une guerre totale. Génocides, massacres de civils, déportations, tortures, viols, atrocités, décapitations, étripages, yeux crevés font partie du décor quotidien. Hallucinant !

    Le conflit dans l’ex-Yougoslavie est pourtant différent des autres conflits sanglants qui agitent l’Eurasie. Arméniens et Azéris, Moldaves et Russes “transnistriens”, Géorgiens et Abkhazes, etc. luttent pour des intérêts locaux, étroitement déterminés parles appartenances ethniques. Ni en Azerbaïdjan ni en Arménie, on ne parle de guerre religieuse. Les Azéris ne parlent pas de djihad. Les Arméniens ne font aucune référence à la défense de la Chrétienté. Dans l’ex-Yougoslavie, la situation est radicalement différente ! C'est une guerre entre Slaves : avec, comme protagonistes, les Serbes orthodoxes, les Bosniaques (Serbes et Croates ethniques convertis à l’Islam il y a 5 siècles) et les Croates (Slaves catholiques). Il s'agit donc d’une guerre religieuse, où toutes les parties sont profondément conscientes de l’essence métaphysique et de la perspective géopolitique qu’ils défendent.

    La guerre actuelle dans les Balkans risque d’être le commencement d’une grande guerre continentale. Les arguments des pacifistes ne compteront plus. Tant sont profondes les forces mises en jeu dans cette région. Le site géographique de cet affrontement est trop important pour l’Europe et pour l’harmonie continentale. Ceux qui disent d’ores et déjà que la guerre grande-continentale a commencé, n’ont peut-être pas tout-à-fait tort.

    ◘ 2. Trois forces, trois peuples

    Dans les Balkans, on aperçoit 3 forces géopolitiques qui sont entrées en conflit mortel.

    • a) Les Serbes

    Quand on parle des Serbes dans le conflit actuel, il s’agit des Serbes de Serbie et de la Kraïna (terres peuplées de serbes et gouvernés par des irréguliers serbes dans les territoires de la Bosnie-Herzégovine et de la Croatie). En Bosnie, les territoires contrôlés par les Serbes occupent 60 % de la superficie de la République. Ces serbes de la Kraïna et de Bosnie ont proclamé une “République serbe” indépendante. Ils représentent le monde de l’orthodoxie. Ils s’identifient à la Russie, et par logique géopolitique, à l’Eurasie, mais au sens limité, petit-eurasien, que lui donnaient les philosophes eurasistes russes, qui posaient l’équation “Russie = Eurasie” et soulignaient la présence, dans l’ensemble étatique, impérial, culturel et religieux russe, d’une grande composante territoriale asiatique. Les Serbes représentent une force qui s’identifie à l’Orient de l’Europe. Aujourd’hui, à cette heure critique et dramatique de leur histoire, tous les Serbes, depuis les intellectuels jusqu’aux simples paysans, en passant par tous les soldats et les miliciens, ont conscience que leur pays représente quelque chose de beaucoup plus grand que la petite Serbie, que la petite ethnie slave du Sud-Est européen. Certains Serbes sentent derrière eux la présence des vastes étendues sibériennes; un pays du Nord de la Bosnie, s'appelle “Simberie” ; il est peuplé de Serbes. Le célèbre peintre et mystique serbe Milosc de Matchva affirme que les mots “Serbie” et “Sibérie” ont une même racine ancienne. Serbes et Monténégrins ont un dicton : « Nous et les Russes sommes 200 millions d’hommes ». Et encore : « Du haut des plus hautes montagnes des Balkans, on peut apercevoir Moscou si la nuit est claire ».

    • b) Les Croates

    Ils vivent sur 70 % du territoire de la République croate. Les 30 % restants relèvent de la Kraïna serbe. Les Croates occupent également 20 % du territoire de la Bosnie-Herzégovine, où ils ont annoncé la création d’un nouvel État croate de Bosnie-Herzégovine. La langue des Croates ne diffère guère de celle des Serbes. Ils sont en majorité catholiques. Dans la situation actuelle, les Serbes convertis au catholicisme (qui habitent surtout dans les régions méridionales de la Croatie) sont absolument solidaires des Croates. Ceux-ci représentent dans les Balkans l’Europe centrale, la Mitteleuropa, bien qu'il ne faut pas oublier qu'à l’époque de la création de la Yougoslavie et de la désintégration de l’empire austro-hongrois, les Croates étaient les premiers à voter pour la sécession d’avec l’empire danubien / centre-européen et pour l’unification avec les autres Slaves du Sud.

    Quoi qu’il en soit, les Croates, pendant la Seconde Guerre mondiale et aujourd’hui, s'associent explicitement aux intérêts de la Mitteleuropa, de l’Autriche catholique et de l’Allemagne. Ils se considèrent comme “européens” et “civilisés” par contraste avec les Serbes qu’ils décrètent “asiatiques” et “barbares”. Chez les Croates — du moins chez ceux qui soutiennent Tudjman ; ce n'est pas le cas de ceux qui sont engagés dans les rangs du HOS de Dobroslav Paraga — l’idée d’Europe et le mythe de la Mitteleuropa s'associent avec l’engouement pour le “monde moderne”. Mais en dépit de ce modernisme, on repère chez eux une certaine “judéophobie”, répondant à une certaine “judéophilie” des Serbes. En effet, chez les Serbes, on éprouve une certaine sympathie pour les juifs, parce qu’on se sent proche d’eux ; on est solidaire du peuple hébreu qui a subi un génocide, à l’instar des Serbes.

    Les Croates sont extrémistes dans leur catholicisme. On voit chez eux des prêtres qui bénissent les armes et encouragent les “opérations spéciales” de “purification ethnique”, car ils considèrent que la guerre contre les Serbes est une guerre sainte contre “l’Asie”.

    Derrière les Croates, il y a la Mitteleuropa, l’Allemagne et surtout le catholicisme des provinces méridionales et de l’Autriche. Les Croates se veulent des représentants de l’Occident européen, face aux Serbes orthodoxes et aux Bosniaques musulmans. Les Serbes appellent les Croates les “Oustachistes” et parfois même les “Allemands”. De leur côté, les Croates appellent les soldats du bataillon russe de l’ONU, les “tchetniks russes”. Pour les Croates “allemands”, les Serbes sont “russes” et les Russes sont “serbes”.

    • c) Les Bosniaques

    Les Bosniaques vivent dans le territoire de la République de Bosnie-Herzégovine, mais leurs terres sont éparpillées, dispersées sur toute la surface de la république. Il n'y a que 3 espaces homogènes, relativement grands, en Bosnie-Herzégovine, qui sont peuplés de Musulmans : le rayon de Bekhatch (nord-ouest de la République), les terres autour de Tuzla (dans le Nord) et l’espace au Sud de Sarajevo. La population de cette dernière ville est à 60 % musulmane.

    Les Bosniaques sont des Serbes ethniques qui sont entrés en Islam à l’époque de la conquête turque. Paradoxalement, les Musulmans bosniaques sont ethniquement plus “purs” que les Serbes orthodoxes. Beaucoup de Musulmans de l’ex-Yougoslavie présentent des types dolichocéphales à pigmentation claire. Pour quelle raison ? Les troupes turques-ottomanes ne violaient pas les femmes de ceux qui s'étaient convertis à l’Islam. Les Serbes orthodoxes sont beaucoup plus turquisés que les Musulmans bosniaques sur le plan racial. N'omettons pas de signaler un événement historique très important dans l’évolution de la mosaïque balkanique : les Musulmans actuels sont en gros des anciens Bogomils, une secte dualiste opposée aux églises constituées et persécutée tant par Rome que par Byzance ; le roi des Bogomils, Tverdko, s’est converti à l’Islam pour des raisons religieuses plus que par opportunisme. En fait ce sont les Musulmans de Bosnie qui sont les descendants de la noblesse serbe médiévale, surtout dans le sud du pays. Les paysans et les serbes de condition modeste ont conservé en revanche la foi orthodoxe, surtout dans le Nord de la république.

    Les Musulmans bosniaques se considèrent comme partie intégrante de l’Umma islamique malgré leur parenté ethnique avec les Serbes orthodoxes. Pour eux, le modèle est la Turquie, quoiqu’Alia Izetbegovitch, le président de la République de Bosnie actuelle, est un fondamentaliste, très influencé par les idées de la Révolution islamique iranienne. Du fait qu'il ait affirmé jadis que la République de Bosnie-Herzégovine était un “pays musulman”, il a déclenché la rébellion des Serbes orthodoxes et des Croates catholiques.

    Les Bosniaques, sur le plan territorial, sont dans une situation désastreuse; leur territoire n'est pas homogène, leurs frontières sont démembrées et il n'y a aucune zone compacte dans laquelle ils pourraient se rassembler. Mais ils sentent que le monde musulman les appuie. Et que la Turquie est prête à les aider pour reprendre pied dans les Balkans. Enfin, que les Saoudiens sont prêts, eux aussi, à leur apporter de l’aide, surtout sur le plan financier. Paradoxalement, malgré les sympathies pro-iraniennes d’Izetbegovitch, le facteur iranien est fort peu présent en Bosnie.

    Les Musulmans se considèrent comme les représentants du Grand Sud islamo-turc ou islamo-arabe. Pour eux, les Serbes sont des “nationaux-bolchéviques”, des “soviétiques” ou des “tchékistes”. Les Croates sont “modernistes” et “utilitaristes”. Ils sont prêts à proclamer la guerre sainte, la djihad, pour protéger la foi islamique et établir l’État islamique. Ils soutiennent l’idée de “Grande Turquie” annoncée par Özal, “de la Mongolie jusqu’à Sarajevo”. Les Bosniaques forment plus ou moins 49 % de la population de Bosnie-Herzégovine mais sentent derrière eux l’appui de plusieurs centaines de millions de Musulmans.

    Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Bosniaques musulmans étaient solidaires des Croates, la Bosnie-Herzégovine faisant d’ailleurs partie de l’État oustachiste croate d’Ante Pavelic ; selon les Serbes, les Musulmans étaient partie prenante dans le génocide anti-serbe. Aujourd’hui, la situation est légèrement différente : il y a une certaine solidarité entre Bosniaques et Croates dans les régions contrôlées par les Serbes, mais, en même temps, il y a aussi un antagonisme entre Musulmans et Croates dans le Sud-Ouest du pays, là où les Croates ont proclamé la République croate de Bosnie-Herzégovine. À Sarajevo, les Croates subissent le même traitement brutal que les Serbes dans les quartiers de la ville contrôlés par les milices d’Izetbegovitch et, souvent, dans de tels cas, les Croates collaborent avec les Serbes pour tenter de quitter Sarajevo.

    En conclusion, nous pouvons dire que le conflit actuel qui secoue l’ex-Yougoslavie est un conflit d’importance continentale voire mondiale. Trois forces métapolitiques voire métaphysiques majeures sont entrées en conflit et risquent de faire basculer la Grande Europe dans une guerre terrible. Si ces forces vivaient en harmonie et s’alliaient, l’Europe vivrait dans la stabilité et la sécurité. À cause du conflit balkanique, on risque une nouvelle querelle entre Russes et Allemands (l’axe Orient-Occident) ou, autre scénario, on verra se former une alliance entre Russes et Allemands contre le monde musulman turc et arabe (l’axe Nord-Sud). À qui profiteront ces conflits potentiels ?

    ◘ 3. Chercher l’intérêt américain

    L'opposition entre l’atlantisme et l’eurasianisme est la constante géopolitique majeure dans l’histoire moderne ; les représentants les plus sérieux de la discipline géopolitique le reconnaissent : depuis Mackinder et Kjellen jusqu’à von Lohausen et Béhar, en passant par les Américains Spykman et Gray. L’histoire du XXe siècle a confirmé plusieurs fois la pertinence des thèses de Karl Haushofer : la défense de l’Europe dépend directement de la possibilité de l'alliance géopolitique des puissances du bloc eurasien, soit l’Axe Berlin-Moscou-Tokyo. Les puissances continentales conscientes de leurs intérêts géopolitiques ont toujours soutenu cette alliance. La politique atlantiste, anglo-saxonne, depuis quelques siècles et, dans le chef des Américains, depuis 1945, a toujours cherché à briser ce bloc continental, à provoquer des luttes intérieures sur le continent pour mieux pouvoir réaliser la “stratégie de l’encerclement”, ou la “politique de l’anaconda”.

    La France et l’Angleterre ont provoqué la création de la Yougoslavie pour détruire l’Empire centre-européen qu’était l’Autriche-Hongrie, de façon à affaiblir l’Allemagne et pour engager la Russie dans l’alliance suicidaire, contre-nature, avec l’Occident, contre la seule puissance logiquement amie de la Russie, la Mitteleuropa unifiée ou l’Allemagne. En guise de récompense, la Russie a reçu la révolution bolchévique et l’Allemagne, en guise de punition, le Traité de Versailles. Les Croates, eux, ont reçu la Yougoslavie artificielle qui a réduit en bouillie leurs libertés ethniques. Seules les puissances atlantiques et anglo-saxonnes ont tiré des avantages des carnages de 1914-18 : des positions fortes dans les rimlands de l’Eurasie qui leur permettaient de préparer la domination géopolitique et stratégique du monde.

    Pendant la Seconde Guerre mondiale, un scénario identique s’est répété. Les Allemands ont attaqué les Russes qui, après avoir encaissé un choc très rude, se sont ressaisis et ont écrasé les Allemands. Les Soviétiques soutenaient Tito, communiste croate ; les Anglais et les Américains soutenaient les tchetniks serbes contre l’Europe centrale unie sous la poigne allemande. Après 1945, la Russie souffre d’“hypertension impériale” parce qu'elle doit défendre des frontières immenses sur le continent et contrôler des groupes d’États différents et opposés les uns aux autres. Pendant ce temps, les Américains préparent dans leur Grande Île facilement défendable le dernier round pour obtenir la domination mondiale unipolaire, qu’ils nommeront, lors de la guerre du Golfe, le “Nouvel Ordre Mondial”.

    Après la destruction de l'URSS, les atlantistes devaient, tout logiquement, inventer un autre moyen d’affaiblir le continent rival (l’Eurasie). On connaît la recette : susciter une nouvelle guerre inter-européenne. Et la faire débuter dans les Balkans, parce que c'est le point le plus sensible de l’architecture européenne, comme on l’enseigne dans tous les collèges militaires et dans les écoles de diplomates, tous lieux où on n’oublie pas les vieilles leçons de la géopolitique.

    Détail intéressant : les 3 parties engagées dans le conflit actuel qui ravage l’ex-Yougoslavie s’accusent mutuellement d’être “les marionnettes du Nouvel Ordre Mondial”. Les Serbes sont bien conscients de la campagne mondiale anti-serbe, dont les exagérations, la fausseté et le caractère manipulatoire sautent aux yeux aujourd’hui. Les sanctions contre la Serbie auraient été prises sans qu’aucune preuve tangible n’ait vraiment été établie. Tout cela a été orchestré par les Américains qui, après avoir soutenu une monstruosité géopolitique  (la Yougoslavie)  en soutiennent deux autres, la Bosnie-Herzégovine et la Croatie dans leurs frontières actuelles qui ne correspondent à aucune réalité historique, ethnique ou religieuse. Or, face à ces critiques serbes, les Croates sont bien conscients du rôle fatidique que jouent les États-Unis dans la région : bon nombre d’observateurs croates accusent les “atlantistes” de pratiquer leur stratégie habituelle : soutenir l’Orient de l’Europe pour mieux écraser la Mitteleuropa germano-centrée.

    Pour des raisons plus précises encore, les Musulmans de Bosnie considèrent que leurs ennemis sont les “agents géopolitiques des États-Unis” parce que, disent-ils, Serbes et Croates luttent objectivement en Bosnie contre le régime “traditionaliste” et “fondamentaliste” d’Izetbegovitch, donc contre une alternative vivante et efficace au monde moderne dont la citadelle est l’Amérique. Les Serbes se mobilisent, se mettent en état d’alerte, face à la perspective d’une intervention américaine. Plusieurs combattants serbes de Bosnie-Herzégovine m'ont confirmé qu’ils étaient prêts à lutter contre les troupes américaines au cas où celles-ci pénètreraient de force dans le pays.

    Après l’Irak [guerre du Golfe], c’est donc la deuxième guerre contre l’Europe que mènent les Américains (pour reprendre l’expression du Général Jordis von Lohausen) depuis le début de la décennie 90. Mais cette fois, les forces vives de l’Europe, les grandes puissances européennes, sont beaucoup plus directement impliquées.

    Il me semble parfaitement légitime de qualifier le conflit actuel dans les Balkans comme une “guerre des atlantistes contre les Eurasiens”. Comme une guerre de l’Amérique contre l’Europe.

    ◘ 4. Trois révolutions conservatrices méconnues

    De la tragédie post-yougoslave, on peut donner une autre analyse, qui n’est plus globale, géopolitique, qui ne situerait plus seulement le drame des Balkans dans le cadre d’une stratégie atlantiste, visant à semer le chaos et à ébranler la stabilité continentale de l’Eurasie. Cette autre analyse part d’une prise en compte de la dimension intérieure des événements, dimension qui interpelle directement les peuples et qui révèle des choses extraordinaires.

    Quand la Yougoslavie s’est définitivement effondrée, quand cette création chimérique fondée sur la politique de Tito qui consistait à participer à l’encerclement de la masse continentale socialiste avec l’appui de Washington, tout en conservant  (paradoxe apparent)  des liens économiques et surtout stratégiques avec l’Union Soviétique et l’Europe orientale socialiste, les peuples ont perdu toute une série d’illusions modernistes. Après la disparition du communisme yougoslave, philo-américain et d’orientation nettement mondialiste, les peuples de l’ex-Yougoslavie ont été entraînés dans un courant très différent de celui dans lequel les autres peuples des pays ex-socialistes, Russie comprise, ont plongé. Si les autres pays ex-socialistes ont accepté le modèle du libéralisme cosmopolite, le paradigme américain et ont infléchi leur politique extérieure dans un sens clairement pro-américain, la guerre brutale entre Serbes et Croates, puis entre Serbes et Musulmans de Bosnie-Herzégovine, a provoqué les réveil de consciences nationales voire traditionnelles sans précédent. Les limites conventionnelles de l’utopie mondialiste ont été rompues, dépassées, et les énergies profondes des divers héritages religieux, nationaux, historiques et traditionnels se sont déchaînés dans le processus violent et ardent de cette triple révolution conservatrice balkanique, de ce Grand Retour aux essences traditionnelles et nationales, aux valeurs oubliées de l’identité.

    Lorsque j’ai rencontré le Président de la République serbe de Bosnie-Herzégovine, Mr. Karadjic, il a prononcé devant moi ces paroles extraordinaires :

    • « On nous accuse d’être des “barbares”, des “Asiatiques”, etc. C'est vrai. Nous, les Serbes, nous ne sommes pas modernes. Parce que nous sommes orthodoxes, conscients de nos racines slaves, fiers de notre passé héroïque. Ici, dans la République serbe de Bosnie-Herzégovine, nous ne luttons pas contre les Musulmans et les Croates, nous luttons contre le monde moderne, contre la modernité. Ici, il n'y a plus de “temps vulgaire”. Ici, notre temps est le temps national. Les héros serbes qui sont morts lors de la bataille du Kosovo, il y a plus de 600 ans, ceux qui sont morts pendant notre longue lutte contre les Turcs au cours du XIXe siècle, ceux qui sont tombés pendant les deux guerres mondiales de ce siècle, et ceux qui combattent aujourd’hui, tous appartiennent à un seul moment historique, à l’instant éternel de la Tradition, de notre Tradition religieuse et nationale. Aujourd’hui, c'est l’éternité nationale du peuple qui s’ouvre, qui se réveille, qui s’affirme au milieu de l’horreur, de la souffrance, de la violence, de l’héroïsme, de la guerre. Nous sommes reconnaissants vis-à-vis de nos ennemis : ils nous ont réveillés ».


    Ces paroles, complètement inattendues dans la bouche d’une personnalité politique européenne de la fin du XXe siècle, me paraissent prophétiques. Elles témoignent que, chez les Serbes, après l’effondrement du communisme, c'est une sorte de révolution conservatrice qui se déploie, qui devient modèle national, qui refuse le cosmopolitisme libéral. Karadjic annonce une “troisième voie” serbe, à la fois traditionnelle et nationale. Le peuple serbe qui, il y a quelques années seulement, était une masse inconsciente, consumériste, conformiste, subissant deux tentations également perverses, celle du bureaucratisme soviétique et celle du capitalisme occidental, s'est transformé, s'est transfiguré en un organisme vivant, en un tout organique. Ce n'est pas un pas en arrière comme l’affirment les progressistes libéraux ou sociaux-démocrates, mais un Retour à l’Archétype national, qui, comme tous les archétypes, est a-temporel. En Serbie, partout on voit des popes orthodoxes, des militaires et des civils (travailleurs et paysans) armés :  les 3 castes de la trifonctionnalité indo-européenne sont ressuscitées, réanimées, après tant d’années sous le règne de la quantité, de facture communiste ou démocratique. Cette guerre a guéri les Serbes, mais aussi les Croates et les Bosniaques islamiques, des miasmes de l’occidentalisme. Karadjic voit juste : c’est la guerre, en tant que manifestation purificatrice, et les ennemis, en tant qu’instruments du destin, qui ont guéri le peuple de sa médiocrité.

    Justement, que se passe-t-il chez les ennemis des Serbes ? Chez les Croates et les Bosniaques musulmans, la situation est tout-à-fait comparable. Alia Izetbegovitch, le Président actuel de la Bosnie-Herzégovine, est un partisan convaincu du gouvernement islamique, anti-libéral, traditionnel et fondé sur la S’hariat. Pour lui, la création d’un État fondamentaliste islamique en Europe signifie organiser un bastion d’avant-garde, un avant-poste, dans la lutte de l’Islam eschatologique contre le “Dar-ul Daddjal”, le “monde du Satan”. Il associait au “Dar-ul Daddjal”, la Yougoslavie athée, pro-américaine et moderniste. Pour son engagement islamique, il a purgé une dizaine d’années de prison, avant que les modernistes communistes ne baissent la garde, avec la perestroïka de Gorbatchev. Les Musulmans bosniaques luttent non seulement pour le maintien de leur république  (face à un ennemi supérieur en nombre et avec des forces dispersées sur l’ensemble du territoire)  mais découvrent leur identité spirituelle et traditionnelle. C’est une véritable révolution conservatrice musulmane qui s'est déclenchée en Bosnie. On y assiste au même retour à “l’instant éternel” dont parle Karadjic, le principal ennemi d’Izetbegovitch. Pour les Bosniaques, la guerre actuelle est une véritable djihad, une guerre sainte menée contre la modernité, contre le Nouvel Ordre Mondial.

    Chez les Croates, même scénario. Pour eux, la lutte tragique qu’ils mènent, la défense acharnée de Vukovar — le “Stalingrad croate” — leur guerre totale, ont provoqué le réveil de la conscience nationale, de l’identité populaire et de la Tradition. S'il y a encore en Europe des Catholiques au sens intégral et médiéval du terme, il faut aller les chercher en Croatie. Pour ces Croates, la foi et la culture typiques de la Mitteleuropa, représentent aujourd’hui les valeurs existentielles pour lesquelles ils n’hésitent pas à mourir, à sacrifier tous leurs biens, y compris leurs familles. Ils associent les Serbes à la dictature aliénante et artificielle qui a empêché le peuple croate de suivre son destin, de se développer sur les plans national et culturel. La Croatie de Tudjman vit une révolution conservatrice croate qui a pour objectif de créer un nouveau régime traditionnel croate, ouvert à l’Europe et surtout aux autres pays de la Mitteleuropa, de l’ancienne monarchie austro-hongroise. Là-bas aussi, “l’instant éternel” est revenu et se heurte au mondialisme explicite de cette fin de siècle, incarné, à leurs yeux, dans la Yougoslavie moderne de Tito.

    Une question légitime se pose : quelle sera la force qui l’emportera au bout du compte, dans cet affrontement plein de paradoxes : sera-ce la force extérieure “atlantiste” qui répète les provocations et incite 3 régimes anti-modernes à lutter les uns contre les autres au lieu de s’entendre et de créer un front anti-mondialiste commun ? Ou seront-ce les énergies profondes des révolutions conservatrices balkaniques, vectrices d’essences immortelles, qui, quoi qu'il arrive, demeureront à l’état latent ? En d’autres termes, le lobby planétaire atlantiste pourra-t-il contrôler la situation, poursuivre ses manipulations, si les forces révolutionnaires-conservatrices et nationales se réveillent totalement et partout ? Les mondialistes peuvent bien se moquer des soldats serbes qui ont décidé de combattre les Américains si ceux-ci intervenaient directement. Mais qu’ils réfléchissent : si demain, au lieu d’avoir en face d’eux des Serbes, ressortissants d’un peuple numériquement faible, ils auront des Russes, dotés d’armes nucléaires ? Dans ce cas, les marionnettes de Washington n’auraient plus que des pouvoirs très limités, si de grandes nations européennes commençaient à refuser la logique du Nouvel Ordre Mondial, avec la même énergie que les Serbes, les Croates ou les Musulmans de Bosnie.

    Les tenants du Nouvel Ordre Mondial eux-mêmes cherchent à résoudre le problème : certains d’entre eux envisagent déjà de laisser l’Eurasie tranquille, acceptant, du même coup, qu'une nouvelle superpuissance voie le jour, combinant la haute technologie allemande et les matières premières sibériennes ; d’autres, des faucons, veulent provoquer le plus vite possible un conflit balkanique de grande envergure, à l’échelle de toute la masse continentale eurasienne. La Russie actuelle serait le terrain idéal pour déclencher pareil cataclysme. Mais si les mondialistes optent pour cette stratégie belligène, ils risquent, dans la foulée, de réveiller les nationalismes et les traditionalismes russe, allemand et musulman, de susciter cette gigantesque révolution conservatrice en 3 volets qui, à terme, menacera l’existence des États-Unis en tant que puissance mondiale et les chassera de l’Eurasie.

    ◘ Notre réponse

    L’expérience actuelle des Serbes, des Croates et des Bosniaques est importante pour l’Europe, pour l’Eurasie. Pour comprendre d’avance la logique de notre futur, il faut absolument se rendre dans l’une ou l’autre des républiques de l’ex-Yougoslavie. J’estime que c'est un impératif catégorique pour chaque Européen, soucieux des intérêts de son peuple, de son pays, de sa nation, de sa tradition, d’aller voir et de s'efforcer de comprendre ce qui se passe dans les Balkans. Il faut aller y sentir l’odeur de la mort, percevoir l’horreur de la torture et des violences, se rendre compte de la douleur, de la misère, de l’héroïsme. Il faut participer au drame balkanique parce que c'est notre drame. Sarajevo est en quelque sorte plus proche de Paris, de Bonn, d’Istanbul, de Rome, de Moscou que leurs propres banlieues ! Les Balkans, au fond, sont à l’intérieur de nous-mêmes. Nous n'avons pas le droit d’être indifférents : ni par pacifisme abstrait ni par ignorance. Quel que soit le parti que nous soutenons là-bas, dans ce conflit atroce, nous devons prendre nos responsabilités. Le sang qui coule dans l’ex-Yougoslavie nous oblige à redevenir sérieux. Dorénavant, nos engagements réclament du sang, de la sueur, des larmes. Le fantasme de la “fin de l’histoire”, c’est fini. Symboliquement, Fukuyama et les adeptes de ses thèses sont morts, les yeux crevés par un couteau oustachi ou tchetnik, étranglés par les mains poilues d’un combattant de la djihad bosniaque.

    Mais trêve de lyrisme. Quelle est notre réponse au défi balkanique ? Elle est simple : il faut “chevaucher le tigre”, il faut accepter le jeu, aller jusqu'au fond de l’abîme pour entrevoir, enfin, la perspective d’une révolution conservatrice grande-continentale. La provocation cynique des Américains nous offre la possibilité de “convertir le poison en remède”, de retrouver “l’instant éternel” de notre Tradition, de nos traditions aux modalités différentes, mais unies dans un même refus du matérialisme américain. L'aliénation qui nous éloigne aujourd’hui de notre propre identité est trop grande. Si, pour redevenir nous-mêmes, nous avons besoin de la guerre, de la mort, d’une “balkanisation”, finalement, c'est mieux que la “fin de l’histoire” que nous suggérait Fukuyama, que la cellule dorée et confortable qui nous attendait dans cette prison planétaire qu’aurait été le Nouvel Ordre Mondial, la Pax Americana.

    Donc tel est notre choix : accepter la “balkanisation” de l’Europe, de l’Eurasie, puis nous efforcer de réorienter l’attention des révolutions conservatrices nationales pour qu’elles se retournent, en pleine pan-conflictualité, contre l’ennemi principal. Pour créer la Pax Eurasiana, nous avons besoin de sujets nationaux, libres, traditionnels et réveillés, régis par les principes de leur propre révolution conservatrice. L’Europe libérale-capitaliste, l’Eurasie libérale-capitaliste, ce sera la victoire totale des Américains, ce sera la fin de l’Europe et de l’Eurasie, ce sera le Nouvel Ordre Mondial.

    Les peuples actuels sont sourds. Pour qu'ils ré-entendent, il faut faire tonner les canons. Parfois, la haine guérit mieux que l’amour. Mais la future élite eurasienne doit être au-dessus des sentiments explosifs, passionnels, émotifs, violents et puissants de la masse. Notre tâche, c’est de consolider lentement les assises de la Grande Alliance Continentale, l’alliance des élites anti-modernes qui pourra véritablement transcender les conflits.

    Selon la perspective de la Tradition (dans ses modalités chrétienne, musulmane, hindouiste, etc.), le Nouvel Ordre Mondial n'est pas une simple construction abstraite et utopique, sortie des cerveaux rationalistes modernes. C'est la réalisation d’un événement cyclique extrêmement important. Pour certaines religions, cet événement est même décisif (tel est le cas de l’Église chrétienne). Les peuples de la Terre se définissent aujourd’hui par l'acceptation ou par le refus du modèle eschatologique que proposent les Américains et les mondialistes ou plutôt qu'ils essayent de nous imposer par la force.

    Ce choix actuel est inévitable. Les peuples des Balkans payent aujourd’hui leurs doutes, leurs hésitations, leur refus de ce modèle. Mais pas un seul pays, pas un seul peuple ne peut échapper à ce choix. Tous les espoirs en une “évolution pacifique” sont désormais dérisoires. Les canons de Vukovar ont tonné. Ils nous ont interpellés. Avons-nous entendu leur fracas ?

    ► Alexandre Douguine, Vouloir n° 97/100, 1993.

     http://i36.servimg.com/u/f36/11/16/57/47/orname10.gif

     

    La valeur géopolitique de la Yougoslavie et le “Troisième Empire américain”

    Quel sens doit-on accorder à la déclaration publique et officielle (répétée depuis par Bill Clinton) du Président américain George Bush, justifiant la mobilisation totale des forces américaines sur l’échiquier balkanique : « La Serbie est le péril majeur pour la sécurité et les intérêts économiques et politiques des États-Unis » !

    Quelle fin ultime poursuit-on en voulant diviser encore davantage le territoire de l’actuelle Yougoslavie, partition annoncée lors d’un entretien accordé par le Secrétaire d’État James Baker au New York Times le 18 avril 1992 ? Le Secrétaire d’État de cette époque considérait que la Serbie et le Monténégro devaient être réduits à un territoire plus petit que celui de la Serbie avant les guerres balkaniques (de 1912 et 1913). Pourquoi ? La géopolitique nous donne la réponse, car elle démontre l’énorme valeur du territoire yougoslave dans la stratégie anti-européenne des États-Unis et de leur petit cheval de Troie dans l’UE, la Grande-Bretagne. L’espace géopolitique en question recèle les voies de communication uniques, actuelles et virtuelles, terrestres et fluviales, qui relient directement l’Europe occidentale, centrale et septentrionale au Sud-est européen et, partant, au Moyen-Orient et à la Mer Caspienne. Tout contrôle hégémonique sur ce nœud de communications terrestres et fluviales, y compris les oléoducs qui restent à construire, donne à toute force déterminée à exercer pareille hégémonie, le pouvoir de conditionner ou de séparer toutes les parties du continent qui en sont riveraines et, bien sûr, avant toute chose, l’Europe. Déjà, au siècle passé, la géopolitique allemande avait mis en exergue la valeur stratégique de cette zone du Sud-Est européen. Les Allemands avaient projeté la construction d’un réseau ferroviaire devant relier Hambourg à Bagdad, la Mer du Nord au Golfe Persique, ce qui aurait constitué un axe de co-prospérité pour tous les peuples vivant autour de cet axe. Bien sûr, ce projet visait essentiellement à contester l’hégémonie britannique au Moyen-Orient, reposant sur le monopole anglais sur le pétrole et les voies maritimes. Pour cette raison, la politique coloniale britannique a empêché son éclosion, y compris par des actions militaires.

    Le rapport du Général Beck

    Le commandant en chef de l’armée austro-hongroise, le Général Beck, dans un rapport rédigé en décembre 1895, souligne clairement l’importance géopolitique du Kosovo et de la Metohija, décrivant cette région comme la clef stratégique permettant le contrôle des Balkans. La puissance qui parvient à contrôler cette zone a automatiquement la possibilité de contrôler l’espace balkanique dans son ensemble, avec toutes ses voies de communication. Le Général Beck révélait là une preuve d’ordre historique : l’Empire ottoman n’a pas conquis les Balkans après la chute de Constantinople mais après sa victoire sur le Champ des Merles, c’est-à-dire au Kosovo. À Versailles, les artisans occidentaux qui ont fabriqué la Yougoslavie avaient les mêmes visées géopolitiques. Pour les alliés atlantistes, la Yougoslavie devait servir de barrière anti-allemande et anti-européenne. La résolution sur la Yougoslavie, émise par la loge du Grand Orient de Paris en mars 1917, salue cet État à venir comme « un môle de civilisation contre l’expansion de la culture pangermanique ». L’Allemagne actuelle, guidant de fait la Communauté européenne en se donnant le rôle de médiateur (se révélant toutefois partial et intéressé) entre les diverses républiques yougoslaves au moment de la crise séparatiste, a finalement réussi à détruire ce “môle”, en favorisant, appuyant et légitimant les sécessions slovène et croate.

    Puis, en 1992, les États-Unis sont entrés dans le jeu, avec la ferme intention de construire une alternative offensive (et non plus seulement défensive) au “môle” anti-allemand et anti-européen. Cette alternative au rôle qu’avaient dû jouer les première et seconde Yougoslavies s’appelle la “transversale islamique”, chez les nouveaux géopolitologues serbes actuels, ou le “Troisième empire américain”, dans le langage de leurs homologues de Washington.

    Le “Troisième Empire américain”

    La description la plus synthétique du “Troisième Empire américain” nous a été donnée par deux rédacteurs de l’école stratégique de Washington, Michael Lind et Jacob Haillbrun ; cette synthèse est parue dans les pages de l’International Herald Tribune du 4 janvier 1996, sous un titre qui résume en lui-même tout un programme géopolitique : « Le Troisième Empire américain avec les Balkans comme frontière ». Selon les deux auteurs de cet essai, par “Premier Empire américain”, il faut entendre l’ensemble des Amériques. Il a été suivi chronologiquement par le “Second Empire”, conquis après la victoire de la Seconde Guerre mondiale : il comprend l’Europe occidentale et le Pacifique. Le dernier de ces empires, le Troisième, les États-Unis sont en train de le forger. 

    • « Au lieu de considérer la Bosnie comme une frontière orientale de l’OTAN, il faut considérer les Balkans comme une frontière occidentale de l’expansion de la sphère d’influence américaine en direction du Moyen-Orient. Il faut également se rappeler, que jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Balkans étaient considérés comme une partie du Proche-Orient et non de l’Europe [sic]. Le fait que les États-Unis soient beaucoup plus proches de l’État constitué par les Musulmans bosniaques, que leurs alliés européens, reflète, entre autres choses, le rôle nouveau que doivent se donner les États-Unis : guider une coalition informelle des nations musulmanes du Golfe [du Golfe Persique] aux Balkans. La zone qui jadis était sous la domination de l’Empire ottoman deviendra ainsi le cœur du Troisième Empire américain ».


    Donc le “Troisième Empire” américain ou la “Transversale islamique” est constitué d’une chaîne de pays musulmans ou à forte minorité musulmane, partant de la Turquie, traversant la Bulgarie, la Macédoine et l’Albanie, pour aboutir à la Bosnie-Herzégovine. Pour consolider l’intégrité territoriale de cette chaîne, il manquait l’anneau principal : le Kosovo-Metohija.

    Le “Troisième Empire américain” hérite évidemment des vieilles fonctions statiques du “môle” dressé contre l’expansion allemande et européenne en direction du Moyen-Orient et contre l’avance des Russes en direction de la Méditerranée, mais, en plus, il acquiert de nouvelles fonctions dynamiques. L’intention première des stratèges de Washington est de ramener l’hégémonie turque dans les Balkans. Ils présentent dès lors cette hégémonie comme un “facteur incontournable de stabilité”, mais ils souhaitent finalement ouvrir de force les portes de l’UE à la Turquie, qui deviendrait membre à part entière. Depuis de nombreuses années déjà, Washington insiste pour que l’UE ouvre ses portes à la Turquie, ce qui aurait pour résultat de déstabiliser et finalement de désintégrer le monde européen.

    Les visions du géopolitologue turc Nazmi Arifi

    Pour comprendre les intentions turques et le potentiel explosif de la Turquie, il suffit de lire les textes de géopolitologues turcs, qui expriment sans détours leurs aspirations à reconquérir les Balkans et, dans la foulée, toute l’Europe, avec l’aide des États-Unis et de leur démographie galopante. Pour l’homme doté de bon sens, citons l’exemple du politologue turc influent, Nazmi Arifi, qui, dans les pages de la revue Preporod (organe officiel des Musulmans bosniaques), en date du 15 août 1991, décrivait très clairement, avec une joie carrément sadique, les conséquences d’une entrée de la Turquie dans l’UE :

    • « L’Europe a conscience du potentiel turc. Elle est consciente de la masse démographique turque. L’Europe regarde la Turquie comme un pays dont la population potentielle est de 200 millions d’habitants [note de DK : Arifi compte les Turcophones d’Asie centrale auxquels le gouvernement d’Ankara offre directement la nationalité turque]. Il est donc logique que l’Europe ne s’opposera pas à la Turquie. En l’espace de dix années [note de DK : après l’entrée de la Turquie dans l’UE], la moitié de la population européenne sera musulmane pour les raisons suivantes : les peuples musulmans ont une natalité plus élevée, les migrations économiques en provenance du monde islamique s’installeront en Europe, la chute libre de la natalité des peuples européens de souche, les conversions à l’Islam... Ce sont là des faits que l’Europe, bon gré mal gré, devra accepter ».


    Les opinions pareilles à celle que nous venons de citer sont amplement confirmées par les positions officielles et dans la rhétorique des hommes politiques turcs, depuis feu Türgüt Özal jusqu’à l’actuel Président Demirel. Tous ces hommes politiques ont promis aux Turcs et aux Turcophones que le “XXIe siècle sera turc” et que la Turquie s’étendra “de la Muraille de Chine à l’Adriatique”. Et quelques-uns ajoutent : “Aussi jusqu’à l’Atlantique !”.

    Le “Troisième Empire américain” ou la “Transversale islamique” offrira la plus grande voie terrestre imaginable aux migrations massives en provenance du monde islamique ou du Tiers-Monde vers l’Europe, ce qui modifiera de fond en comble son visage démographique et culturel. Sans le bouclier serbe, l’Europe aurait été depuis longtemps, depuis plusieurs siècles, islamisée. Aujourd’hui, cette Europe remercie la Serbie-bouclier en lui envoyant bombes et missiles. Du point de vue serbe, cette Europe, du moins cette Europe légale, fait montre d’une servilité inacceptable face aux États-Unis, occupants atlantistes, ou cultive un esprit masochiste et suicidaire.

    Le sort futur de la Russie

    De plus, l’occupation du territoire yougoslave vise à transformer celui-ci en une gigantesque base pour l’OTAN, qui servira, si besoin s’en faut, à attaquer la Russie, lors d’une future et probable entreprise guerrière. Il sera facile de mettre en scène un nouveau casus belli, où il faudra répéter une “intervention humanitaire” : il se trouvera bien quelque part une nouvelle Tchétchénie ou une ethnie musulmane rebelle dans la Fédération de Russie pour servir de prétexte. On pourra aussi très facilement justifier une agression contre la Russie en prétextant que le potentiel nucléaire pourrait tomber entre les mains des revanchistes — qualifiés pour les besoins de la propagande de “fascistes” ou, pire, de “nationaux-communistes”. Le scénario a déjà été imaginé, notamment par Zbigniew Brzezinski, dans sa dernière esquisse d’anticipation géopolitique, Le Grand Échiquier, où il évoque la possibilité de diviser la Russie en trois États « pour mieux la moderniser ». Il suffit de consulter quelques bons atlas géographiques pour se rendre compte que cette stratégie colonialiste rencontre les intérêts mondialistes et globalistes qui lorgnent vers les immenses richesses du pays.

    L’occupation de la Yougoslavie, que ce soit sous une forme hard ou soft (avec l’instauration d’un gouvernement fantoche), vise à contrôler, dominer et monopoliser toutes les communications terrestres et fluviales entre l’Europe et le Moyen-Orient, entre l’Europe et la zone caucasienne ou la Mer Caspienne. De fait, la destruction des ponts sur le Danube, suite à des bombardements répétés, a déjà bloqué le trafic fluvial et interrompu l’acheminement des marchandises vers l’Europe en provenance de la région pontique (Mer Noire). L’occupation de la Yougoslavie vise aussi à fermer définitivement l’unique passage libre et virtuel vers la Méditerranée pour l’économie russe. La Russie n’a plus qu’à passer par le Bosphore, qui reste sous la souveraineté de la Turquie, fidèle vassal traditionnel des puissances anglo-saxonnes, par haine de la tradition et de l’Europe.

    Si l’OTAN, avec la complicité servile et masochiste des gouvernements européens, parvient à détruire le bouclier serbe, la possibilité de sceller une grande alliance entre l’Europe occidentale et la Russie sera définitivement enterrée, alors que cette alliance à été le grand rêve de nos maîtres, de Nietzsche à Dostoïevski. Dans une perspective aussi lugubre, l’Europe ne sera plus qu’une province américaine marginale, puis deviendra l’un des désert du Tiers-Monde. Il faut non seulement espérer mais agir et combattre pour faire en sorte que ce “rêve américain” ne devienne pas réalité.

    ► Dragos Kalajic, Au fil de l'épée (recueil n°2), août-septembre 1999.

    [Intervention de Dragos Kalajic, fondateur et directeur de l'Institut géopolitique de Belgrade lors de la VIIe Université d’été de Synergies Européennes, Pérouse, août 1999]

     


    pièce-jointe :

    Pierre Marie Gallois

    LA DISLOCATION DE LA YOUGOSLAVIE

     

    Le monde, l’Europe, la France ont besoin d’une Russie forte, indépendante, ayant les moyens  de défendre ses intérêts. Et aussi de répandre sa culture, de contribuer, par sa diversité, à  l'enrichissement général... Une Russie en mesure d’opposer à l’américanisation de notre société  une autre conception des relations et des rapports humains entre les États.


    serbia10.jpgBonn d’abord, Washington ensuite, se sont empressés d’exploiter à leur profit les mouvements d’indépendance suscités par la destruction du mur de Berlin et la mise en question des frontières tracées en Europe centrale à l'issue des deux guerres mondiales. À noter que ces aspirations à l'indépendance (celle de la Croatie) étaient encouragées depuis longtemps par l'Allemagne non encore réunifiée.

    Dans un premier temps, Washington, Paris, Londres et aussi Bruxelles souhaitaient conserver l'unité de la Yougoslavie. M. Delors se rendit à Belgrade et subordonna l'octroi de crédits à la Yougoslavie au maintien de son unité, sous une forme confédérale au besoin. Ainsi, la « Communauté » internationale encouragea Belgrade à lutter pour mettre un terme aux velléités de sécession des Républiques du nord-ouest. Ce n'était pas ce que voulait l'Allemagne. Elle aida les mouvements séparatistes et, les 16 et 17 décembre 1991, par son premier Diktat de grande puissance, au moment où était signé le Traité de Maastricht qui allait confirmer sa domination sur l'Europe occidentale et centrale, elle força ses partenaires à reconnaitre l'indépendance de la Slovénie et de la Croatie. Et cela sans se soucier de la forte minorité serbe vivant en Croatie qui perdit sa citoyenneté yougoslave pour devenir une communauté diminuée dans une Croatie prompte à revendiquer son passé pro-nazi.

    Ainsi l'Allemagne entra avec fracas sur la scène européenne. Elle récompensa ses ex-allés croates, punit ses ex-ennemis serbes et détruisit la construction édifiée à Versailles — qu'achèvera la dislocation de la Tchécoslovaquie — elle ressuscita l'ébauche de cette Mitteleuropa chère à son histoire et à ses intérêts, prépara son accès à la Méditerranée (c'est un Allemand qui administre Mostar, proche de l'Adriatique) et démontra à ses partenaires européens qu'à la prédominance de son économie et de sa monnaie, il fallait ajouter la direction des affaires européennes, M. Genscher, puis M. Kinkel devenant les ministres des affaires étrangères de la CEE, puis de l'Union européenne. (C'est à Munich, à Bonn, dans une île allemande de la Baltique que M. Kinkel convoqua ses homologues européens pour discuter du sort de la Bosnie tandis que, sur place, ce sont les Français, les Britanniques, d’autres encore, mais pas les Allemands, qui constituent la contribution essentielle aux forces de l'ONU chargées de contenir un conflit dont l'origine se trouve à Bonn.)

    La proclamation de l'indépendance de la Bosnie amena les États-Unis à intervenir dans les Balkans, aux cótés des Musulmans bosniaques en cherchant à imposer à la forte minorité serbe (33 %) la loi du Coran. Et cela après avoir déclaré que la question yougoslave ne concernait que les pays européens. Pourquoi ce revirement ?

    • Entre quelque 200 millions d’orthodoxes et bientôt 1,5 milliard de fidèles de l'Islam détenant, de surcroît, des ressources énergétiques facilement exploitables ; et formant une zone stratégique entre l’Europe, l’Asie du sud-est, l’océan Indien et le Pacifique, Washington a choisi le monde de l’Islam. 
    • Installer un État musulman — penchant naturellement vers l’intégrisme — dans les Balkans, en milieu chrétien (même divisé) rappelle la création de l’État d’Israël en milieu musulman, origine d'un demi-siècle de guerres. L'instabilité permanente dans le sud-est de l’Europe justifiera l'élargissement du rôle de l’Otan et le maintien de la présence américaine en Europe. (Aussi un foyer d’instabilité dans les Balkans, comme au Proche-Orient avec l'État d'Israël, pourrait ne pas déplaire à Washington.) 
    • En Europe de l'Ouest, les États-Unis fondent leur politique sur une étroite alliance avec deux pays amis privilégiés. Au nord, l'Allemagne, au sud la Turquie. Toutes deux comptent (Allemagne) ou compteront (Turquie) d’ici peu plus de 80 millions d’habitants. Toutes deux occupent des positions stratégiques et chacune gagne à jouer un rôle politique conforme aux intérêts américains. Vu de Washington, il revient à l'Allemagne d'imposer à ses partenaires européens le libre-échange en matière économique et, un jour, de contenir les éventuelles ambitions d'une Russie redevenue une grande puissance. En attendant, il est demandé à l'Allemagne de contribuer à la démocratisation accélérée de la Russie — pari impossible — afin de la neutraliser politiquement et stratégiquement. L'Allemagne doit aussi attirer dans son orbite les pays riverains de la Baltique, telles la Suède et la Finlande, et aussi la Norvège qui contrôle la sortie de la mer de Barents.

    Ce faisant, Bonn/Berlin augmentera les échanges entre l'Allemagne et les pays nordiques au détriment de leur commerce avec la Russie. La démarche ultérieure visera probablement les pays baltes, économiquement attirés par une Union européenne conduite par l'Allemagne. Alors, Baltique, mer du Nord, mer de Barents relèveront de l'Union européenne, c'est-à-dire de l'Allemagne. Bonn/Berlin doit également s’efforcer d’étendre les attributions de l'Otan aux pays de l'Europe centrale dont, essentiellement, la Bohème, la Hongrie, la Pologne et aussi la Slovénie et la Croatie, un jour la Bosnie si les États-Unis — et l'Allemagne — réussissent à en faire un État viable.

    Toujours vu de Washington, il revenait à la Turquie — alors tenue pour un État laïque — de se substituer à l'Irak abattu, pour s’opposer à l’Iran et à son prosélytisme religieux. (Les récentes élections municipales et le succès des fondamentalistes risquent de modifier ces perspectives) Par l'accord économique dit de la mer Noire — bien qu’il implique des pays de l’Adriatique tout autant que ceux du sud-est asiatique — la Turquie étendrait son influence jusqu'au Kirghizistan en spéculant sur une commune turcophonie. Ou plutôt, la turcophonie serait l'instrument de la pénétration occidentale (germano-américaine) dans les Républiques hier membres de l'Union soviétique. Tenant les Détroits et formant passerelle entre l’Occident et le sud de l’Asie. la Turquie serait également en mesure d’« assagir » peu à peu le fondamentalisme afin que, comme elle, il s’oriente, un jour, vers l'ouest plutôt que vers l'est et qu'avec un Islam à l'intégrisme « amorti », Washington puisse s’entendre.

    Afin d’associer plus étroitement la Turquie à leur politique, Washington et Bonn soutiennent les Musulmans de Bosnie, ferment les yeux sur la répression des Kurdes par Ankara, regardent complaisamment les Turcs entraîner chez eux des milices albanaises préparant la mainmise sur le Kosovo et même le Sandjak, démantelant la République fédérale de Yougoslavie actuelle (Serbie et Monténégro) et ramenant le trop-plein d’Ottomans d’Anatolie en terre balkanique. Si discutables que soient ces anticipations et si audacieuses qu'elles puissent paraître, elles ne peuvent être écartées.

    Cette politique a pour objectif l'affaiblissement durable, voire définitif, de la Russie, du moins à l'ouest de l'Oural et au sud. Tandis que le pays se débat dans les difficultés créées par une tentative de trop rapide démocratisation et qu'il est devenu tributaire de l'aide extérieure, ses deux adversaires traditionnels, l'Allemand et le Turc, soutenus par les États-Unis, gagnent en stature et procèdent, semble-t-il, à un lent encerclement économique. Si c'était leur objectif et s’il était, un jour, atteint, la politique suivrait l'attrait des économies occidentales et s’évanouirait l'espoir de la reconstitution d’une vaste union eurasiatique à dominante russe, l'Amérique demeurant alors la seule superpuissance.

    Pour certains pays de l'Ouest européen, la réalisation progressive de telles ambitions, assurant aux États-Unis le statut de superpuissance unique, ne laisse pas d’être fort inquiétante.

    La dissolution de la Yougoslavie, la violation de l'Acte d’Helsinki et du Traité de Paris sur l'intangibilité des frontières, la violation ensuite de la Constitution de la Yougoslavie qui subordonnait toute sécession à un référendum général (qui n'eut jamais lieu) prouvent que l’intérêt d'une très grande puissance et la force de ses armes l'emportent sur le droit tel, d'ailleurs, que les grandes puissances l'avaient édicté.

    La remise en question par l’Allemagne des frontières en Europe pourrait signifier l’abandon de l’Oder-Neisse, le rattachement de la Transylvanie et de la Voïvodine à la Hongrie, la création d’une Grande Albanie, le rattachement de la Prusse orientale à l’Allemagne, la séparation des Wallons et des Flamands, la coupure en deux de l'Italie, etc. La régionalisation encensée par le chancelier Kohl conduit, d’ailleurs, à l’amenuisement du rôle de l’État-nation, voire à sa disparition dans le cadre d’institutions fédérales conques sur le modèle de l’Allemagne et dirigées par elle.

    La création d’un État musulman bosniaque, recherchée par Bonn et par Washington, pourrait aboutir à installer un État musulman fondamentaliste en Europe. Adhérant un jour à l’Union européenne, cet État deviendrait l’antichambre de l'Islam en Europe, les accords de libre-circulation facilitant une émigration massive. L’Allemagne ne semble pas redouter pareille éventualité. Il est vrai qu’elle sait interdire l’accès à la citoyenneté allemande (elle a naturalisé moins d’étrangers en 30 ans que la France en une année), ce qui n’est pas le cas de la France, ni des autres pays du continent, du moins de la plupart d’entre eux.

    Enfin, la dislocation de la Yougoslavie, la “satanisation” des Serbes, sont un camouflet pour les puissances victorieuses de l’Allemagne. La suppression des frontières qu’elles avaient tracées, également. L’Allemagne vient d’obtenir par la puissance de son économie ce à quoi elle aspirait et que deux guerres mondiales ne lui avaient pas permis d’atteindre : une Union européenne qui se construit autour d’elle et qu'elle ne peut pas ne pas conduire puisqu'elle en contrôle l'économie.

    Ces transformations politiques modifiant les rapports de force entre États, en Europe et plus généralement dans l'hémisphère nord, n'auraient pas été possibles sans l'effacement — sans doute temporaire — de la puissance russe.

    Le “couple franco-allemand” : Il passe pour être le “noyau dur” de l'Union européenne en gestation. En réalité, celle-ci n’a qu'un noyau dur et c'est l'Allemagne. L’unification de ce pays a détruit l'équilibre approximatif qui existait entre les principaux pays formant, à l'origine, la Communauté européenne. L'éclipse — temporaire — de la Russie a constitué un facteur exogène contribuant à l'abaissement de la France puisqu'elle a conduit à la réunification de l'Allemagne et à une collusion germano-américaine renforcée, qui marginalise la France en Europe et dans le monde. Dans le domaine de la politique et de l'économie, les événements survenus en URSS en 1989/1990 ont eu sur la France des effets comparables — cette fois dans le domaine militaire — au Pacte Molotov / Ribbentrop de 1939. Cette interdépendance France-Russie est un phénomène géopolitique capital pour notre pays.

    De son côté, la Russie peut-elle s’accommoder, dans un futur relativement proche, d’une Europe à direction allemande appuyée sur la puissance américaine ? Vis-à-vis du monde, les États-Unis sont bien décidés à n’accepter l’émergence d’aucune puissance rivale : en Europe, la prédominance financière économique et même politique — sinon encore militaire — de l’Allemagne est maintenant assurée ; au Moyen-Orient et en Méditerranée, les manifestations d’un Islam intolérant seront vraisemblablement de plus en plus violentes et de plus en plus répandues ; en Asie, l'on assiste au développement économique accéléré des pays du rivage du Pacifique et, particulièrement de la Chine. Ces événements modifient les équilibres instables sur lesquels a été fondée la géopolitique du XXe siècle. Et la dislocation de l’Union soviétique est à l'origine de la plupart de ces bouleversements.

    À cause des difficultés internes de la Fédération de Russie, il existe maintenant un vaste vide au centre de l'immense massif terrestre que constitue l'Eurasie où vivent plus de 4 milliards d’individus. D’ordre politique, ce vide convient à certains pôles de puissance, mais se révèle dommageable pour d’autres. Particulièrement pour l’Europe occidentale où un équilibre entre des tensions nationales antagonistes est indispensable.

    Il peut paraître paradoxal qu'après avoir formé l’avant-garde d’une organisation militaire opposée à l’Union Soviétique, les mêmes pays, du moins un certain nombre d’entre eux, souscrivent maintenant au renforcement de leur adversaire d’hier. Mais celui-ci a changé et ce changement a décidé du leur. Ils estiment qu’en ce qui les concerne une Russie forte est indispensable à l’ordre européen et à l’ordre mondial en ce qui a trait aux 5 continents.

    ◘ Pierre-Marie Gallois, ancien général de l'armée de l’air, théoricien de la force de frappe nucléaire française.  Il est surtout connu pour ses essais de stratégie et de géopolitique, parmi lesquels Le soleil d’Allah aveugle l’Occident (1995) – dont est extrait ce texte – et Le sang du pétrole : Bosnia (1996) .


    Pin It